La Revue du Comptoir n°2

D’un islam identitaire à un islam populaire et social

À l’image de l’intelligentsia de gauche, passée dans les années 1970 de la critique du capital à la lutte contre toutes les discriminations, de nombreux leaders d’opinion de la communauté musulmane française sont davantage préoccupés par les questions identitaires que sociales. Sous leur influence, et en réaction à l’obsession médiatico-politique, de nombreux musulmans se construisent dans l’altérité et vivent une véritable crise identitaire puisqu’il leur est demandé d’un côté de cultiver leur différence avec excès, et de l’autre de s’insérer dans la société en renonçant à ce qui les distingue. Ce défi schizophrénique amène une grande partie d’entre eux à occulter la question de l’injustice sociale engendrée par l’accumulation illimitée de capital, problème dont le Coran fait pourtant un thème central. Heureusement, des acteurs communautaires commencent à esquisser les contours d’une critique du système de production. De là à envisager une théologie musulmane de la libération, il n’y a qu’un pas.

La première moitié du XXe siècle a vu émerger deux grands courants islamiques dans des contextes très différents. En période post-coloniale et alors que la présence musulmane en Europe, suite à l’émigration de travail, pose des questions, des problèmes et des défis, le salafisme littéraliste saoudien et les Frères musulmans s’approprient progressivement, à l’échelle mondiale, les clés du discours islamique et incarnent l’islam officiel.

Pétrodollars et militantisme politique

À la moitié du XXe siècle, les savants salafis saoudiens, soutenus par la monarchie à coup de pétrodollars, se proclament clergé et promeuvent une lecture littéraliste du Coran. Ils insistent sur les textes normatifs et mettent en avant tout ce qui identifie et différencie le musulman pur du musulman égaré et du non-musulman. Leur rejet du politique (ils abondent en terre d’islam, pour une obéissance aveugle aux chefs d’État, et en Europe pour un refus de prendre position au motif qu’il serait interdit de voter pour des lois non-divines) et leur simplisme intellectuel les excluent du champ des idées. Cependant, et encore plus depuis l’avènement du numérique, leur art de la rupture exerce une influence conséquente sur les musulmans du monde entier.

« Les serviteurs du Tout Rayonnant d’amour sont ceux qui marchent humblement sur terre, qui, lorsque les ignorants s’adressent à eux, disent Paix. » Le Coran, sourate 25, verset 63

De leur côté, les Frères musulmans, à défaut d’avoir les mêmes ressources économiques que les Saoudiens, s’appuient sur un activisme à toute épreuve. Dès 1928 et leur création par Hassan al-Banna, les Frères vont développer une conception réformatrice de l’islam dans le prolongement des penseurs de la nahda du début du XXe siècle – mouvement de renaissance identitaire et religieux dans le monde musulman. À mille lieux du littéralisme salafi et déterminés à concilier foi et raison ainsi qu’islam et modernité, les Frères promeuvent une lecture des textes à la lumière du contexte.

Hassan al-Banna (1906-1949)

Si salafis et Frères musulmans paraissent éloignés dans la méthode, ils ont en commun un projet similaire : que le référent islamique soit exclusif et s’impose partout. Cette prétention les amènera à se confronter avec le pouvoir politique et à s’unir dans l’adversité. De nombreux Frères doivent fuir la répression et trouvent en Europe un nouveau terrain de prédication. Cadre des Frères musulmans exilé en Suisse, Saïd Ramadan est soutenu financièrement par le roi d’Arabie saoudite Fayçal, soucieux d’endiguer l’influence de Nasser sur le monde arabe. Ce dernier prône un genre de socialisme et concurrence ainsi, en quelque sorte, l’utopie islamiste. En 1961, il ouvre le Centre islamique de Genève et son action rayonne sur l’Europe entière. En 1983, l’UOIF (Union des organisations islamiques en France) voit le jour. En 1990, dans la même dynamique, les Frères musulmans participent à la fondation de l’UOIE (Union des organisations islamiques en Europe) dont l’objectif est double : défendre les intérêts des musulmans en Europe mais aussi participer à l’enracinement de l’islam dans cette région.

Au cours des années 1980, conjointement à la confiscation de la parole des enfants d’immigrés du Maghreb par une gauche paternaliste – et la myriade d’associations qui « gèrent » la jeunesse des quartiers –, l’action des Frères dans la construction de mosquées et la diffusion d’idées influence de plus en plus de jeunes musulmans en mal d’intégration. Farid Abdelkrim, ancien cadre de l’UOIF, raconte dans Pourquoi j’ai cessé d’être islamiste comment il s’est engagé dans le militantisme des Frères et définit leur discours comme un grand bricolage idéologique autour de l’idée que l’Occident est un monde en guerre contre l’islam. En 1997, cette OPA des Frères sur le discours islamique s’accentue avec la création du Conseil européen pour la fatwa et la recherche, dirigé par Youssef al-Qardaoui, éminent savant de la confrérie.

« Le Coran est notre constitution, l’islam est la solution »

Ainsi, ces deux courants proposent un islam totalisant qui va plus loin qu’une éducation amenant le croyant à agir dans tous les domaines de la vie à l’aune de son appartenance à l’islam. Après tout, il est logique qu’un croyant s’interroge, à partir de ses références, sur chaque sujet qu’il rencontre et qu’il fasse des choix cohérents avec ses principes. Néanmoins, le problème se pose lorsque le croyant rejette tout concept qui ne porte pas le sceau de l’islam. L’ouverture laisse place à l’isolement. Une lecture dogmatique prend le pas sur une réflexion spirituelle. L’argument scripturaire, nécessaire lorsqu’il s’agit de sujets cultuels, devient systématique pour toute question d’ordre sociale.

« [Voici] un Livre béni que Nous avons fait descendre vers toi, afin qu’ils méditent sur ses versets (signes) et que les doués d’intelligence réfléchissent. » – Le Coran, sourate 38, verset 29

Cette approche essentiellement normative, militante et identitaire se développe depuis les années 1950. Le slogan des Frères musulmans « Le Coran est notre constitution, l’islam est la solution » remplace le travail de conceptualisation de la présence musulmane en Europe. Dès lors, beaucoup de jeunes musulmans vont se structurer à travers les prismes du eux-nous et du haramhalal (illicite-permis). Se développe l’idée, encouragée par de nombreux prêcheurs qui proposent, souvent inconsciemment, une grille de lecture insistant sur les caractères visibles de l’islam (barbe, port du qamis, etc.), que pour être plus musulman, il faut se différencier du non-musulman, se construire dans l’altérité.

Youssef al-Qardaoui (1926-2022 )

Spirale identitaire

Les années 2000 marquent un tournant. Les actes terroristes en Europe jettent la suspicion sur les « islamistes », aussi modérés qu’ils puissent être. L’UOIF opte pour la conciliation et modère son discours. Ses membres collaborent à l’initiative de Nicolas Sarkozy pour organiser le culte à travers le Conseil français du culte musulman en 2003 et reçoivent celui qui est alors ministre de l’Intérieur la même année, lors de leur congrès annuel.

Du côté des politiques, parler de l’islam permet de focaliser l’attention des citoyens sur les musulmans et d’évacuer des problèmes économiques et sociaux croissants. La loi du 15 mars 2004 sur l’interdiction des signes ostensibles de religion, visant exclusivement les musulmans, puis en 2007, la création du ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Développement solidaire, vont amener nombre de nouveaux jeunes leaders d’opinion de la communauté musulmane à se concentrer sur le discours citoyen et les revendications communautaires, le premier servant le second. Contrairement à la vieille garde, ces nouveaux acteurs travaillent à l’émergence d’une élite musulmane insérée, participante et attachée à ses principes. Néanmoins, de « principe », ils prônent la réussite économique pour peser politiquement. Il semblerait que la culture de la victimisation et de la revanche, propre à notre époque, aient imprégné certains militants communautaires. D’ailleurs, leurs choix politiques sont principalement conditionnés par l’attitude des candidats vis-à-vis de l’islam. Dans ce contexte, la lutte contre l’islamophobie devient l’axe de revendication principal de ces acteurs musulmans. Ce type de posture alimente et consolide les réflexes identitaires de concitoyens fragilisés par le traitement médiatique et politique de l’islam. Ces réflexes identitaires vont à leur tour être ressentis comme de l’islamisme. La spirale identitaire paralyse toute prise de recul et d’analyse globale.

Retour à l’esprit des textes

Édition Al Madina, 2006, 319 p.

Le Coran évoque ce schéma, notamment à travers le sentiment exacerbé d’appartenance tribale caractérisant les Mecquois du VIIe siècle. Ces derniers cultivaient un attachement à une filiation fantasmée et accordaient la valeur de toute autre pensée uniquement sur des critères généalogiques. Face à l’acharnement de ces partisans de l’ascendance, le Coran invitait les croyants à pardonner plutôt qu’à polémiquer : « Les serviteurs du Tout Rayonnant d’amour sont ceux qui marchent humblement sur terre, qui, lorsque les ignorants s’adressent à eux, disent Paix. » (sourate 25, verset 63). Ou encore : « La bonne action et la mauvaise ne sont pas pareilles. Repousse (le mal) par ce qui est meilleur ; et voila que celui avec qui tu avais une animosité devient tel un ami chaleureux. Mais (ce privilège) n’est donné qu’à ceux qui endurent et il n’est donné qu’au possesseur d’une grâce infinie. » (sourate 41, versets 34-35).

« Le Coran doit être envisagé comme un recueil de sagesses et de principes à partir desquels l’homme doit user de son intelligence, réfléchir et construire des modèles permettant d’atteindre des objectifs de paix, de liberté, de justice, d’égalité. »

Si la lecture normative et identitaire domine nombre d’esprits musulmans, une lecture sociale, à l’image de celle des théologiens de la libération en Amérique du Sud, est possible. Au-delà d’être possible, elle est, à notre sens, l’essence même de la révélation.

En effet, le Coran propose un dépassement des conflits identitaires et invite la communauté des croyants à s’engager dans un projet à plus grande échelle que la leur. Bien qu’il soit souvent apprécié comme un livre de lois s’imposant aux musulmans, le Coran doit plutôt être envisagé comme un recueil de sagesses et de principes à partir desquels l’homme doit user de son intelligence, réfléchir et construire des modèles permettant d’atteindre des objectifs de paix, de liberté, de justice, d’égalité. Les musulmans de l’époque de la révélation l’avaient compris. Les premiers versets évoquent l’unicité de Dieu et incitent immédiatement le croyant à affranchir des esclaves, à nourrir des pauvres et à prendre en charge l’orphelin – trois maux qui gangrenaient la société mecquoise d’alors.

Une révolution sociale pour plus de justice commence par une méditation et une réflexion profonde à partir des textes. Or, comme le rappelle le théologien Mohammed al-Ghazali (1917-1996) dans son ouvrage Comprendre le Coran aujourd’hui, les musulmans ont pris l’habitude de consommer le Coran. Ils enchaînent la récitation des versets sans chercher à en tirer des leçons. Pourtant, l’objectif du Coran est d’amener le lecteur à la réflexion : « [Voici] un Livre béni que Nous avons fait descendre vers toi, afin qu’ils méditent sur ses versets (signes) et que les doués d’intelligence réfléchissent » (sourate 38, verset 29). La lecture identitaire entraîne une approche quantitative de la spiritualité. Si les textes promettant des récompenses pour chaque lettre lue dans le Coran ou pour chaque invocation faite avaient pour but d’inciter le croyant à s’y plonger et à méditer, aujourd’hui, bon nombre de lecteurs ne retiennent que les hassanets (bons points) engrangés et délaissent la participation à la construction d’une société juste et décente.

Une ère de changement

Mirza Sultan Galiev Mirsäyet Soltanğäliev (1892–1940)

Si les postures militantes et identitaires bénéficient d’une médiatisation importante, elles ne représentent pas, à elles seules , les réalités des Français de confession musulmane. D’autres discours se font entendre, de Tareq Oubrou, recteur de la mosquée de Bordeaux et voix dissidente au sein de l’UOIF, à Mohamed Bajrafil, linguiste et imam d’Évry, en passant par Omero Marongiu, sociologue végétarien. À l’échelle européenne, les travaux du professeur Mustapha Chérif, docteur en sciences politiques et enseignant à l’université ouverte de Catalogne, commencent à être lus dans l’Hexagone.

« Et ne gaspille pas indûment, car les gaspilleurs sont les frères des diables. » – Le Coran, sourate 17, verset 26

Les thèmes sociaux et écologiques, fondamentaux dans le Coran, occupent plus de place dans les prêches et conférences au sein des mosquées. En juin 2014, Tareq Oubrou participait au projet « Jeûne pour le climat », qui encourage à jeûner chaque premier du mois en solidarité avec les victimes du changement climatique et dans le but d’interpeller les politiques. Lorsque l’on rencontre des acteurs associatifs à travers la France, de Brive à Mulhouse, loin de la mise en scène sur les réseaux sociaux, on se rend compte que la critique du capitalisme et de ses nuisances est quotidienne. Sur la base de textes coraniques comme « Et mangez et buvez ; et ne commettez pas d’excès, car Il (Dieu) n’aime pas ceux qui commettent des excès » (sourate 7, verset 31) ou encore « Et ne gaspille pas indûment, car les gaspilleurs sont les frères des diables » (sourate 17, verset 26), les imams rappellent la gravité du gaspillage et de la consommation excessive d’eau, d’aliments ou de vêtements. Certains vont même jusqu’à enseigner à faire les ablutions avec un verre d’eau, là où beaucoup utilisent plus d’un litre d’eau. On observe également la multiplication d’associations musulmanes d’aide aux démunis qui effectuent des maraudes pendant l’hiver.

Ces initiatives répondent aux inquiétudes du docteur marocain Mhamed Lachkar qui les formulaient ainsi : « Aujourd’hui le vrai problème posé à cette pensée figée est comment faire pour que l’islam ne soit plus comme une sorte de refuge émotionnel contre les agressions de la société marchande, du pouvoir arbitraire et des puissances occidentales arrogantes ? Il est donc nécessaire de dépasser les discours moralisateurs pour aller se poser les vraies questions sur les causes réelles de la misère, de l’exploitation, les nouvelles formes d’esclavage… »

De plus en plus de musulmans engagés dans le champ social commencent à penser l’islam comme une source d’actions contre l’injustice et développent une critique du système de production. Peu s’en faut pour que l’on voit apparaître des ouvrages sur la question afin de passer à l’étape suivante et tourner la page des lectures identitaires. Mais il reste du chemin. En attendant, les musulmans peuvent toujours s’inspirer de l’œuvre de René Guénon, du communisme musulman de Mirsäyet Soltanğäliev ou des idées du Sud-Africain Farid Esack.

Nos Desserts :

1 réponse »

  1. Je cite :  » La loi du 15 mars 2004 sur l’interdiction des signes ostensibles de religion, visant exclusivement les musulmans »

    Non. Les kippas juives et les turbans sikh sont tout autant interdits par cette loi, cette phrase me paraît totalement hors de propos, si ce n’est pour encourager cette sempiternelle victimisation…

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