Politique

Éric Hazan : Le mythe de la Cité unie

Éric Hazan est un écrivain français. Fondateur de La Fabrique, il demeure une figure importante de la gauche radicale. Dans « LQR, La propagande au quotidien » (Raisons d’Agir, 2006), l’auteur analyse les éléments de langage issus de la Cinquième République qui enrégimentent l’opinion hexagonale. Au moment où notre quotidien est saturé de sophismes autoritaires, (re)lire cet ouvrage est un exercice d’hygiène intellectuelle.

Au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, la doxa française est formatée par le gaullo-pompidolisme : les chaînes de télévision, ouvertement contrôlées par l’Etat, diffusent en boucle les mots d’ordre du pouvoir conservateur. Or, le président Mitterrand rompt avec cette gestion omnipotente, les médias deviennent libres, du moins sur le papier. Vers 1990, le « capitalisme à papa » (Clouscard) laisse place au néo-libéralisme : déréglementation des marchés financiers, liberté de mouvement des capitaux et spéculation rythment la vie économique française au moment où les idéaux communistes déclinent. À ces changements importants s’adosse la « langue de la cinquième République » (LQR) qui s’apparente à notre langue publique actuelle. Prenant modèle sur la LTI de Klemperer, l’écrivain tente de décrypter les signifiants confus qui nous assaillent chaque jour.

Éditions Raison d’agir, 128 p.

D’emblée, Hazan remarque la prégnance de ce qu’il nomme un « darwinisme sémantique » : loin de vouloir brocarder les théories du scientifique britannique, il s’agir pour l’auteur de pointer la persistance de termes douteux liés au darwinisme social. Ainsi, « performant » inonde les journaux de la réaction : Le Figaro se félicite ainsi du développement des détecteurs de gaz carbonique « performants », permettant de repérer un migrant qui se cacherait à l’arrière un camion dans le but de traverser nos frontières. Si la langue totalitaire éreintait par sa brutalité, celle de la Cinquième République souhaite au contraire apaiser les tensions, lénifiante tout autant qu’émolliente, elle diffuse des dents creuses à foison, souvent composées du préfixe « multi- » (multiculturalisme…), du moment que l’ordre capitaliste demeure intact. En somme, le conflit doit rester sous le tapis verbal.

À cette douceur sirupeuse s’ajoute une substitution de mots subversifs par d’autres mots plus conformistes : sous le règne de Pompidou, Giscard s’employait à pointer les « problèmes » économiques de notre pays. Si cela semble insignifiant, il n’en est rien : la « question » des mouvements émancipateurs (question économique, sociale…) disparaissent des allocutions des politiques. Or, rappelons-le, une « question » soulevée peut apporter diverses réponses, qui peuvent elles-mêmes se révéler contradictoires, tandis qu’un « problème », surtout s’il est chiffré, n’appelle qu’une seule réponse : cela n’est pas sans rappeler l’inénarrable « il n’y a pas de problèmes, il n’y a que des solutions » (Sarkozy).

De plus, le développement de l’expertise conjugué au primat du langage économique a eu la fâcheuse tendance d’arrondir les angles d’un réel trop rugueux pour être dévoilé. Dans un entretien au Figaro, le directeur d’un grand journal français explique ses manigances concernant son équipe par sa volonté de créer des « synergies avec Lagardère ». Les mots, généraux et vagues, ne témoignent de rien qui ne soit vraiment concret : la « restructuration », le « refinancement », et « l’avancée historique » désignent dans les faits des licenciements brutaux, une entrée de Lagardère au capital, et une perte progressive de l’indépendance du journal.

En outre, la LQR a pour caractéristique d’aller chercher les émotions des gens du quotidien, tout en les contrôlant soigneusement : adepte de l’hyperbole, la nouvelle langue ne s’embarrasse pas de la nuance. D’un livre médiocre, nous dirons qu’il détient « une puissance visionnaire absolue pour dire l’immensité d’un amour ». Or, d’où vient un tel phénomène ? D’une relation incestueuse à la publicité : instrument d’émotion programmée, le néo-parler républicain se fait complice de l’achat d’impulsion encouragé par les marchands de la mondialisation dite heureuse. À défaut d’être pleinement joyeux, il s’agit de « positiver » et d’« optimiser » : termes employés tant par les capitalistes que par les représentants de la nation. Ainsi, un lessivier vantera « la sécurité » de ses produits, faisant écho, inconsciemment ou non, à une demande sécuritaire de l’opinion.

« Le conflit doit rester sous le tapis verbal. »

Enfin, Hazan fait référence à l’aspect « performatif » de la LQR : en effet, le philosophe John Austin a conceptualisé la performativité du langage (Quand dire, c’est faire). Ainsi, lorsqu’un maire énonce lors d’un mariage « Je vous déclare mari et femme », le couple acquiert le statut de mariés au moment où le maire prononce ces mots : de la même manière, la récurrence de thèmes sécuritaires et autoritaires dans les discours politiques est contemporaine de la promulgation de lois réactionnaires au sein de l’hémicycle.

L’art du mensonge

Si un pouvoir inique souhaite se maintenir en l’état, il a tout intérêt à mentir ou à falsifier ses allocutions publiques, sans quoi il risque d’être rudement contesté, voire renversé. Pour cela, il doit recourir à des procédés linguistiques qui vont atténuer sa rudesse. Les politiques néo-libérales ont ainsi amené sur le devant de la scène un certain nombre d’euphémismes savoureux dans le but d’arrondir les angles et de rester consensuel. Si jadis, nous parlions de « surveillant général de lycée », il est désormais courant d’entendre « conseillers principaux d’éducation ». Les « mouvements sociaux » supplantent les grèves, les « infirmes » remplacent les handicapés. Quant aux chômeurs, nous les appelons pudiquement « demandeurs d’emploi ».

Ces changements témoignent de la réalisation d’un vieux rêve, celui de l’extinction du paupérisme voulue par Louis-Napoléon Bonaparte : Hazan rappelle à ce sujet que les pauvres ne sont plus désignés comme tels, puisque les médias parlent maintenant de « familles modestes ». On les invitera d’ailleurs à faire preuve de « modération », tout en leur chantant les louanges du mérite et de l’ascension sociale.

« Pôle Emploi » devient « France Travail » au 1er janvier 2024

L’emploi massif d’euphémismes a une première fonction, celle de contourner mais aussi d’éviter ce qui a réellement lieu. Soit l’expression « partenaires sociaux » : signifiant mal choisi, « partenaire » évoque une relation égalitaire, celle du partenariat sportif par exemple. Or, un corps social capitaliste reste foncièrement inégal dès le départ, les détenteurs des moyens de production ne discutent pas sur un pied d’égalité avec ceux qui vendent leur force de travail en échange d’une maigre rémunération. Idem pour « privatisation » : mot trompeur, il nous suggère qu’une entreprise a été restituée à un homme qui la possédait en propre, alors qu’il a extorqué un bien à la collectivité qui appartenait à tous. Quant à l’accumulation de richesse, elle est masquée, voire évitée : le bénéfice s’efface devant le « résultat net », tandis que le profit se trouve remplacé par le « retour sur investissements ». En somme, les termes sont neutralisés, ils perdent la boussole du réel qui est l’exploitation consubstantielle au capitalisme.

« La récurrence de thèmes sécuritaires et autoritaires dans les discours politiques est contemporaine de la promulgation de lois réactionnaires au sein de l’hémicycle. »

La deuxième fonction de l’euphémisme réside dans le fait qu’il évacue le sens originel d’un terme, tout en comblant le vide laissé qui pourrait se révéler inquiétant. Hazan prend l’exemple parlant de la « réforme » : cette dernière a longtemps été accolée à des mouvements historiques positifs. Comment, par notre imaginaire progressiste, pourrions-nous nous positionner contre une réforme ? Or, ce terme recouvre aujourd’hui le démantèlement méthodique des acquis sociaux, on parlera ainsi de « réforme des retraites ». À cela s’ajoute l’emploi de ce terme dans le but de marquer une distance entre les dirigeants qui savent et les gouvernés ignares : les dominants s’en donnent toujours à cœur joie pour expliquer la nécessité d’une réforme « impopulaire » réalisée au service du bien commun.

De plus, la dénégation fait les choux gras de la communication politique : celle-ci désigne à l’origine « l’expression, sur le mode du refus, d’un désir refoulé ». Ainsi, il n’est pas rare d’évoquer les « ressources humaines », dénomination étrangement proche du « capital humain » stalinien, qui dénote une érosion progressive de l’humanité dans la gestion des entreprises.

L’immigration, sujet glissant, souffre également d’ambiguïtés sémantiques, ce que prouve le lieu commun du « multi-culturalisme » : si la panthéonisation de Dumas souhaite célébrer le « métissage » et la pluralité des cultures en France, le « multi-culturalisme » n’en est pas moins un mot forgé par le GRECE, groupement d’études païen d’extrême-droite, camouflant une séparation réelle entre nationaux et étrangers. Au moment où les inégalités se déchaînent, parler de diversité tend à masquer que, dans les faits, il n’y en a guère. Quant à « la discrimination positive », prônant le fichage de groupes ethniques au nom du Bien, qui peut assurer qu’elle ne servira pas à des politiques ouvertement racistes ? Personne ne peut le prouver.

« Les politiques néo-libérales ont amené sur le devant de la scène un certain nombre d’euphémismes savoureux dans le but d’arrondir les angles et de rester consensuel. »

Éviter le litige

Éditions Le Passager Clandestin, 2020, 256 p.

En 403 av. J-C, une armée de démocrates athéniens porte un coup fatal au régime des « Trente tyrans ». Soucieux de garder le consensus, les vainqueurs proclament une amnistie avec les vaincus. Ainsi, cet épisode démontre l’importance pour les Grecs de l’Antiquité d’éviter le dissensus, ou plus précisément la « sédition » (stasis). En louant la paix et en la raffermissant constamment, il est capital pour les Athéniens de faire oublier les troubles passés à tout jamais. Cela a eu une incidence sur la langue de l’époque : le terme demokratia, symptôme de la division de la Cité, a été supplantée par politeia, régime constitutionnel apprécié par les élites pour sa compromission entre les différentes parties de la société vouées à se faire continuellement la guerre. Si cela semble derrière nous, Hazan souhaite montrer qu’au contraire, l’évitement du litige est un motif qui parcourt toujours notre langue.

À la suite de l’effondrement du « socialisme » soviétique, les termes liés à la lutte sociale ont été frappés d’illégitimité au profit des défenseurs zélés de la propriété privée et du marché : les « classes », indiquant la place d’une personne dans le processus de production capitaliste, laissent place aux « couches » (les couches populaires), aux « tranches » (d’âge, de revenus, d’imposition), ou encore aux « catégories » (socio-professionnelles ou autres) de la population. D’aucuns auront le « milieu » à la bouche, désignant un ensemble d’humains aux intérêts convergents : celui-ci aurait des opinions optimistes (« le milieu du foot est heureux de sa victoire »), ou pessimistes (« les milieux financiers s’inquiètent de la baisse de la croissance économique »). À l’inverse du milieu grec antique (meson), le milieu néo-libéral entérine le refus de toute sédition au sein de son corps social.

Également, l’identification des personnes défavorisées est confuse en démocratie libérale. Si un intellectuel a le malheur de prononcer « prolétaire », nous le renverrons aux heures sombres du goulag soviétique. Les « opprimés », les « exploités » existent, mais au loin, sous le vernis d’une compassion niaise dont les programmes télévisuels abondent : certains montrent les sweatshops asiatiques ainsi que les favelas brésiliennes aux foules occidentales dans le cadre de documentaires larmoyants mais inefficaces d’un point de vue politique. Afin d’occulter la lutte des classes en cours et à venir, les experts ont trouvé le mot-miracle : les « exclus ». Pourquoi ce choix ? Lorsque nous sommes « exclus », nous pouvons dénoncer le système sur un mode revendicatif mais stérile : à l’inverse de l’exploité, l’exclu n’a pas d’exploiteurs en chair et en os. Le litige est donc évacué du langage républicain et capitaliste.

Enfin, la langue a la force d’agréger des groupes humains atomisés. Disloquée par le culte du chiffre, la société doit se convaincre qu’elle crée du lien, notamment par la répétition de termes creux : ainsi, les affiches « Attentifs, ensemble » (Métropolitain), « vivre-ensemble », « faire ensemble » (Crédit coopératif), masquent ce qui se révèle être, dans les faits, une foule d’êtres atones et esseulés.

« À la suite de l’effondrement du « socialisme » soviétique, les termes liés à la lutte sociale ont été frappés d’illégitimité au profit des défenseurs zélés de la propriété privée et du marché. »

Exigeant et précis, LQR dévoile les ressorts autoritaires d’une langue dévoyée par le néo-libéralisme. Mensongère et falsificatrice, cette dernière s’emploie à gommer une lutte des classes que plus personne ne peut nier. Au moment où les démocraties libérales dérivent vers l’extrême-droite, savoir débusquer les éléments de langage de la réaction est salutaire.

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1 réponse »

  1. Je commente tel un réactionnaire votre article. Mais un réactionnaire de votre camp.

    Pour cela, il doit recourir à des procédés linguistiques qui vont atténuer sa rudesse. Les politiques néo-libérales ont ainsi amené sur le devant de la scène un certain nombre d’euphémismes savoureux dans le but d’arrondir les angles et de rester consensuel. Si jadis, nous parlions de « surveillant général de lycée », il est désormais courant d’entendre « conseillers principaux d’éducation ». Les « mouvements sociaux » supplantent les grèves, les « infirmes » remplacent les handicapés. Quant aux chômeurs, nous les appelons pudiquement « demandeurs d’emploi ».

    Poursuivez. En Debordien, puis en Michéen : « Parent 1 » et « Parent 2 » supplanteraient bientôt père et mère,

    « Au moment où les inégalités se déchaînent, parler de diversité tend à masquer que, dans les faits, il n’y en a guère. » Du même camp dis-je ? Absolument. Car là est votre grandeur d’esprit. Il n’y a pas d’hommes. Il n’y a pas de diversité. Il y a le vrai qui est un moment du faux. Leur cosmopolitisme est identitaire. Mon universalisme est nationaliste. Les mots m’éclairent. Les maux me trompent.

    La réforme positive ? C’est que vous idolâtrez trop Calvin ou Luther. Eh, pourtant, on voit bien que vous parvenez à déceler que la société du puritain procède de la société du pornographe, et inversement. La réforme, c’est un refaçonnement. La révolution c’est le retour. La réforme c’est l’excès. La révolution c’est la racine. L’excès est une excroissance vénéneuse. La racine la source de la vie. Cependant, le venin est l’arme d’un être vivant. Pourtant, il ôte la vie. Que faire ?

    Salutations endimanchées.

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