Société

Mexique : le peuple n’oublie pas

Le 1er juillet 2018, Andrés Manuel López Obrador était gratifié du plus grand nombre de voix jamais reçues par un candidat à l’élection présidentielle mexicaine malgré une abstention de presque 37 % des votants. Le candidat de gauche, pourfendeur de la corruption mexicaine a vite été encensé par les médias traditionnels. Loin d’être un gage de qualité, cette gratification bien rapide devrait nous inciter à la plus grande prudence. Au Mexique, les individus ne se font plus d’illusions depuis longtemps et continuent à s’organiser indépendamment des forces gouvernementales. La disparition forcée de 43 étudiants le 26 septembre 2014, que nous commémorions hier, est emblématique de cette résistance et de cette rébellion contre le pouvoir en place et avec les autres mouvements de lutte. Les crimes d’État ne sont pas l’apanage du Mexique et on aurait tout intérêt à regarder ce qu’il se fait de l’autre côté de l’Atlantique pour que des noms comme ceux, récents, d’Aboubakar Fofana ou de Rémi Fraisse résonnent au cœur de nos combats pour l’autonomie.

« À nos compagnons tombés. Nous ne les avons pas enterrés, nous les avons semés, pour que fleurisse la liberté. »

« Vers 21 heures, le 26 septembre 2014, des centaines d’agents de police et un certain nombre d’hommes armés en civil ont commencé à attaquer cinq bus d’étudiants à Iguala, dans l’État de Guerrero, au Mexique. À 15 kilomètres de cette ville, sur l’autoroute, ils ont aussi attaqué un bus qui transportait une équipe de jeunes footballeurs de troisième division, des voitures et des taxis. Les attaques se sont déroulées simultanément dans différents lieux, pendant plus de huit heures.La police municipale, la police de l’état, la police fédérale et des hommes armés en civil ont tous collaboré, cette nuit-là, pour tuer 6 personnes, en blesser plus de 40 (dont une est toujours dans le coma) et ont fait disparaître 43 étudiants de l’école rurale normale Raúl Isidro Burgos d’Ayotzinapa, dans l’État de Guerrero. Les tueurs ont torturé un étudiant, lui ont arraché le visage et ont abandonné son corps sur un petit tas d’ordures à quelques rues des attaques. Plus de deux ans après, 43 familles cherchent toujours leurs fils. » (Rendez-les nous vivants de John Gibler, 2017).

Au royaume de l’injustice, les tueurs sont rois

Parmi les six personnes assassinées, Julio César Mondragón Fontes, Daniel Solís Gallardo et Julio César Ramírez Nava étaient des étudiants d’Ayotzinapa ; Blanca Montiel, âgée de 40 ans, circulait comme passager dans un taxi ; David Josué García, âgé de 15 ans, était l’un des joueurs du club de foot ; et Victor Manuel Lugo, 50 ans, était le chauffeur du bus de l’équipe.

Ironie du sort, au moment de l’attaque les étudiants d’Ayotzinapa essayaient de se procurer les moyens, réquisitionnant des bus au péage d’autoroute de la ville d’Iguala, pour se rendre à Mexico pour célébrer le massacre de manifestants à Tlatelolco en 1968. La réquisition de bus et chauffeurs par les étudiants s’inscrit dans le contexte militant de ces écoles normales rurales formant de futurs professeurs : « Ces véhicules sont au service du peuple ».

« Sur les trois bus qui filaient vers le nord, un Costa Line était en tête, suivi de l’autre Costa Line et de l’Estrella de Oro. On avançait, j’étais dans le troisième bus. Mais au moment de sortir de la gare, les policiers ont commencé à nous tirer dessus à balles réelles. Ils sont arrivés avec cette attitude hostile alors que nous, on n’avait rien, on est juste des étudiants. On est descendu et on a essayé de se défendre avec des pierres pour qu’ils s’écartent et nous laissent passer. La plupart de ceux du troisième bus ne sont presque pas descendus car ils avaient vraiment peur. » (José Armando, 20 ans, dont les- témoignage a été retranscrit dans Rendez-les nous vivants).

« Moi j’étais dans le troisième bus, L’Estrella de Oro, les policiers nous tiraient dessus. Je suis descendu trois fois pour essayer de leur balancer un extincteur. J’ai pu voir les différents uniformes qu’ils portaient parce que dans les dépositions, seule la police municipale est mentionnée. Ni la police fédérale, ni la police d’État n’apparaissent. Au moment de leur lancer à nouveau l’extincteur, j’ai pris une balle dans la main, toute la zone de tendons des doigts de ma main a été touchée. Les flics sont accourus à l’entrée du bus et nous ont ordonné de descendre les mains sur la nuque. Des insultes pleuvaient : “connards d’Ayotzinapos”. Un flic est arrivé et a braqué sur ma tête un R-15. Il a dû hésiter : “Je le tue maintenant ?” On étaient tous allongés. Quand ils me maintenaient à terre, je me suis mis sur le côté, je regardais vers le haut. Deux civils sont arrivés et sont descendus de leur voiture. Peut être des supérieurs. Ils n’avaient pas de cagoule. L’un d’eux portait une arme légère. Il donnait les ordres et les autres exécutaient. Ils m’ont attrapé et m’ont mis dans une ambulance. Ils ont fouillé mes affaires et pris mon portable. Au moment où on me mettait dans l’ambulance, ils ont embarqué mes camardes dans plusieurs pick-up de police. J’ai tout vu. Les gars ne disaient pas un mot. Ils pleuraient. Les autres je n’ai pas réussi à les voir, mais ils étaient tous allongés. Si je n’avais pas pris une balle, j’aurais disparu comme eux. C’est la balle qui m’a sauvé. Tous ceux qui étaient dans le bus ont disparu. Je suis le seul à en avoir réchappé. » (Erick Santiago, 22 ans, dans Rendez-les nous vivants).

Commissionnée par l’équipe argentine d’anthropologie médico-légale et le centre des droits de l’homme Miguel Agustín Pro Juárez, l’agence Forensic Architecture a reconstitué virtuellement les événements de cette nuit-là.

L’école de la liberté

Selon les mots d’un étudiant de l’école normale rurale d’Ayotzinapa, « ici plus qu’ailleurs, on nous apprend à exiger nos droits de citoyens. Dans les autres écoles, on n’apprend pas cela. L’article 6 de la Constitution mexicaine donne le droit à tout citoyen de manifester. L’article 3 mentionne que l’éducation doit être laïque et gratuite. C’est pour cela que nous manifestons. »

Le sort des étudiants d’Ayotzinapa s’inscrit dans un contexte de répression des écoles normales rurales fondées en 1935. Ces écoles « sont héritières des principes de la révolution établis sous le gouvernement de Lázaro Cárdenas, qui a amorcé à cette époque les réformes agraires et éducatives. L’éducation rurale était l’une des priorités du gouvernement, notamment pour que les enseignants implantés dans les communautés aident les paysans à réclamer les ejidos communautaires [terres communes récupérées aux mains de quelques grands propriétaires d’haciendas qui possédaient alors la majorité du territoire mexicain, NDLR]. » (selon l’historienne Tanalis Padilla, pour feu AlterMondes). La répression sanglante débutée dans les années 1960 aura eu raison d’une bonne moitié des écoles normales rurales. Au nombre de 15 aujourd’hui, ces écoles forment toujours des enseignants issus du monde paysan et elles ne cadrent pas, de toute évidence, avec la logique d’efficacité chère à la néo-libéralisation de nos vies. Suivant les principes libertaires d’auto-organisation et d’auto-suffisance, elles visent à fournir une éducation de qualité pour les pauvres et par les pauvres. Les futurs professeurs vivent ensemble, gèrent eux-mêmes leur école, participent aux travaux collectifs des villages alentours.

« ¡Vivos se los llevaron, vivos los queremos! » [Ils ont été enlevés vivants, nous les voulons vivants !]

« La détermination et la résilience qui caractérisent ces écoles, fruits de décennies de politisation et de lutte, a permis aux étudiants de rester sur place après l’attaque d’Iguala, d’appeler la population à la rescousse et aux médias de se rassembler et de les soutenir pour faire dépositions, dénoncer, demander une enquête et surtout connaître le lieu où leurs camarades avaient été emmenés. Ils n’ont jamais renoncé à cette quête initiale. », nous indique le collectif de soutien Paris-Ayotzinapa. Protestations et mobilisations se sont enchaînées dès le 29 septembre où se sont rassemblées 3 000 personnes à Chilpancingo, capitale de l’État du Guerrero. Face à la négation de toute responsabilité du pouvoir fédéral dans la disparition des 43 étudiants qui est au départ attribués à une cause purement locale, la colère grandit : étudiants, professeurs et parents incendient le palais du gouverneur de l’État de Guerrero, puis “prennent” la mairie de Tixtla (village entre Ayotzinapa et Iguala) et de 81 autres municipalités. Ils bloqueront également des stations de télévision et de radio, des autoroutes, des centres commerciaux et des aéroports. Le 20 novembre, le jour de la date anniversaire de la Révolution mexicaine, est marqué par des manifestations massives dans de nombreux États du pays, notamment à Mexico, où le Palais national est attaqué.

Le collectif de soutien Paris-Ayotzinapa nous raconte la manière dont les représentants de l’État se sont embourbés dans les mensonges. « Les autorités de l’État de Guerrero se sont empressées de déployer l’armée et la police en accusant le maire d’Iguala et sa compagne et ordonnant l’arrestation de 22 policiers municipaux pour essayer de clore le dossier. Quant au gouvernement de Peña Nieto, il a tellement sous estimé l’impact de ces attaques dans la société mexicaine et la capacité de réaction d’Ayotzinapa qu’il a laissé s’écouler des jours et des jours avant de réagir. Quand ils ont enfin pris “l’affaire en main”, ils affrontaient déjà une crise d’ampleur internationale. Le gouvernement a alors essayé de masquer la vérité et de protéger les institutions fédérales (armée et police fédérale) en fabriquant une toute autre histoire. Le 7 novembre, le Parquet général a présenté le second rapport d’enquête selon lequel les 43 étudiants ont été tués et incinérés dans la décharge municipale de Cocula par le groupe de narco-trafiquants des Guerreros Unidos. Le Procureur général de la république exposera en conférence de presse cette version qualifiée de “vérité historique”. La thèse présentée est aussitôt rejetée par les parents des disparus qui demandent une enquête internationale. » L’équipe argentine d’anthropologie médico-légale – fondée suivant les initiatives des grands-mères de la place de Mai en 1986 – confirmera la présence d’une fosse commune mais infirmera les autres allégations du pouvoir en place.

Résistance et rébellion : s’organiser contre et sans eux

La criminalité de l’État et sa totale impunité incitent des individus qui ne l’auraient pas nécessairement fait autrement à s’organiser. Dans l’esprit des zones zapatistes du Chiapas où « le peuple dirige et le gouvernement obéit », un groupe de parents de disparus s’est formé dans l’État de Veracruz, toujours au Mexique. Formés par l’équipe mexicaine d’anthropologie médico-légale, les proches se sont appropriés les méthodes d’analyse utilisées par les anthropologues pour identifier les personnes disparues à partir de leurs restes squelettiques. Ils orientent et contrôlent ainsi le travail des autorités.

Parce que la lutte pour la reconnaissance est globale, tous ces mouvements se reconnaissent, communiquent et se soutiennent. Les 43 disparus sont ainsi régulièrement évoqués par d’autres luttes. Des proches de disparus ont participé à des rassemblements organisés par les zapatistes et ces derniers ne cessent de raviver la mémoire pour que les 43 soient rendus à leurs familles. À Atenco, où un “aéropôle” gigantesque est en projet, les habitants qui se battent là-bas aussi contre la bétonisation de leurs lieux de vie n’oublient pas eux non plus les 43. Ce qui fait leur force est leur cohésion et leur capacité à ne pas se laisser diriger. Si la “convergence des luttes” a parfois l’aspect suranné de la théorie qu’on ne voit jamais appliquée, elle est pourtant ce qui permet à un mouvement de maintenir son énergie et de rester “ingouvernable”. Loin de s’enfermer dans un mouvement qui n’aurait en vue qu’un seul objectif, les familles des disparus d’Aytozinapa, les zapatistes du Chiapas, les habitants d’Atenco et bien d’autres savent que c’est contre “leur monde” que le combat est engagé. Les références sont d’ailleurs partagées : la figure d’Emiliano Zapata, chef de file du mouvement paysan insurgé pendant la révolution du début du XXe siècle, est omniprésente et ses mots d’ordre “Terre et liberté” ne cessent d’être scandés.

En France, il ne tient qu’à nous de nous insurger à la suite des proches d’Aboubakar Fofana, Lamine Dieng, Rémi Fraisse, Ali Ziri, Amine Bentounsi, de soutenir les mouvements collectifs de réappropriation commune des terres à Notre-Dame-des-Landes, Bure, Roybon et ailleurs, de participer aux nombreuses rencontres organisées pour se rencontrer. Pour construire ensemble la démocratie, l’égalité et la justice, contre et sans le pouvoir qui assassine l’humanité.

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2 réponses »

  1. Désolé mais je trouve ça fort de café de mettre sur le même plan un massacre politique organisé avec des cas qui sont au mieux des accidents au pire des meurtres isolés.

    J’ai appris des choses dans l’article mais la conclusion me gêne.

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