Politique

Renaud Camus : Les divagations d’un châtelain dément

Renaud Camus est un écrivain français. Connu pour ses frasques dans les années 1980, il est d’abord proche du Parti socialiste. Peu à peu, son « Journal » relate ce qu’il perçoit comme les désagréments du vivre-ensemble, et les immigrés subissent de plus en plus sa vindicte. Dans une intervention pour Provence Midi Blanc, cercle royaliste, il brocarde « le remplacisme global » et ses conséquences funestes. Or, un élément manque à l’appel : la justesse analytique.

D’emblée, le Grand Remplacement est mis sur la table par le châtelain décati, pour qui cette idée complotiste n’est pas une théorie : « plût au ciel que ce fut une théorie » lance-t-il à une foule acquise à ses idées. Ce dernier serait plutôt un chrononyme, un nom employé pour qualifier une période historique, issu du « remplacisme global ». Il existerait en France un changement de « peuple » mais aussi de « civilisation » qui remettrait en cause la « valeur » des français, et qui témoignerait d’un mépris à leur égard. Tel un « produit de vaisselle », le français serait jetable et échangeable au gré des caprices des « grands argentiers », des « hedge funds », du « management » et de la « cybernétique » : déjà, nous voilà perdus, assaillis de signifiants courant partout, détachés de leur référent.

Renaud Camus

Le peuple français n’existe pas : à l’origine, les Gaëls, les Wisigoths, les Francs, certains latins, les Gaulois ont formé la France grâce à l’unification de l’Église et du Roi Clovis. Quant aux frontières, largement changeantes au gré du temps, elles ne s’érigent pas in abstracto comme des constructions transhistoriques. La civilisation, quant à elle, recouvre un ensemble culturel unifié par une religion, mais cette dénomination ne nous dit rien des conditions matérielles objectives qui l’ont amenée à persévérer à travers les siècles : cet éloge de la France passée camoufle les strates de subordination intrinsèques à la monarchie française. « L’ Histoire n’est pas notre code » comme dirait l’autre.

En outre, la dénonciation de l’argent n’est pas nouvelle au sein de l’extrême-droite : lorsqu’ils accablent le capital transnational et la « ploutocratie », ils ne vitupèrent pas contre l’exploitation capitaliste mais contre l’internationalisation des échanges qui menace les intérêts supérieurs d’un pays, qui sont dans les faits ceux d’un capitalisme d’État ou d’une « bourgeoisie patriote » dont Zemmour nous rabat les oreilles à longueur d’émissions.

À ces approximations historiques, Camus refuse d’apporter quelque preuve que ce soit au grand remplacement : contempteur des chiffres, il ne veut pas « s’abaisser » à démontrer ce qu’il avance. « On ne fournit pas de preuves pour une grippe » assène-t-il sans ambages : un champ lexical morbide (relatif à la maladie) se déploie dans son discours. « Lézard », animal aux « yeux globuleux » au « dos couvert d’écailles », le grand remplacement se trouve accolé à un imaginaire de la saleté. Plus intéressant encore, le reptile s’introduit dans le « salon » au moment où l’on y « déguste le thé », sur un tapis qu’il inonde de sang : comment ne pas y déceler un inconscient bourgeois ? Jouissant d’un confort indu, Camus ne souhaite pas être dérangé par quelques indésirables, assimilés à des animaux, qui risqueraient d’abîmer les meubles familiaux.

En outre, l’écrivain condamne sans vergogne la science comme instance suprême de la Vérité : lorsque Nietzsche proclame « Dieu est mort » (1882), le marquis voit dans cette affirmation la dépossession des peuples d’Europe de leur expérience sensible. Qualifiée de « secte », la science se voit condamnée pour son manque d’exactitude (le comble !). Quant à la sociologie, la statistique, et la démographie, elles sont toutes critiquées par Camus : peut-être que nous pourrions y trouver des outils d’analyse précis qui disqualifieraient en quelques secondes les élucubrations du patricien. Vieille rengaine de la réaction abreuvée de mythes (patrie, civilisation…), la dénonciation du « chiffre » abonde dans les interventions du châtelains : sous l’Ancien Régime, le chiffre s’apparente au « service du brouillage », celui qui permettait jadis la rédaction de « lettres chiffrées ». Étendu aux Hommes, le culte du chiffre favoriserait l’avènement de l’Individu déraciné déjà dénoncé par Martin Heidegger : selon Camus, la naturalisation des étrangers reviendrait à effacer leur « étrangèreté », c’est-à-dire leur altérité. Voilà un autre sophisme : sous couvert d’ethno-différentialisme, terme inventé par le GRECE, respecter l’altérité équivaudrait à exclure l’autre par le biais d’un racisme qui prend des atours respectables.

« Camus refuse d’apporter quelque preuve que ce soit au grand remplacement. »

Un discours-miroir

Si nous demeurons attentifs, il nous apparaît que l’auteur emploie des termes en renversant leur signification originelle, ce qui n’est pas sans ironie de la part d’un écrivain dont l’un des ouvrages se nomme Du Sens. Ainsi, le Grand remplacement des peuples européens serait le « crime contre l’humanité du XXIe siècle », voire « un génocide par substitution », deux expressions lourdement connotées. La première fait référence à la dénomination célèbre du crime contre l’humanité qu’est l’Holocauste nazi. Quant à la seconde, employée par le poète Aimé Césaire, elle est liée à l’arrivée massive de métropolitains français en Martinique. Deux atrocités perpétrées au nom de la supériorité de la race blanche se transforment en une invasion putative d’immigrés extra-européens.

Afin de soutenir cette entreprise de conquête, les élites se constitueraient en un « bloc négationniste génocidaire » : une fois de plus, l’aberration ne le fait pas reculer dans son abjection verbale. Signifiant originellement le mouvement qui remet en cause l’existence des chambres à gaz, le négationniste fait ici figure de caste qui voudrait submerger les peuples d’Europe par une immigration allogène. Comment ne pas reconnaître ici une rhétorique-miroir qui fait du bourreau la victime et vice versa ? Une fois de plus, son discours relève de l’arnaque conceptuelle, d’une avalanche de mots vides qui ne s’embarrasse pas de la précision et de l’incidence que pourrait avoir l’emploi de ces termes traumatisants qui rappellent les heures les plus tragiques de l’Histoire.

Éditions Grasset, 2022, 140 p.

Étrangement, Camus cite ses contradicteurs : Hervé Le Bras, démographe reconnu, a montré, statistiques à l’appui, que le syntagme du châtelain ne tient pas debout une seconde. Jérôme Fourquet, plus modéré, parle « d’archipel français » où les communautés vivent juxtaposées les unes aux autres. Quant à Jean-Luc Mélenchon, il reprend le concept de « créolisation » au poète Édouard Glissant, pour qui les identités se forment et se reforment au contact de l’altérité.

« Sous couvert d’ethno-différentialisme respecter l’altérité équivaudrait à exclure l’autre par le biais d’un racisme qui prend des atours respectables. »

Une fois de plus, l’invasion serait souhaitée par les élites pour servir un projet de déracinement mondial : dans la pensée magique camusienne, les immigrés viennent, et les projets techniciens de l’oligarchie avalisent la venue de plusieurs milliers de personnes sur nos côtes. Nul mode de production ici, les petites mains allogènes viennent par l’opération du Saint-Esprit, non pour que le patronat exploite une main d’œuvre docile, sous-payée, mais aussi expulsable si cette dernière regimbe trop : le bourgeois Camus s’en prend aux faibles, aux démunis, au prolétariat étranger. Les causes climatiques de l’immigration sont aussi passées sous silence.

Par ses éléments de langage pseudo-heideggériens, il s’entiche également de l’animadversion moutonnière et aisée envers LA technique : ne nous encombrons pas de l’historicité, de la complexité des rapports sociaux au cours des âges, mais rangeons-nous derrière un discours général. Ce remplacement qui s’origine dans le rapport industriel à l’Homme pourrait d’après lui être comparé à l’« Umvolkung » (changement de peuple) : ce dernier consistait dans le fait pour les Aryens de supplanter les Moraves et les Tchèques sur leur territoire. Comparaison n’étant pas raison, le scribouillard se vautre encore dans l’imprécision : les immigrés ne sont pas si nombreux que cela, ils ne menacent pas le peuple français si tant est qu’il existe, malgré tout son verbe purulent se démène dans le but de donner chair à ses spéculations délirantes.

Enfin, cerise sur le gâteux, le Grand Remplacement s’apparente au « totalitarisme », quitte à verser dans le n’importe-quoi, continuons à nous enfoncer dans la bêtise : les immigrés (comprenez les Noirs et les Arabes) seraient donc un État qui atomiserait les individus par la Terreur en semant la désolation tout comme le NSDAP ou le stalinisme le faisait. Inutile de poursuivre l’explication de telles sornettes.

Tromper pour nuire

Emporté par ses déjections conceptuelles, Camus continue fièrement à pester contre les bidonvilles, les tours HLM, les parkings, les autoroutes, les terrains vagues dans un immense gloubi-boulga qu’il nomme « artificialisation » : Bon Dieu, Renaud, quel système économique mène à un tel désastre ? Il ne sera jamais cité. Le marbre REMPLACE le parpaing, les journalistes REMPLACENT les intellectuels, les industries culturelles REMPLACENT « LA » culture, les robots REMPLACENT les humains. Puisqu’il déraisonne, il étend son raisonnement à tous les pans de l’existence humaine sans comprendre qu’une théorie qui est juste dans tous les cas de figure est d’emblée fausse. Pardonnons-le de n’avoir pas lu Karl Popper. Puis, il s’enquiert du sort des « travailleurs » chinois qui vivent dans des « boîtes à hommes » tout en calomniant le culte de la contrefaçon du marché libéral : tout cela est sûrement la conséquence de LA Technique. Elle flotte à travers les siècles, inaltérée, cette grande dame.

Le terroriste qui a commis un massacre dans deux mosquées de Christchurch, le 15 mars 2019, s’est justifié par un manifeste intitulé « Le Grand remplacement ».

Puis vient le moment de la barbarie sémantique. Ne voulant pas entendre parler de « quartiers populaires », il leur préfère les « quartiers indigènes ». Il récuse le « logement social » au profit du « logement racial ». Il assimile les jeunes des quartiers populaires aux « soldats de la conquête ». Puis, il transforme d’un coup de baguette magique les militants décoloniaux en « colons ». Nous le cherchions, mais il se trouve sous nos yeux : le grand chambardement est linguistique. La corruption n’est pas étrangère, la langue française est profanée par un de ses défenseurs : plus rien n’a de sens, toute définition peut être abolie par le biais d’un simple caprice. Pire que cela, Camus associe écologie et refus de « l’invasion » étrangère : facteurs de bruit, de « violence de race », et d’insécurité, les immigrés apporteraient la « nocence ». Concept vasouillard, ce dernier désigne l’inverse de l’innocence qui est le fait de ne pas nuire à autrui (pensons au primum non nocere du Serment d’Hippocrate). Ses torrents verbeux ne blâment donc pas le Capitalocène, mais l’Immigrécène : cela est de notoriété publique, les Africains et les Orientaux polluent énormément…

« Le bourgeois Camus s’en prend aux faibles, aux démunis, au prolétariat étranger. »

Enfin, Camus s’emporte contre les élites cosmopolites qui s’acharnent à ne plus employer le signifiant « race ». Cette dernière, signifiant lignée ou catégorisation raciste, ne gêne pas la tête chenue de Plieux : Davos et ses sbires voudraient confondre les races pour qu’elles n’existent plus. Or, mauvaise nouvelle : les races n’existent pas du tout, le consensus scientifique est clair à ce sujet. Comme nous l’avons dit plus haut, le critère de scientificité n’intéresse pas l’auteur : seules les affirmations arbitraires sont instance de vérité suprême.

Volontairement confus et insensé, le discours camusien bombarde ses auditeurs de mots souillés et complètement vidés de leur sens originel. Sous couvert de critique de la technique et de néologismes faussement sophistiqués, l’écrivant cache ses intérêts de classe, ceux d’une bourgeoisie profondément autoritaire qui n’a rien perdu de son racisme pathologique. Au moment où la théorie complotiste du « Grand Remplacement » se fait une place de choix dans les débats médiatiques, savoir ligne entre les lignes est un exercice de salubrité publique.

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6 réponses »

  1. Votre article donne nettement l’impression que vous n’avez lu que des articles qui commentent des ouvrages de Camus et non son oeuvre elle-même. Dès la première phrase, l’emploi du mot « complotiste » discrédite l’article et montre que votre « analyse », ne vise qu’à illustrer la « démence du châtelain ». Cette psychiatrisation à distance en dit plus sur l’auteur que sur son sujet d’étude.

    • Monsieur,
      C’est raté, j’ai lu « Le Grand Remplacement » : je sais que l’auteur récuse le qualificatif de « complotiste ». Cependant, son syntagme a tout l’air d’un complot : loin de mettre en avant les causes économiques objectives de l’immigration, de classes devrais-je dire, il déroule un argumentaire anti-technique bien connu mais idéaliste, détaché de ce qui rend possible l’immigration DANS LE RÉEL. De plus, tous les faits, statistiques à l’appui, lui donnent tort : il n’y a pas d’invasion migratoire.
      Quant au sujet d’étude, il est lié à un auteur en chair et en os : cet auteur habite un corps parcouru d’affects si vous êtes spinoziste, par une volonté de puissance si vous êtes nietzschéen. Ce corps s’ancre dans un habitus de classe, celui de la bourgeoisie autoritaire et réactionnaire : la théorie ne peut se détacher du personnage qui l’élabore. Loin d’être objectif, il inonde la place publique de discours qui confortent ses affects personnels et plus généralement ceux de sa classe. CQFD.

  2. Hervé Lebras, invité de l’émission de France 5 le 19 janvier 2024: « Actuellement, il faut savoir que la croissance de la population française, l’année dernière, est assurée pour les quatre cinquièmes par l’immigration. »

    • Et donc ?

      Une fois de plus, le projecteur est mis sur des questions totalement secondaires par rapport aux problématiques économiques dont les autres découlent. Affirmer le contraire, c’est verser dans l’idéalisme.

      F.L

  3. D’abord tentée de vous répondre point par point, j’en ai finalement été dissuadée par cette phrase : « Comparaison n’étant pas raison, le scribouillard se vautre encore dans l’imprécision : les immigrés ne sont pas si nombreux que cela, ils ne menacent pas le peuple français si tenté qu’il existe, malgré tout son verbe purulent se démène dans le but de donner chair à ses spéculations délirantes. »
    Que peut-on bien espérer expliquer, sur le fond, à quelqu’un pouvant écrire et publier « si tenté qu’il existe » ? Si TENTÉ…
    Se voir traité de « scribouillard » dans la même phrase par un si brillant et courageux « journaliste » doit être un plaisir rare. Laissons donc Renaud Camus le savourer.

    Autant de mauvaise foi, d’incapacité et d’ordurerie (si seulement « crevurerie » existait…) ne peuvent qu’inciter ceux qui liront votre « article » à se pencher sur l’original, chez lequel ils découvriront tout l’inverse de ce que vous tentez de décrire.

    • Bonsoir Eglantine,

      Vous ne vous lancez pas dans un argumentaire point par point parce que vous n’avez pas d’argument et non pour autre chose : chaque argument que j’énonce est corrélé à une donnée établie et objective.

      Puisque vous pestez contre mon scepticisme vis-à-vis du « peuple français », je vous invite à en donner une définition extrêmement claire : Peuple français définition, je vous attends. J’ai hâte de voir quelle baliverne pourra supplanter la vraie analyse de classe. Peuple français met dans la même barque Bernard Arnauld et un serveur précaire : seul le rapport au mode de production économique est sérieux, mais peut-être préférez-vous les mots creux et les mythes de l’extrême-droite.

      « Mauvaise foi, ordurerie, crevurerie » c’est de la bouillie verbale : vos mots ne forment pas un raisonnement appuyé sur des faits, mais avec la droite c’est une question d’habitude. On appelle ça en rhétorique un argument ad hominem : plutôt que de vous attarder rationnellement sur mes arguments, vous tombez dans la bassesse de l’insulte gratuite. Renaud Camus et peut-être vous-même méprisez la science qui est la seule voie possible lorsque nous voulons étayer une idée avec des éléments précis.

      Quant au procès de lecture, c’est raté, j’ai beaucoup lu Renaud Camus, je n’ai pas le toupet de parler de sujets que je ne maîtrise pas. Si vous souhaitez vous écharper sur les écrits du châtelain, j’attends, j’ai les textes avec les pages précises.

      Vous êtes sur une revue qui n’a pas l’air de votre sensibilité politique, passez votre chemin, je pense, ne perdez pas votre temps et votre énergie avec des phrases aussi indigentes.

      F.L