Je sais bien que le mensonge ne s’est jamais aussi bien porté. Mais au lieu de nous plaindre, nous devrions nous réjouir. Car tous ces mensonges sont comme un baume protecteur au service du plus grand des mensonges : « je suis immortel. »
Jamais menteur n’aura autant menti. Et nous n’avons encore rien vu. Les mythos à la tête de bit s’annoncent bien plus tordus encore, IA pas photo. Pourtant, au lieu de nous plaindre, nous devrions nous réjouir. Car c’est bien la meilleure nouvelle que pouvait espérer l’Homme qui n’avait qu’une vie. Lui qui use de multiples ruses afin de ne pas croiser l’angoissé Kierkegaard ou l’absurde Camus. Tantôt philistin, tantôt pharisien, il bouffe à tous les râteliers, car tout est bon pour éviter de se retrouver nez à nez avec son plus grand mensonge : « je suis immortel. »
Mensonge radical mais ridicule, puisque je sais bien qu’un jour j’y passerai moi aussi. Mais face au vide, la seule stratégie possible c’est de fermer les yeux, pour ne pas être pris de vertige. Aveuglement nécessaire. Pour éviter le bug existentiel, on appuie sur la touche « Echap ». On ne regarde pas la mort devant les yeux. On regarde ailleurs. On s’invente des images qui n’y sont pas, des sons qui n’existent pas, des odeurs, des visages, des luttes, des peines, des quêtes, autant de chimères que nécessaire. On s’invente une histoire finalement, une histoire dont nous sommes le héros fatalement, un héros qui ne meurt pas évidemment. Ainsi pensait Ernest Becker, à l’origine de la seule théorie traitant de l’angoisse de la mort et débattue scientifiquement : TMT (Terror Management Theory)
Regarder ailleurs pour éviter de se retrouver face au sablier, telle est la stratégie optimale pour se dire immortel. Regarder ailleurs c’est donc mentir ailleurs. La véritable nature du mensonge c’est de divertir (Pascal a déjà tout dit), détourner l’attention afin d’éviter la mire morte. L’angoisse est une réponse mais qui n’a pas de question. Alors que le mensonge lui est une réponse à une question précise. Il suffit donc de trouver des questions, le plus de questions possibles, et d’y apporter des réponses, bonnes ou mauvaises cela n’a pas d’importance. C’est cela mentir, pour de vrai. Mentir ne consiste pas à apporter une mauvaise réponse alors que l’on pense l’inverse. Ça c’est le mensonge de l’écolier ou du politique. Le vrai mensonge c’est celui qui s’invente des questions et des réponses, pour ne plus avoir le temps de penser au plus grand des mensonges. « Je suis immortel ».
Et puisque le ridicule ne tue pas, il faudra même envisager un jour de croire ce mensonge. Pas de croire le menteur, mais le mensonge, notez la nuance. Il ne s’agit pas de croire le menteur, ce qui serait débile, mais de croire ce que dit le menteur, ce qui est tout à fait différent. Car le menteur croit dire le faux et garder le vrai pour lui, mais il peut se tromper. Il peut tout à fait dire le vrai sans faire exprès, en croyant dire le faux. Moi menteur, je peux très bien dire « je suis immortel » en pensant le contraire, et il se peut très bien que je sois vraiment immortel ! Situation curieuse, mais qui mène logiquement le menteur à croire à son mensonge.
« À part moi personne n’est mort » Thomas Gunzig
Évidemment, je me méfie un peu. Raisonner c’est sympa, mais ça n’évite pas le trépas. J’ai beau me voiler la face, je sais bien que la mort est derrière le masque. Et je soupçonne déjà quelque ruse du destin, comme si le guignon conspirait avec le sablier pour me faire trébucher au coin de la vie. « La santé est un état précoce qui ne présage rien de bon », le docteur Knock n’avait pas tort. Il y a des malades imaginaires, mais il y a aussi des bonnes santés imaginaires, Kierkegaard n’avait pas tort non plus, lui penseur de la seule maladie mortelle, le désespoir.
Un moment d’inattention, et hop ! la mort pourrait me prendre par derrière. Il faut donc prendre quelques précautions. Faire preuve d’aveuglement volontaire par exemple, comme pour feindre mon ignorance du promis trépas, car il serait alors impossible à la grande faucheuse de condamner à mort un innocent. Ou bien jeter l’échelle de la vie après y être monté, comme pour empêcher la mort de nous rappeler plus bas. Se montrer plus motivé que le mourant de La Fontaine, moins aigri que le laboureur de Bohème, plus chanceux que Job, moins suspicieux que le Vizir de Samarkande.
Et puisque je sais très bien que tout cela ne suffira pas, il me faut donc continuer à mentir, mentir encore, écouter les menteurs aussi, car plus il y a de mensonges, et plus loin dans la pile de dossier le plus grand des mensonges sera à traiter. Tout les mensonges du monde font moins peur que le plus grand de tous les mensonges. Tout plutôt que d’éviter de me retrouver un jour dans la peau de l’Homme qui n’avait qu’une vie…
« Je savais depuis longtemps que je n’avais qu’une vie. Petit, j’étais convaincu que les autres ne le savaient pas. Que leur insouciance été marquée du sceau de l’ignorance. En grandissant, je me ravisai. Ils ne pouvaient rien ignorer du tout. Et s’ils étaient indifférents à la chose, c’est forcément qu’elle ne les concernait pas. J’en arrivai alors à la terrible conclusion : moi seul n’avais qu’une vie. »
Nos Desserts :
- Lire le Traité du désespoir de Soeren Kierkegaard
- Lire Le Mythe de Sisyphe d’Albert Camus
- Lire The Denial of Death d’Ernest Becker
- Lire Knock de Jules Romain
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