Nous sommes victimes d’une effraction culturelle de la part d’un automate, et restons affalés sur notre canapé. Ce ne sont pas seulement nos expertises métiers qui sont menacées d’obsolescence programmée par l’IA, mais nos aptitudes à sublimer nos vies, à enchanter le réel, à « rater encore, rater mieux » comme dirait Samuel Beckett.
Le risque ultime est alors que devenions un ornement inutile du vivant, tel l’acrochordons cette excroissance molle de la peau. Que ferons-nous alors de toutes nos qualités ? La fonction n’étant plus convoquée, ne restera que la forme devenue encombrante, mais qu’il nous faudra pourtant bien mouler dans le réel. Les paléontologues ont inventé le terme d’exaptation, ce recyclage de choses déjà là, mais qui ne servent plus à rien.
L’exaptation est un concept qui doit sa popularité à l’article co-écrit en 1982 par le célèbre paléontologue Stephen Jay Gould et Elisabeth Vrba. Dans l’article, les auteurs avancent que les plumes des théropodes (famille des dinosaures) initialement utilisées pour la thermo-régulation, auraient finalement été recyclées pour le vol. Le genre humain lui-même aurait déjà été confronté à ce genre de virage évolutionniste, d’après les travaux du neuroscientifique Stanislas Dehaene. Nos circuits neuronaux conçus pour la reconnaissance des objets ou des visages servent désormais aussi à déchiffrer des chaines de lettres. Exemple plus contemporain, le politique originellement utilisé pour dire le vrai, la parrhèsia, mais dont la nouvelle fonction reste à définir. Peut-être sommes–nous à l’aube de la plus grande exaptation du genre humain avec l’arrivée de l’IA ?
Ne nous plaignons pas. Le recyclage serait une porte de sortie honorable. En effet, en tant que déchet putatif, il nous faut bien réaliser que le tout-venant fait aussi partie de l’horizon des possibles pour l’Homme sans qualité de Robert Musil. Le recyclage n’est donc pas la pire des issues. Mais la pilule est tout de même amère. Nous ne sommes plus cet obscur objet du désir qui plait à nos âmes. Nous sommes mis au rebut, ou au reboot pour utiliser le champ lexical du sujet. Tant d’aptitudes que l’on pensait inaccessibles à l’automate ne semblent finalement pas poser plus de problème qu’une simple opération sur une calculette.
L’IA vampirise nos aptitudes
La recherche académique par exemple, avance désormais aussi vite sans le chercheur. En effet, l’IA n’a plus besoin d’élégants concepts théoriques ou de belles formules pour faire avancer la connaissance. Elle a juste besoin d’un maximum de données afin d’en torturer le plus possible, et de leur faire avouer leurs terribles faits, quitte à leur faire dire n’importe quoi comme lorsque la recherche de corrélations quoi qu’il coûte finit par produire des âneries (Guiseppe Longo et Christian S. Calude, The Deluge of surious correlations in Bif data, 2016). Un risque jugé mineur. Alors pourquoi chercher à gravir la montagne par tous les côtés, ou à la deviner d’en bas comme le théoricien, « quand on peut y accéder en hélicoptère » avec l’IA (Jean Yves Girard, logicien).
L’art aussi se débrouillera bien mieux sans nous. L’IA lui propose un chemin bien plus court chemin vers l’ineffable et l’indicible. Elle ouvre les portes à la place de l’artiste, mais garde les clefs. De toute façon, on n’a jamais su vraiment si l’artiste était fou ou un génie. Au moins avec l’IA on sait que ce n’est ni l’un ni l’autre. Et il faut croire que cela suffit, puisque l’automate semble désormais capable de produire des œuvres rivalisant avec celles de vrais artistes. « L’art, c’est le plus court chemin de l’homme à l’homme », finalement il a fait un détour contrairement à ce que pensait André Malraux. L’art est mort, vive l’art !
Quant au langage, plus besoin de faire les présentations. Chat GPT est devenu le meilleur ami de l’homme qui doit pondre un rapport, une étude, une démonstration. D’ailleurs pourquoi s’arrêter en si bon chemin. Plus besoin de verbaliser nos pensées, désormais l’IA le fera pour vous. Une puce dans la caboche et vous dialoguerez avec vous-même, sans vous contredire. Rappelons que l’IA ne comprend aucun des mots qu’elle débite. Sa méthode pour répondre de manière aussi bluffante, n’est pas comprendre la question, mais de comprendre à quoi ressemble la question, pour deviner à quoi doit ressembler la réponse.
Et puis il y a la bi-quête existentielle : le moi et la mort. L’IA est complétement désinhibée sur ces sujets. Le moi pour commencer, ou plus pompeusement la conscience. Depuis le temps que l’on cherche à la dénicher dans le cerveau sans jamais la trouver. Et quand on croit avoir mis la main dessus, on n’est jamais seul. Alors plutôt que de chercher la conscience, inventons-en une : IA. Et au besoin on lui fera passer le fameux test de Turing pour savoir si l’illusion est parfaite, ou si nous avons affaire au zombie de Chalmers (philosophe australien).
Enfin, la mort. La technoscience a beau nous ajouter des prothèses à l’infini, elle ne promet pas encore l’éternité. Alors puisqu’il faut mourir, pourquoi ne pas faire semblant ? L’IA permet déjà aux morts de dire adieux aux vivants. Et si le vivant est trop triste, on demande au mort de faire du rab sur terre. La procession devient apéro dinatoire, où la peine des proches est travestie par la technique. Et si le vivant est indisposé, le mort sera reprogrammé pour demain.
Mais alors quel recyclage peut–on espérer de nos qualités ? Peut-être celui des Âmes mortes de Gogol, au service d’une IA qui cherchera à peupler son Cloud. Des âmes vendues et revendues à la plateforme la plus innovante. Pourtant au départ, l’IA avait l’air sympathique. Bien sous tous rapports, on lui donnait même les clefs de la maison. Finalement, L’ombre « mobile et souple momie » de Paul Valery se révèle ombre anxiogène du ballon de Vallotton.
À moins que ce soit notre ego qui soit seulement menacé, notre melon atteignant à ce jour une taille inégalée à l’échelle du vivant. Oui, l’IA nous infligera probablement notre plus grande blessure narcissique, peut-être l’ultime. Isidore Ducasse, dit Conte de Lautréamont, avait tout dit : « Je suis le fils de l’homme et de la femme, ça m’étonne…. je croyais être davantage. »
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