Culture

Benoît Berthelier : « Nietzsche peut éclairer de manière salutaire la question écologique »

Pour beaucoup de médias ou de responsables politiques, l’écologie politique se résume à choisir entre la bougie ou la voiture à hydrogène, à vivre comme un Amish ou à trouver son salut dans les start-ups et la tech. Benoît Berthelier, dans « Le Sens de la terre« , propose une relecture de Nietzsche qui permet de sortir de ce piège. L’auteur invite à penser une écologie qui soit tout à la fois authentique et heureuse, une écologie qui ne soit pas un amoindrissement, mais une augmentation de la vie.

Contexte

Le Comptoir : Vous nous proposez ici une relecture originale de l’œuvre de Nietzsche. Qu’est-ce qui a pu pousser un jeune philosophe à se lancer dans une telle entreprise ?

Éditions du Seuil, 2023, 304 p.

Benoît Berthelier : Pendant mes études de master, je voulais travailler sur Nietzsche. J’essayais de mieux comprendre ses principaux concepts, souvent galvaudés. Je me penchais sur les auteurs qu’il affectionnait ou qui le rebutaient, etc. En même temps, la crise climatique et écologique me préoccupait de plus en plus, et j’éprouvais l’inconfort d’un décalage entre cette urgence et mon travail d’étudiant en histoire de la philosophie. Je me suis demandé si Nietzsche pouvait encore avoir quelque chose à nous apprendre à l’heure de l’Anthropocène ou si sa philosophie de la « volonté de puissance », de l’ivresse et de la surabondance était en quelque sorte aujourd’hui périmée. Dans ce dernier cas, il aurait mieux valu m’intéresser à un autre auteur !

J’ai donc cherché s’il y avait dans les textes nietzschéens des éléments qui pouvaient faire écho à notre situation contemporaine. C’était une sorte de fil rouge pour relire Nietzsche, en m’arrêtant en particulier sur des images et des concepts auxquels on avait moins prêté attention qu’à d’autres, par exemple la notion de « terre » (Erde).

Réciproquement, il m’a semblé que Nietzsche pouvait éclairer de manière salutaire la question écologique, trop souvent appréhendée à travers des affects « négatifs » (peur, culpabilité, déni, cynisme, malaise, par exemple). Or c’est précisément de ce type d’affectivité que la philosophie de Nietzsche entend nous libérer.

Relire Nietzsche au prisme de l’environnement a de quoi déstabiliser. N’y a-t-il pas un risque de pensée anachronique ? Le danger de la « mauvaise philologie », que vous évoquez vous-même ?

Bien sûr, il y a un risque d’anachronisme ! Et je suis le premier à admettre que Nietzsche n’était pas « écologiste » avant l’heure ni même un « précurseur » de l’écologie. Néanmoins, cela n’empêche pas qu’il puisse exister des usages de Nietzsche qui sont pertinents pour penser l’écologie – de même qu’il y a des usages de Marx ou de Spinoza qui le sont tout autant ! Je crois que cette démarche est appropriée, dans la mesure où elle ne se résume pas à plaquer des idées de Nietzsche sur l’époque contemporaine, mais contribue à mieux éclairer en retour les idées de Nietzsche lui-même. Il me semble en effet qu’on comprend davantage Nietzsche lorsqu’on fait toute sa place à la notion de « terre » qui traverse son œuvre, ou lorsque l’on s’attarde sur ce qu’il appelle les « choses proches » à partir de 1879, ces choses ordinaires comme l’alimentation, le climat, les loisirs, etc. Le pari d’une relecture de Nietzsche au prisme de l’écologie est tenable seulement si le commentaire nietzschéen en profite aussi, ou du moins n’en pâtit pas. C’est en tout cas la règle de méthode à laquelle j’ai essayé de me tenir : ne renoncer ni à la rigueur qu’exige Nietzsche de ses lecteurs, ni à l’ambition qu’il a d’être un philosophe de l’avenir et pour l’avenir.

Au-delà du jeu intellectuel, est-il vraiment utile de bricoler une réflexion environnementale avec Nietzsche ? N’est-ce pas une perte de temps qui pourrait être consacré à la lecture d’auteurs plus directement en prise avec les enjeux actuels ?

Éditions Flammarion, 528 p.

Comme je l’ai dit, il ne faut d’abord pas perdre de vue le bénéfice qu’il y a à relire Nietzsche à travers un prisme écologique pour la compréhension de Nietzsche lui-même. Ensuite, je crois qu’il y a certains diagnostics de Nietzsche qui sont encore parfaitement valides aujourd’hui, en particulier sur la question du nihilisme. Ce mot renvoie chez Nietzsche, pour le dire vite, au sentiment d’un effondrement du sens de l’existence, à l’impression que nos valeurs ne valent plus rien, que tous les buts que nous pourrions poursuivre ici-bas sont dérisoires ou n’en valent pas la peine. Cette grande « fatigue » nihiliste se traduit tantôt par l’hébétude ou par la complaisance mesquine, tantôt par le ressentiment, la rancœur ou la volonté d’en finir avec l’existence. C’est tout ce spectre affectif que Nietzsche nous invite à décrypter et qui est à mon avis plus que jamais présent dans l’Anthropocène.

« Il peut exister des usages de Nietzsche qui sont pertinents pour penser l’écologie – de même qu’il y a des usages de Marx ou de Spinoza qui le sont tout autant. »

Je fais ainsi l’hypothèse d’un « nihilisme environnemental » typique de notre époque et pouvant prendre plusieurs formes. Il y a le nihilisme de ceux qui réduisent la terre à un simple réservoir de ressources et de services, le nihilisme de ceux qui détournent les yeux de la catastrophe, qui ne veulent rien savoir ou font comme si de rien n’était, le nihilisme de ceux qui sont découragés et épuisés par l’ampleur de la tâche, le nihilisme de ceux qui sont plein de rancœur contre l’inertie de nos sociétés, contre le « fléau humain » qui détruit la planète, ou contre les injustices criantes auxquelles la crise nous expose. À chaque fois, on peut parler de nihilisme parce qu’on fait l’expérience d’une fragilité de nos valeurs, d’un douloureux « à quoi bon ? ». Je ne crois pas du tout que les gens soient « indifférents » à la crise écologique. Mais que nous vivons dans une culture profondément nihiliste, ça oui ! C’est bien pour cela que nous avons besoin de continuer à réfléchir avec Nietzsche, l’un des plus fins diagnosticiens et, selon ses dires, l’un des plus grands médecins du nihilisme. Mais pour en revenir à votre question, cheminer en compagnie de Nietzsche n’exclut absolument pas de se confronter à des penseurs écologistes contemporains, au contraire.

Contenu

Pour vous, il y a une forme de pensée environnementale chez Nietzsche, principalement sous le signe de l’« Erde ». Quels en sont les contours ?

Éditions Le Livre de Poche, 1972, 416 p.

Je n’irai pas jusqu’à dire qu’il y a une « pensée environnementale » de Nietzsche ou chez Nietzsche. Mais je ne doute pas qu’il y a un intérêt à penser l’écologie avec Nietzsche. En m’engageant dans cette voie, je me suis en effet concentré sur la notion de « terre » (« Erde »), plus fréquente sous la plume de Nietzsche qu’on ne le croit. Cela est très frappant dans le cas d’Ainsi parlait Zarathoustra, où le mot « terre » apparaît plus d’une cinquantaine de fois, ce qui est très remarquable. Dans ce livre, Zarathoustra nous annonce ce qu’il appelle le « surhumain » : il nous dit que « le surhumain est le sens de la terre ». C’est une formule très mystérieuse. Le cœur de mon interprétation consiste à comprendre cette formule comme une double condition. D’abord, cela veut dire que le surhumain, c’est-à-dire l’exigence de prendre en charge pour soi-même l’avenir de l’humanité, requiert une attention renouvelée à nos conditions terrestres d’existence. Il s’agit, comme dit Zarathoustra, de « préparer la terre » à accueillir toujours plus de formes de vie.

« Je fais l’hypothèse d’un « nihilisme environnemental » typique de notre époque et pouvant prendre plusieurs formes. »

Mais cela veut dire aussi, réciproquement, que tout souci pour la terre, tout souci « écologique » en ce sens large, est voué à dépérir et à prolonger le nihilisme s’il n’est pas en même temps une dynamique d’expansion vitale, d’épanouissement de ce que Nietzsche appelle notre « volonté de puissance ». Si Nietzsche nous apprend quelque chose, c’est donc que l’écologie a besoin à la fois d’une philosophie de l’amour de la terre, qui nous apprend à accepter la terre comme notre seule demeure (sans au-delà), et d’une philosophie de la puissance, c’est-à-dire une philosophie qui redonne des buts à l’existence individuelle et collective, qui stimule la volonté de vivre et qui ne se satisfasse pas seulement de l’évitement du pire ou d’une garantie de survie. Dit ainsi, cela reste assez programmatique, mais il me semble que cela met le doigt sur un point crucial pour notre époque.

Quelle est la place de cette vision écologique dans l’architecture générale de la philosophie nietzschéenne ? Est-ce un élément central ou plutôt secondaire ?

Je distinguerai deux choses. D’abord, il y a les points de rapprochement que l’on peut faire entre des idées de Nietzsche et certains débats actuels en philosophie de l’écologie : par exemple les rapprochements entre perspectivisme nietzschéen et philosophie de la biodiversité. On a alors plutôt affaire à des incursions « nietzschéennes » dans des questions qui ne sont pas directement celles de Nietzsche.

Éditions Flammarion, 592 p.

Ensuite, il y a l’importance de la philosophie nietzschéenne de la terre comme telle, et c’est cela qui constitue l’armature de mon essai. La « terre » est-elle une pièce centrale de la pensée de Nietzsche ? Je dirais que l’articulation entre le « sens de la terre » et le « surhumain » est certainement essentielle à l’économie d’Ainsi parlait Zarathoustra, comme en témoigne la récurrence de ces notions dans toute cette œuvre. Par ailleurs, la notion de « sens de la terre » ne surgit pas de nulle part : elle marque une inflexion dans l’usage que Nietzsche fait de la notion de « terre », déjà présente dans ses œuvres antérieures (dans La Naissance de la tragédie et, surtout, dans les deux volumes d’Humain, trop humain). On retrouve ensuite la notion de « terre » dans les textes postérieurs à Zarathoustra, où elle revêt une connotation nettement plus politique. Même s’il n’est pas aussi intriguant que les concepts que l’on a souvent retenu chez Nietzsche (l’éternel retour, la volonté de puissance, etc.), la notion de « terre » est loin d’être périphérique. Il me semble en particulier que cette notion est tout à fait centrale dans la période « médiane » qui va du Gai savoir à Ainsi parlait Zarathoustra, donc de 1881 à 1885-1886 environ.

« Le surhumain, c’est-à-dire l’exigence de prendre en charge pour soi-même l’avenir de l’humanité, requiert une attention renouvelée à nos conditions terrestres d’existence. »

Les thèmes que Nietzsche introduit à cette période sont tous liés, de près ou de loin, à la notion de terre : la mort de Dieu est pensée comme une perte de la terre et de tout sol ; le nihilisme peut être décrit comme une négation ou une néantisation de la terre et de la vie terrestre ; le surhumain est « le sens de la terre » ; quant à l’éternel retour, il est la voie même d’un apprentissage de l’amour de la terre et de son affirmation.

Vous voyez dans le concept de « puissance » une possibilité d’affronter les défis évoqués. Pourriez-vous d’abord nous expliquer ce qu’il faut comprendre par « puissance » ? Car intuitivement, pour le grand public, le terme ne paraît pouvoir désigner que les forces destructrices à l’œuvre, auxquelles il conviendrait de s’opposer.

Brouillon de La volonté de puissance, tronqué et falsifié par sa sœur Elisabeth Nietzsche : https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Volont%C3%A9_de_puissance

Tout dépend ce qu’on entend par « puissance ». Dans mon travail, ce terme renvoie essentiellement à la « volonté de puissance ». Ce concept est introduit par Nietzsche pour qualifier la dynamique d’expansion de la vie, qui vise toujours non pas seulement sa conservation mais son accroissement. Pour Nietzsche, tout ce qui vit est animé par une volonté de se rendre maître de ce qui l’entoure : la vie est donc, à de multiples échelles, un formidable tissu de relations hiérarchiques, de processus de commandement et d’obéissance, de maîtrise et de résistance. La puissance est consubstantielle à la vie même : elle ne peut pas ne pas s’exercer. Toutes les exhortations à la limitation de la puissance, à la retenue, au lâcher-prise, etc. ont donc quelque chose de suspect pour Nietzsche : ce sont là des discours moraux qui défendent une certaine conception de la puissance contre une autre. Nietzsche ne loue pas la puissance pour la puissance : il nous demande de regarder de plus près comment la puissance s’exprime, quel type de volonté de puissance se trouve derrière tels discours, telles actions, telles manifestations. La conception nietzschéenne de la puissance est fondamentalement qualitative. L’accroissement de la puissance n’est pas synonyme de la conquête de plus de pouvoir. Nietzsche méprise d’ailleurs très souvent les formes usuelles d’expression de la puissance humaine, par exemple les velléités impériales de la Prusse bismarckienne, le culte de l’argent, la célébration de l’efficience machinique.

Il faut bien comprendre que pour Nietzsche, les conflits entre volontés de puissance mettent toujours en jeu la définition même de la puissance : dans la lutte des volontés de puissance, avec ses gagnants et ses perdants provisoires, s’impose une certaine conception de ce que veut dire être puissant : avoir de la force physique, ou au contraire être capable de renoncer à exercer sa force physique, être créateur, être aimé de Dieu, etc. Les conflits qui travaillent la volonté de puissance sont donc toujours aussi des conflits d’« interprétation », des conflits pour imposer tel ou tel sens à la vie.

En quoi la « puissance » nietzschéenne peut-elle permettre de sortir des impasses écologiques ?

Nietzsche nous invite à décoder les différents types d’expression de la puissance. Par exemple en rendant visible ce qu’a de mortifère le rêve de toute-puissance éco-moderniste (dans lequel on juge préférable de modifier le climat par géo-ingénierie que de toucher au business as usual de la société capitaliste), tout ce qu’a de démobilisant et de dévitalisant la rhétorique de l’effondrisme, tout ce qu’a de culpabilisant le rêve d’une « terre sans hommes », etc. La philosophie de l’écologie doit être une philosophie de la puissance en ce sens. L’écologie ne peut pas espérer mobiliser les énergies individuelles et collectives si elle se limite à produire des scénarios catastrophes et des manuels de survie. Ce qu’il s’agit d’inventer ce ne sont pas de nouveaux modes de contention de la puissance, comme si la puissance ne pouvait jamais prendre qu’une forme, celle du capitalisme industriel ou de l’extractivisme, mais de nouveaux modes d’expression de la puissance. Bien sûr, cela revient très exactement à penser les conditions de ce que Nietzsche appelait un « renversement des valeurs », c’est-à-dire une transformation radicale de notre conception de l’épanouissement humain, d’une vie qui « vaut la peine d’être vécue ».

« Nietzsche méprise les formes usuelles d’expression de la puissance humaine, par exemple les velléités impériales de la Prusse bismarckienne, le culte de l’argent, la célébration de l’efficience machinique. »

La « volonté de puissance » des uns ne peut-elle pas nécessairement s’exercer que contre la « volonté de puissance » des autres ?

Charles Robert Darwin (1809-882)

En un sens, oui : ce qu’on appelle « la » volonté de puissance renvoie en réalité pour Nietzsche à une multiplicité de forces, d’instincts qui tantôt s’accordent, tantôt se contredisent, tantôt s’allient, tantôt s’opposent ou se subordonnent les uns aux autres. Il y a donc une conflictualité inhérente à la volonté de puissance. Mais il ne faut pas comprendre ce conflit comme une « lutte pour l’existence » au sens de Darwin ou, pire, de Spencer, comme si le plus « fort » ou le plus « adapté » devait toujours l’emporter et tant pis pour les autres. Nietzsche avait des mots très durs contre Darwin et les darwiniens !

Pour Nietzsche le conflit des forces doit être déchiffré avant tout par une enquête historique ou « généalogique ». La tâche de la généalogie, c’est d’éclaircir les circonstances dans lesquelles les valeurs ont été produites, dans quels contextes sociaux, politiques et religieux telle ou telle opposition de valeurs a émergé (par exemple l’opposition entre « bon » et « méchant »). Le généalogiste doit en effet restituer le tableau des forces en présence derrière les mots et les gestes : il doit retracer l’histoire d’une certaine configuration hiérarchique, repérer où passent les véritables fractures, sans se laisser abuser par des oppositions de valeurs trop générales, trop métaphysiques (bien/mal, vrai/faux, etc.).

« L’écologie ne peut pas espérer mobiliser les énergies individuelles et collectives si elle se limite à produire des scénarios catastrophes et des manuels de survie. »

Pour donner un exemple d’actualité, je crois qu’une généalogie de la « sobriété » serait en ce sens bienvenue. Non pas parce que la sobriété serait « mal », mais parce qu’il s’agit d’un terme moral, qui n’est pas neutre, qui a une histoire, et que l’on ne peut pas espérer remobiliser en toute innocence. C’est en éclairant les conditions d’un attachement moral à la sobriété qu’il sera possible de la soustraire à ce que Nietzsche appelait les idéaux ascétiques, c’est-à-dire les idéaux de la négation de la vie, du retournement de la puissance contre soi-même.

Discussion

Vous reprenez des propos acerbes de Nietzsche contre Rousseau. Vous semblent-ils justifiés ? Ne peut-on pas trouver chez Rousseau matière à une écologie joyeuse, voire festive ?

Jean-Jacques Rousseau (1712-1778)

Très souvent avec Nietzsche, on a à la fois le sentiment que ses critiques touchent leur cible en un point profond et qu’elles sont par ailleurs parfaitement injustes. Rousseau n’échappe pas à la règle. Il y aurait sans doute une manière de « penser l’écologie avec Rousseau » mieux que je ne l’ai fait. Ce qui m’a intéressé néanmoins dans la critique nietzschéenne de Rousseau, c’est le soupçon qu’il fait porter sur l’exhortation du « retour à la nature », la nature rédemptrice, non corrompue par les artifices de la civilisation, la nature du « bon sauvage », celui qui voit les choses comme elles sont, simples et transparentes. Tout cela est le produit d’une illusion qui est, pour Nietzsche, une illusion morale, réintroduisant secrètement toute la panoplie des idéaux chrétiens : la rédemption, la pureté, l’égalité devant une divinité, ici assimilée à la « bonne nature », qui prend la place du « bon Dieu ».

« Le généalogiste doit en effet restituer le tableau des forces en présence derrière les mots et les gestes. »

Je crois que cette critique du « retour à la nature » comme produit typique d’une culture au bord de l’épuisement, qui ne parvient pas à se soigner elle-même, reste salutaire aujourd’hui.

Nietzsche appelle à déshumaniser la nature et à naturaliser l’humain. Il est frappant de constater qu’avec une méthode opposée, matérialiste, Marx appelle au même mouvement. Pour lui, la nature est historique et l’histoire est naturelle. Finalement, est-ce que la distinction nature/culture est si nettement posée au XIXe siècle ?

Éditions Flammarion, 256 p.

Effectivement « l’ontologie » de Marx contourne d’une certaine manière le partage nature/culture, dans la mesure où pour Marx l’homme est une partie de la nature, qui produit des objets en tant qu’il est un être naturel. La production elle-même n’introduit pas de rupture (ontologique) avec la nature pour Marx (voir notamment les Manuscrits de 1844). Chez Nietzsche il y a aussi ce mouvement de déshumanisation de la nature et de naturalisation de l’humain, qui est plutôt une tâche, un horizon de la critique des valeurs. Mais il faut se rappeler que Nietzsche et Marx ne sont pas des philosophes très représentatifs de leur siècle. Ils auront une influence considérable au XXe siècle – comme d’autres auteurs que l’on a retenus rétrospectivement comme de « grandes figures » du XIXe siècle, Kierkegaard par exemple, alors qu’ils étaient peu lus de leur temps et bien moins considérés qu’ils ne le sont aujourd’hui.

Sur ce point, on peut se référer à La Crise de la philosophie au XIXe siècle. Après le discrédit jeté sur l’idéalisme hégélien et schellingien, la deuxième moitié du XIXe siècle est en effet plutôt dominé par divers positivismes, matérialismes et naturalismes, qui cherchent à faire une plus large place aux sciences de la nature en philosophie. De ce point de vue, Nietzsche (comme Marx) restent des figures très originales (mais aussi marginales) dans le milieu philosophique de leur temps.

En revenir à Nietzsche à un côté séduisant. Mais est-il possible de prélever dans son œuvre des éléments à notre gré, sans prendre le risque d’importer d’un même geste toute sa part profondément réactionnaire ?

Bien des idées politiques de Nietzsche ont en effet quelque chose d’inacceptable aujourd’hui, comme son dégoût pour l’égalitarisme démocratique, ses rêves d’un « nouvel esclavage » ou les évocations d’une « caste supérieure » qui sauverait la culture de sa décadence. C’est ce qui a conduit le philosophe italien Domenico Losurdo à voir en Nietzsche un « rebelle aristocratique » au fond tout à fait typique de son époque. Dans ce contexte, parler de la « terre » et du « sens de la terre » semble mener tout droit à une rhétorique réactionnaire : la terre et les morts, la terre qui ne ment pas, le « sang et le sol » (Blut und Boden), etc. En réalité, sur ce point au moins il n’en est rien, en tout cas si l’on s’en tient aux textes qui m’ont principalement intéressé, ceux qui vont d’Humain, trop humain (1878) à Ainsi parlait Zarathoustra (1883-1885). En effet, j’essaie de montrer qu’il y a suffisamment de ressources dans les textes de Nietzsche, en particulier dans Ainsi parlait Zarathoustra, pour tenir la lecture réactionnaire et raciste à distance (lecture qui n’est pas si extravagante qu’on le dit parfois). La terre pour Nietzsche n’est pas la patrie dans laquelle on a ses racines. Cette terre étroitement nationale, Nietzsche la qualifie souvent de « glèbe » : c’est la terre à laquelle on est attaché par servitude, la terre des esclaves, qui ne peut nourrir qu’une vie exiguë et maladive. Au contraire, Nietzsche aime la terre en voyageur.

« Nietzsche (comme Marx) restent des figures très originales (mais aussi marginales) dans le milieu philosophique de leur temps. »

Vous évoquez des réflexions de Nietzsche sur les machines, leur double impact sur la nature et la culture. Y a-t-il une analyse des dynamiques du capitalisme ? Partant, un concept comme « capitalocène » ferait-il sens pour Nietzsche ?

Éditions Hors d’Atteinte, 2021, 252 P.

Nietzsche a fourni une véritable critique de la civilisation industrielle, de ce qu’il appelle la « civilisation de la machine » dans Le Voyageur et son ombre (1879). Il n’ignore pas les transformations que font subir à la culture le télégraphe, le chemin de fer ou l’usine. L’image d’un Nietzsche artiste méprisant ces questions est donc incorrecte. Pour autant, on ne peut pas dire que cette critique soit « socialiste », elle est même franchement anti-socialiste, en particulier dirigé contre le socialisme révolutionnaire et ouvrier de la fin du siècle. Et on ne peut pas non plus dire qu’elle soit anti-capitaliste au sens de Marx – nous n’avons d’ailleurs aucune trace d’une lecture sérieuse de Marx par Nietzsche.

Votre question met plus généralement en jeu la possibilité d’un « nietzschéisme de gauche », qui a caractérisé tout un pan de la philosophie française des années 1960 et 1970 (Foucault, Deleuze, Klossowski, Derrida, etc.). Être nietzschéen « de gauche » ne va bien sûr pas de soi – cela a d’ailleurs été souligné à nouveau par Jacques Bouveresse dans l’un de ses derniers livres (Les Foudres de Nietzsche, 2021). Mais il me semble que les étiquettes de « droite » et de « gauche », particulièrement lâches et mouvantes, ne sont pas d’une grande utilité pour aborder les textes nietzschéens avec la finesse qu’ils méritent. La question des convergences possibles entre la critique nietzschéenne et la critique marxiste est plus précise, et mériterait une étude circonstanciée. Pour revenir à votre question, je peux dire en tout cas que rien ne s’oppose, dans les analyses que j’ai développées dans mon livre, à l’usage pertinent d’un concept comme le « capitalocène ».

« Nietzsche a fourni une véritable critique de la civilisation industrielle. »

Prolongements

En fin d’ouvrage, vous constatez que ces analyses restent cantonnées au plan philosophique. Quels prolongements politiques pourrait-on en tirer ? Quelles orientations concrètes, au niveau de l’État ou de la société, pourraient naître de cette relecture de Nietzsche ?

Éditions Denoël, 1979, 200 p.

Bonne question… à laquelle je ne serai pas en mesure de répondre de façon satisfaisante ! D’une certaine manière je crois que ce ne serait de toute façon pas l’ambition de Nietzsche de nous dire « quoi faire concrètement » pour résoudre nos problèmes. L’apport de Nietzsche se trouve ailleurs (nous avons déjà parlé de l’inacceptabilité de sa politique). Il nous invite précisément à questionner notre besoin, à l’échelle individuelle, d’une direction, d’un modèle, l’attente de quelqu’un qui nous dise quoi faire et comment vivre. Cela nous rappelle que l’écologie pourra sans peine jouer sur cette corde messianiste, profondément ancrée dans notre histoire, tout autant que sur notre besoin de prêtres et de directeurs de conscience. L’œuvre de Nietzsche ne donne jamais de solutions toutes faites : elle amorce un long travail de reconstruction de notre capacité à nous orienter, à avancer peu à peu sur un chemin à soi, tout en se donnant en même temps comme un exemplaire d’une humanité à venir. C’est cela aussi le surhumain : un mouvement de critique de la culture, de l’état déplorable de notre humanité, mais qui n’aboutisse pas pour autant à lui tourner le dos, à baisser les bras ou à se mettre en retrait. C’est une manière de faire renaître une aspiration à transformer notre humanité de l’intérieur, de retrouver en soi-même l’exigence d’une telle transformation.

Pour terminer, une question volontairement décomplexée : Nietzsche : pro ou anti-nucléaire ?

Avec cette question, on pousse l’exercice à ses limites ! Alors je répondrai aussi de manière un peu décomplexée – pour ne pas dire franchement « à côté ». J’ai lu récemment la bande-dessinée d’Étienne Davodeau, Le Droit du sol, qui raconte son périple des grottes de Pech Merle jusqu’à Bure où est en train d’être mis en place le projet Cigéo de stockage profond des déchets nucléaires français. Il m’a semblé que là encore se trouvait questionné quelque chose comme un « sens de la terre », peut-être pas strictement nietzschéen il est vrai, mais qu’importe. Il y avait en tout cas dans ces pages des mots et des images qui donnaient à penser notre rapport à la terre, ce qu’elle nous donne et ce que nous enfouissons en elle, la manière de l’habiter si particulière qui est celle du voyageur et du marcheur, la fatigue et la joie « primaire et fondamentale, de vivre sur le sol ».

« L’œuvre de Nietzsche ne donne jamais de solutions toutes faites »

Même si, dans l’Anthropocène, cette « joie primaire » n’a justement plus rien d’évident. Le sol n’a plus la solidité d’un socle pour notre vie humaine et la joie de l’habiter laisse aujourd’hui chaque jour un peu plus la place à l’amertume.

Nos Desserts :

Catégories :Culture

5 réponses »

Laisser un commentaire