Culture

Roland Jaccard : Ce mur entre les corps

Roland Jaccard était un écrivain et éditeur suisse. Cynique désabusé et disciple de Cioran, il se gaussait de « ceux qui veulent rendre l’humanité meilleure » (Nietzsche). Dans « L’Exil intérieur » (1975, PUF), il brosse le portrait des sociétés d’Occident ternies par un individualisme ravageur. Au moment où les diverses technologies tendent à appauvrir notre rapport au monde et aux autres, il est toujours bon de relire un constat aussi pertinent.

PUF, 2018, 180 p.

D’emblée, l’auteur nous fait part d’une expérience qu’il a vécue durant l’été 1974. Assis dans un train en route vers Lausanne, il contemple un paysage éclaboussé de soleil avec ses maisonnettes et ses champs ondoyants. Puis, son regard se tourne vers un helvète d’une cinquantaine d’années consommant un kirsch avec un sucre : sémillant, ce dernier voudrait donner ce canard qu’il a préparé pour l’écrivain. Or, pour une raison difficile à déterminer, l’homme se résigne à lui tendre sa cuillère. Si cette anecdote semble dérisoire, elle met le doigt sur l’individualisme qui cadenasse les sociétés occidentales, chacun est un îlot et personne ne peut sortir de son périmètre. Afin de compenser cette solitude réelle, nous nous livrons à un exil intérieur : ce dernier peut se définir comme un « retrait de la réalité chaude, vibrante, humaine, directe ; et le repli sur soi ; la fuite dans l’imaginaire ». Arraché à sa sociabilité originaire, l’homme moderne se réfugie dans la sphère du privé ; cette tendance est si lourde qu’elle mène à ce que Roland Jaccard nomme une « schizoïdie généralisée », c’est-à-dire une césure entre les individus et leur monde immédiat.

Afin de comprendre notre époque, l’écrivain s’attache à en dépeindre les phénomènes les plus saillants : dès le XVIIIe siècle, l’État thérapeutique supplante l’Âge théologique, le médecin remplace le prêtre et le psychiatre se substitue à l’inquisiteur. Ainsi, la santé remplace peu à peu le salut dans les consciences européennes : comme le fait remarquer l’auteur, « l’homme de la modernité naît à l’hôpital, est soigné à l’hôpital quand il est malade, contrôlé à l’hôpital pour voir s’il est bien portant, renvoyé à l’hôpital pour mourir dans les règles ». À l’inverse de ses ancêtres qui étaient surexposées aux forces brutales de la Nature, le petit-bourgeois moderne voit son existence se dérouler dans une bulle aseptisée et stimulée, vivant petitement et convenablement : dépossédé de son rapport à son corps, à sa vie et à son trépas, il est pieds et poings liés aux méga-machines et aux méga-institutions dont le fonctionnement est dicté par « l’idéologie médicale » dont parlait Ivan Illich.

« Afin de compenser cette solitude réelle, nous nous livrons à un exil intérieur. »

Dimitri T. Analis

À cette médicalisation à outrance s’ajoute un désarroi existentiel conjugué à une appétence immodérée pour le bonheur : plongé dans le nihilisme qui dévalue toutes les valeurs les plus hautes, le dernier homme est fébrile sur un plan physiologique, par conséquent, il évite toutes les sources possibles de déplaisir. Immergé dans des termitières composées d’individus semblables à lui, il est fortement domestiqué : déshumanisé mais aussi désanimalisé, son rapport à la sexualité est exclusivement virtuel et artificiel ; les études actuelles à ce sujet ainsi que les romans de Michel Houellebecq démontrent amplement les analyses de Roland Jaccard. En somme, l’Histoire se termine sur la figure du petit bourgeois que le poète grec Dimitri T. Analis dépeint sous les traits du « jeune cadre dynamique (et impuissant) dans son Tergal infroissable ».

« À qui peut-on imputer ce processus ? » pourrions-nous dire : ce dernier est lié aux sociétés capitalistes et bureaucratiques qui ne cessent de livrer ses cohortes de personnes affaiblies et désorientées aux professionnels de santé ainsi qu’aux gourous de toute sorte (voyantes, astrologues). Plus profondément, c’est le processus de civilisation qu’il faut interroger.

Névrose et civilisation

PUF, 88 p.

Tout d’abord, il est nécessaire de revenir au terme de « civilisation ». Employé à tort et à travers, il désigne chez Freud tous les processus par lesquels l’Homme s’est élevé au-dessus du règne animal. Or, si ce développement prodigieux semble positif à première vue, il n’en recèle pas moins un défaut majeur, à savoir le renoncement aux pulsions instinctives. À l’instar de Nietzsche, le fondateur de la psychanalyse fait de l’Homme l’animal qui se retourne contre lui-même ; à l’inverse des animaux, il n’est pas attaché au piquet de l’instant. Si le barbare laisse ses pulsions jaillir librement, vivre en homme civilisé est « une lourde tâche » (Abrégé de la psychanalyse).

Un sentiment très fort bride nos semblables, celui de culpabilité : si les animaux ont le choix entre tuer ou être tué, l’Homme doit opter entre exclure ou être exclu. Cette peur d’être rejeté et puni est à l’origine de nos soumissions individuelles et collectives. En effet, plus nos efforts pour être honnêtes sont intenses, plus nous sommes tourmentés : cette tendance est renforcée par notre Surmoi, instance psychique développée par notre éducation qui s’origine dans la voix de quelques personnes détentrices de l’autorité et non pas dans un Dieu tout-puissant et transcendant.

Afin de remédier à ces déceptions, l’homme peut se livrer à la sublimation de ses pulsions, notamment dans un but artistique : peu d’individus sont en mesure de supporter un tel degré d’abstinence. Ainsi, la névrose se généralise en même temps que les plaisirs substitutifs dont l’alcool, la pornographie ou encore le tabac. Cependant, la sublimation la plus fréquente, même si cela est de moins en moins vrai, demeure celle réalisée par la religion : psychose de groupe et délire collectif, elle promet la rédemption à « tous ceux qui accomplissent les renoncements nécessaires sur terre ».

Seghers, 190 p.

En outre, l’amour peut être mentionné ; ce dernier a cependant un défaut majeur déjà pointé par Pascal dans ses Pensées, il est extrêmement précaire et termine souvent mal. En effet, quand l’Homme « croit ouvrir ses bras son ombre est celle d’une croix » écrivait Louis Aragon dans La diane française. Enfin, la guerre permet, de temps à autre, de libérer les fonds psychiques violents de nos semblables : pessimiste et irrémédiablement freudien, Jaccard postule l’existence d’une nature humaine intangible et brutale qui condamne l’homme à être un loup pour l’homme.

Cependant, si la civilisation nous amène son lot de calamités, elle nous prémunit des forces titanesques de la Nature : nous, créatures faibles, sommes originellement en état de « détresse » (Hilflosigkeit). Ce terme, dont l’étymologie renvoie au fait d’être « sans-aide », définit l’état néoténique de l’Homme qui a besoin de ses semblables pour l’éduquer et plus prosaïquement pour l’aider à survivre.

« Afin de remédier à ces déceptions, l’homme peut se livrer à la sublimation de ses pulsions, notamment dans un but artistique. »

Si l’amour, la guerre et la religion peuvent nous décevoir, nous pourrions légitimement nous en remettre à une eschatologie politique : une fois de plus, il s’agit d’une illusion nous dit l’auteur. Abolir la propriété privée empêchera peut-être certaines exactions d’être commises mais les individus trouveront d’autres instruments pour assouvir leurs pulsions d’agressivité. Freud écrivait à ce sujet : « L’homme essaie de satisfaire son besoin d’agression aux dépens de son prochain, d’exploiter son travail sans dédommagement, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier son bien, de l’humilier, de lui infliger des souffrances, de le martyriser ou de le tuer » (Malaise dans la civilisation). Or, si le pessimisme de ce dernier recoupe celui de Jaccard, Freud était un humaniste qui admirait les prouesses d’Homo Sapiens : la psychanalyse est un moyen valable par lequel l’individu peut bien vivre en suivant les préceptes d’un néo-stoïcisme d’après lequel nous devons supporter nos existences (Sustine et abstine).

Le normal et le pathologique

Si l’auteur égrène les différentes phases de la civilisation concernant le refoulement des attitudes naturelles, il aborde également un mouvement de pensée méconnu, l’anti-psychiatrie : il s’agit de prendre le parti du fou contre les institutions normatives. La psychiatrie, par exemple, abonde en manuels répressifs qui s’apparentent à des codes éculés concernant les bonnes manières à adopter en société : l’individu moyen à qui l’on a inculqué la maîtrise de soi et une certaine économie psychique très normée qualifie de fou tous ceux qui s’éloignent ne serait-ce qu’un peu des diktats en vigueur. Le psychotique est celui qui ne sait plus se tenir, et le malade n’est plus « à sa place » comme nous l’entendons régulièrement. Par ailleurs, il est convenu de parler des « fous du volant » pour désigner les personnes qui ont transgressé le code de la route.

Thomas Stephen Szasz (1920-2012)

Thomas Szasz, psychiatre important, lie la maladie mentale au fait de ne pas se conformer au rôle social qui nous a été attribué : en refusant les structures normatives qui le broient, le fou s’invente une néo-réalité délirante à la manière du détenu qui creuse la terre pour se retrouver dans une autre cellule. En accolant des étiquettes à l’individu pathologique, l’institution le réifie et le transforme en problème à résoudre sans questionner le processus normatif de civilisation.

Or, quels sont les traits du fou ? Sonia Taïeb en relève cinq : il s’agit d’un homme issu d’un milieu modeste ayant un passé qui est un passif, occupant une fonction économique et sociale « de peu » et aux ambitions culturelles très réduites. Ainsi, Roland Jaccard accrédite largement le facteur de classes dans cette lutte contre les marginaux dangereux pour les sociétés policées qui sont les nôtres.

Afin de contrer ces tendances fâcheuses, l’antipsychiatrie s’est essayée à inventer des pratiques de soins différentes : Franco Basaglia, psychiatre critique à l’encontre de l’institution asilaire, a eu l’initiative de créer un hôpital ouvert à tous et autogéré. Durant plusieurs jours, des assemblées générales de la communauté s’organisaient pour discuter des orientations générales de l’espace hospitalier. En effet, il s’agissait de refuser le modèle centralisé et autoritaire des hôpitaux psychiatriques et leurs discriminations récurrentes à l’encontre de certaines populations (femmes, jeunes, personnes âgées). Effaré, Basaglia découvrit que la population moyenne voyait d’un mauvais œil le retour des malades à la vie normale.

Jaccard explique ce rejet des marginaux par la théorie du bouc émissaire : à la manière des sacrifices humains antiques, le rejet du fou entérine la « purification » du corps social de tout ce qui menace son intégrité et de sa survie. Si l’on ne veut pas que le malade guérisse, c’est dans le but de se rassurer quant à la bonté supposée des individus qui rentrent dans les cases. Contre l’homme administré et le solutionnisme en tout genre (libéral, socialiste, révolutionnaire), l’antipsychiatrie fait droit au fou, à sa dignité, en prenant parti contre les systèmes bien huilés qui l’entravent.

Karl Menninger (1893-1990)

Toutes ces considérations amènent l’auteur à revenir sur le concept problématique de normalité : est « normal » celui qui s’adapte « au monde et à autrui avec le maximum d’efficacité et de bonheur » nous dit le psychiatre américain Karl Menninger. À l’inverse, l’anormal a un comportement inapproprié et illogique. Or, Jaccard nous rappelle que les valeurs de normalité sont toujours édictées par la classe dominante d’une société. Trois valeurs sous-tendent le corps social bourgeois : l’individu, le rendement et la compétition. Ainsi, celui qui réussit est à l’aise financièrement, il doit avoir « la bagnole et la résidence secondaire ». Tous ceux qui dérogent à ses règles sont relégués aux marges de la société.

« À la manière des sacrifices humains antiques, le rejet du fou entérine la « purification » du corps social de tout ce qui menace son intégrité et de sa survie. »

Provocateur et décapant, l’ouvrage de Roland Jaccard met le doigt où cela fait mal : l’homme creux (Hollow man) vit séparé de ses semblables, attaché à un bonheur factice qui est celui de la réussite bourgeoise. Au moment où les normes les plus raides prennent différents visages, y compris les plus progressistes, ce cynique nous fait réfléchir sur le bien-fondé d’une civilisation allant trop loin dans ses objectifs.

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1 réponse »

  1. Salut, Comptoir des Indes,

    je vais être bref, et essayer de ne pas me gourer. Comme le père, du même nom. Mais pas Eugénie Grandet !!!

    J’ai bien reçu votre message, daté 4/12/2023; je vous en remercie.

    > François Luxembourg a publié
    Vous tombez, à pic ! Cesse un croc !!!

    Rozalia Luksemburg (1871 Zamość, Pologne – 1919 Berlin), dite Rosa Luxemburg, est une militante socialiste et communiste, et une théoricienne marxiste. Elle est la cinquième enfant d’une famille juive aisée. Mais ses parents ne sont, en rien, un modèle pour elle. Brillante élève, elle s’engage en politique, dès l’adolescence, en intégrant un groupe socialiste clandestin. « Wer sich nicht bewegt, spürt seine Fesseln nicht ! » Elle sera, finalement, assassinée par… le Sozialdemokratische Partei Deutschlands.

    http://tout-depend-du-morceau-de-viande.e-monsite.com/pages/rosa-luxemburg.html

    Je vous défie cette contrebasse, déjantée, effrénée, fiévreuse et… raisonnablement optimiste, le tout de mon cru.

    > Roland Jaccard : Ce mur entre les corps
    Ce mort, entre les cures. Le corps du Christ.

    > Cynique désabusé et disciple de Cioran
    T’as vu ça où ???

    > il se gaussait
    C’est le benjamin, cela s’explique… Oui, je suis, assez, bonbon. Je vous l’accorde, Hannah !

    Cordialement,
    soixante-cinq ans d’observation du monde. Il est temps, pour moi, de sortir. Oui, mais de quoi ?

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