Publié en 1957, « Sur la Route » est un véritable choc esthétique pour toute une génération d’américains qui retrouveront dans la prose de l’auteur né de parents franco-canadiens une puissante matérialisation de leur soif de création et de liberté artistique. De Bob Dylan à Tom Waits, de Jim Morrisson à Ray Manzarek , les hommages se succéderont au fil des ans à l’égard de ce récit qui vint percuter de plein fouet une Amérique puritaine qui sortait tout juste du maccarthysme.
La première ébauche du roman Jack Kerouac (écrite en trois semaines, du 2 au 22 avril 1951) tenait sur un rouleau de papier de 36,50 mètres, et fut massivement rejetée par les éditeurs qui ne pouvaient imaginer publier ce premier récit hallucinatoire qui ne comportait ni chapitre, ni paragraphes, ni retours à la ligne. Il faudra pas moins de six années de travail de retouches et d’ajustements pour que le roman paraisse finalement. Dans cet article, nous voudrions porter notre attention sur le personnage rocambolesque de Neal Cassady , allias Dean Moriarty, sans qui La Route n’aurait définitivement pas la même saveur.
On lit Sur la route pour diverses raisons : le style littéraire, par exemple, dit de voyage, avec son rythme effréné qui trouve un support idéal dans le rouleau à déployer sur le bord de l’asphalte, tandis qu’on poids lourd vous frôle… Ou encore pour les descriptions des fabuleux grands espaces américains, avec leurs villes et leurs Etats si différents les uns des autres et qui paraissent prendre vie sous nos yeux, tels des personnages à part entière : « J’ai commencé à voir ce qu’était le Montana, dans une station au fin fond du désert. Il y avait des cow-boys, des bûcherons et des mineurs dans l’arrière-salle du bar en train de jouer aux cartes et aux machines à sous, dehors c’était la nuit du Montana avec ours, élan, loup, sapins, neige, rivières secrètes, Bitteroots glacées [1]. Une petite lumière allumée dans le noir le plus intense, saturé d’étoiles »[2].
Pour les atermoiements de Jack Kerouac, également, et ses réflexions au sujet de la vie, mais aussi, et peut-être surtout, pour le personnage de Neal Cassady, cœur palpitant du récit, sorte de divinité imprévisible et excessive dont les tourments et les illuminations nous sont si bien retranscrits par l’auteur… L’intérêt pour cet être formidable est d’autant plus puissant que les descriptions qui l’accompagnent apparaissent parfaitement vraisemblables, le mettant largement à la portée immédiate de notre imagination, le décrivant mangeant, s’empêtrant dans ses relations conjugales, dormant, courant, dansant…
Ce qui ressort de « ce jeune taulard auréolé de mystère », c’est une impression de vitalité formidable qui désaltère comme une source d’eau vive, qui donne au lecteur la vision d’une présence solaire brisant les chaines de la pesanteur et repoussant les limites de l’organisme. Il est, selon les mots du narrateur, ce « Prophète », « en quête du prochain col, du plus haut, de l ‘ultime », il est aussi cet auteur si singulier qui écrira dans son autobiographie, Première Jeunesse : « Eh oui, c’est en observant depuis le fond de la poubelle les rebuts de l’humanité que j’ai reçu, sans mentir, la meilleure des instructions ».
Neal Cassady, le mouvement et l’émotion
Ils semblent bien rares les personnages littéraires qui, comme Neal Cassady, personnifient le mouvement avec une telle perfection, et c’est d’ailleurs ce qui le caractérise en tout premier lieu dans le roman : « Neal, c’est le type idéal, pour la route, parce que lui, il y est né, sur la route, en 1926, pendant que ses parents traversaient Salt Lake City en bagnole pour aller à Los Angeles ». Cette naissance en mouvement est une préfiguration parfaite de ce que sera le personnage, un flot d’énergie indomptable, une constante excitation pour l’inconnu et l’existence en général, et c’est à lui que l’on pense, encore davantage qu’à Allen Ginsberg, lorsque Jack Kerouac écrit dans ce passage devenu célèbre : « Mais pour l’heure ils dansaient dans les rues à cloche-pieds, et je me traînais tel un boulet derrière eux, comme je l’ai fait toute ma vie après les gens qui m’intéressent, parce que les seuls êtres intéressants sont pour moi les déments, ceux qui sont assez barjots pour vivre, illuminés quand ils parlent, déjantés pour ne pas sombrer, désireux de tout en même temps, ceux qui jamais ne bâillent ou ne débitent un lieu commun, mais qui brûlent, brûlent, brûlent, comme les fabuleuses chandelles jaunes romaines et éclatent à travers les étoiles en des explosions tentaculaires de feu d’artifices, et au beau milieu, vous voyez le bleu de l’apothéose et tout le monde fait “ Aaaaaaaah !” ».
Mais la sympathie que l’on éprouve immanquablement pour Neal (malgré ses frasques amoureuses peu reluisantes) ne serait pas la même si cette débauche d’énergie constante n’était pas accompagnée d’une sensibilité exacerbée, idéaliste et compassionnelle, presque enfantine, qui s’exprime à l’égard des êtres qui croisent son chemin, qu’ils soient musiciens, clochards, qu’il s’agisse de ses conquêtes féminines [3], de jeunes bambins ou d’étudiants… C’est son rapport à l’existence toute entière qui possède la beauté primitive des élans du cœur et qui le rend si singulier parmi les amis de Kerouac : « Tous mes amis de New York s’en tenaient à cette position négative, cauchemardesque, de mettre à bas la société et d’en fournir des justifications éculées et pédantes, politiques ou psychanalytiques alors que Dean se contentait de parcourir au galop la société, avide de pain et d’amour », et qui fait que l’on souhaite l’excuser par pitié, malgré tout, comme lorsqu’il abandonne femme et enfant pour partir dans une énième virée sur la route avec son ami Jack, ou qu’il abuse de l’hospitalité des uns et des autres au gré de ses pérégrinations.
La dangereuse frontière avec la folie
Le pendant de cette énergie débordante, c’est bien entendu le danger de devenir fou à force d’alimenter un brasier intérieur trop ardent. Durant leurs voyages communs, Kerouac recevra d’ailleurs de nombreux avertissements au sujet de la santé mentale de son compagnon. Même Louanne , pourtant elle-même portée à diverses extravagances et misères se rend bien compte de cette particulière folie qui caractérise Neal : « Louanne observait Neal de la même façon qu’elle l’avait observé en traversant tout le pays aller et retour, du coin de l’œil, d’un air triste et sombre, comme si elle avait voulu lui couper la tête et la cacher dans un placard, éprise pour lui d’un amour lugubre et jaloux qui l’étonnait lui-même, toute de furie et de hargne, toute toquée, avec un sourire de tendresse gâteuse mais aussi un désir sinistre qui me terrifiait pour elle, un amour qui, elle le savait, ne porterait jamais de fruit puisque, lorsqu’elle observait ce visage maigre, la mâchoire pendante, verrouillé dans sa virilité et ses chimères, elle savait bien qu’il était fou ».
Dans sa frénésie intellectuelle et physique Neal apparait isolé, s’attirant l’antipathie des amis qui croisent le route du duo, en proie à des excitations et des révélations ineffables qui effraient ceux qui le fréquentent : « Un silence de plomb s’est abattu ; et alors qu’autrefois Neal s’en serait sorti par des discours, il est resté silencieux, lui aussi, debout devant tout le monde, exposé aux regards, en loques, rompu, idiot, sous le jour cru de l’ampoule, son visage osseux couvert de sueur, veines saillantes, en train de dire « oui, oui, oui », comme traversé en permanence de révélations formidables, et je crois d’ailleurs qu’il l’était, que les autres s’en doutaient aussi, et qu’ils avaient peur ». Dans ces conditions, quel autre destin pour cet homme qu’une mort tragique, vraisemblablement causée par une overdose, un 4 février 1968, alors qu’il était âgé de 41 ans ?
De cette vie météorique, de ce fils qui n’est jamais parvenu à retrouver son père, « ce vieux clochard qui brûlait le dur, travaillait comme cuistot dans les baraquements, le long des voies, et qui allait s’effondrer, le soir, dans les ruelles, quand il était fin soûl (…) », on retiendra cette description de Kerouac, alors que le groupe se trouve à la Nouvelle-Orléans, chez le vieux Bill : « Je le provoquai ensuite à la course le long de la route. Je parcours le cent en 10/5. Il me doubla en coup de vent. En pleine course, j’eus la vision délirante de Neal galopant tout le long de l’existence exactement de la même façon, son visage décharné projeté en avant, tendu vers la vie, les bras comme des bielles de locomotive, le front en sueur, avec un battement de jambes aussi rapide que celui de Groucho Marx [4], et gueulant : “Mais oui, mais oui, mon pote, rattrape-moi !”. Mais personne ne courait aussi vite que lui, j’en fais le serment. »
Nos Desserts :
- Se procurer les ouvrages de Neal Cassady chez votre libraire
- « Sur la route de Neal Cassady » un podcast de cinq émissions de France Culture
Notes
[1] Les monts Bitterroot sont une chaîne de montagnes des montagnes Rocheuses située à la frontière entre les États de l’Idaho et du Montana aux États-Unis.
[2] Ou encore : « À travers les champs se trouvaient des tentes, et au-delà les champs de coton bruns sereins qui s’étendaient à perte de vue jusqu’aux pieds des collines brun arroyo et ensuite les Sierras encapuchonnées de neige dans l’air bleu du matin ».
[3] Comme lorsqu’il raconte à Jack avec une naïveté touchante avoir « supplié Louanne tant et tant, qu’on oublie nos tracasseries, qu’on vive dans la compréhension, la paix et la douceur de l’amour pur, pour toujours ».
[4] Julius Henry Marx, né le 2 octobre 1890 à New York et mort le 19 août 1977 à Los Angeles, plus connu sous le surnom de Groucho Marx, est un comédien américain de théâtre, de télévision et de cinéma, et écrivain, faisant partie des Marx Brothers. Il est généralement considéré comme ayant été un maître dans l’art de la répartie, et un des meilleurs comédiens de son temps.
Catégories :Culture


