Il est des lectures qui laissent perplexes, tant elles dépeignent avec une actualité frappante la société contemporaine malgré les siècles qui séparent leur écriture de cette dernière. « L’Utopie », de Thomas More, parue il y a précisément 500 ans, en est assurément l’un des exemples les plus évocateurs. De quoi nous donner à réfléchir, et l’envie de décortiquer les passages les plus pertinents de cette œuvre magistrale.
Publiée en 1516, « L’Utopie » est décomposée en deux livres, le premier traite des questions de bon gouvernement et le second décrit l’île d’Utopia, fiction célèbre qui offrit à la littérature un style éminent et au vocabulaire un terme qui a traversé les siècles : l’utopie. Pour faire honneur à l’œuvre de More, nous vous proposons un article en deux parties. Voici la seconde.
Les deux protagonistes centraux de L’Utopie sont Morus et le navigateur Raphaël Hythlodée. Pour répondre à Morus qui est « d’opinion qu’on ne peut vivre commodément là où toutes choses sont communes », Raphaël va présenter le système utopien et, devrait-on dire, utopique. Voici les points saillants de cette description riche de détails et d’idées à étudier à l’aune de la situation contemporaine.
L’île des Utopiens, la preuve par l’exemple
Dans le contexte d’un débat virulent sur la redéfinition de la laïcité à la française, il est intéressant de voir que les Utopiens autorisent une totale liberté religieuse, tant que cette liberté ne devient une contrainte dans la vie de personne. Thomas More développe cette idée bien qu’il soit lui même très catholique et que l’unité religieuse en Europe n’ait pas encore été remise en cause par Henri VIII au moment de la rédaction de L’Utopie. Il apparaît ainsi comme un précurseur de la pensée laïque, et fait preuve d’une grande ouverture d’esprit pour son époque et pour un écrivain au tempérament aussi pieux.
Les Utopiens ont également instauré une démocratie réellement représentative et une discussion collective systématique des décisions importantes. L’emploi est garanti pour tous mais ils ne s’agit « pas que [l’individu] travaille depuis l’aube du jour jusqu’à la nuit comme les chevaux, ce qui est une calamité et une misère plus que servile, et qui est la coutume des ouvriers quasi en toutes régions, sauf en Utopie où les habitants […] n’en consacrent que six heures à travailler : trois avant midi, après lesquelles ils dînent, puis après dîner ils se reposent deux heures, et cela fait ils travaillent trois autres heures jusqu’au souper, et tôt après huit heures ils vont se coucher, et reposent huit heures s’ils veulent. »
Ainsi, la semaine de 30 heures, chère à certains partis et mouvements français, et actuellement testée en Suède, n’est pas une idée neuve, puisque More l’évoquait en 1516. Elle permet à tous de travailler assez pour supporter la collectivité, tout en gardant du temps pour développer ses connaissances et étudier ses sujets de prédilection. « Pour cette cause, vu que tous les Utopiens s’exercent à des métiers utiles, et qu’en ceux-ci assez peu de travail suffit à couvrir tous les besoins, il advient parfois que tous les biens y surabondent : ils s’appliquent alors à refaire les chemins publics […], et très souvent, quand il n’est pas même besoin de semblables ouvrages, ils déclarent publiquement une diminution de la durée du travail. Car les gouverneurs et magistrats ne contraignent pas leurs sujets contre leur gré à des travaux superflus et vains, parce que l’institution de leur République tend à ce seul point et à ce seul but, à savoir, autant que les nécessités publiques le permettent, à assurer à tous les citoyens le plus de temps possible dégagé des servitudes corporelles, afin qu’ils le consacrent à cultiver et à affranchir leur esprit. C’est en cela, croient-ils, qu’est située la félicité de la vie humaine. »
En somme, la mesure et l’équilibre sont érigés en normes et en valeurs suprêmes. On trouve même chez les Utopiens ce que l’on nommerait aujourd’hui une réelle dimension écologique et décroissante (si l’on se permet l’anachronisme), indissociable du progrès social et humain. Leur vision de la vie de l’homme, de la valeur, du travail, fait clairement rêver, et nos dirigeants auraient assurément beaucoup à en apprendre, s’ils faisaient l’effort d’ouvrir un jour un tel livre. Souvent, malheureusement, et à l’image de la pauvre Princesse de Clèves, ce n’est guère le cas. Et ce n’est pas Mme Fleur Pellerin qui pourrait y faire quelque chose, puisque les dossiers, c’est bien connu, sont bien plus importants que les livres en termes de culture. Quoiqu’il en soit, la production, chez les Utopiens, se borne à la satisfaction des besoins réels de tous, et s’arrête pour laisser place à la culture lorsque ces besoins sont satisfaits. De quoi laisser la nature se reposer et donner l’occasion aux esprits de se développer.
Pour finir, on peut lire que les Utopiens ont développé des hôpitaux publics d’une qualité absolue. Raphaël Hythlodée explique que les quatre hôpitaux entourant la capitale sont si grands et si bien équipés que les malades préfèrent y être soignés plutôt que de rester chez eux. Surprenant, à l’heure où les hôpitaux français sont démantelés à coup de suppressions massives de postes, de services entiers et de fermetures d’établissements. En fait, le système utopien représente la direction opposée de celle que nos politiques semblent prendre.
Le philosophe doit-il se mêler de politique ?
À la lecture de l’œuvre, la dimension philosophique des débats et réflexions saute aux yeux, notamment dans sa grande proximité avec les philosophes antiques. La parenté platonicienne de L’Utopie se révèle ainsi à plusieurs titres, dans l’œuvre, matériellement et organiquement, comme dans les motifs de son écriture.
L’Utopie est tout d’abord l’aboutissement d’un projet de jeunesse de More : écrire un éloge paradoxal de La République platonicienne dans lequel il défendrait son communisme. C’est ce qu’explique Érasme, alors très proche de Thomas More, dans une lettre au chevalier Ulrich von Hutten : « La déclamation est sa forme d’expression favorite, surtout les thèmes paradoxaux, pour la raison qu’ils soumettent l’esprit à une plus vive gymnastique. C’est ainsi qu’il ruminait, adolescent, un dialogue où il défendait la société communiste de Platon, y compris la communauté des épouses. » Pourtant, c’est précisément sur ce point mis en exergue par Érasme que More n’a pas repris le modèle communiste platonicien. Le système familial des Utopiens est en effet patriarcal et inégalitaire. Seul le communisme économique de Platon est repris par l’auteur, à travers l’abolition de l’usage de l’argent et de la propriété privée.
Ensuite, le terme d’utopie, qui passera dans le vocabulaire courant, est en lui-même platonicien, dans la mesure où, venant du grec Ou-topos qui signifie non-lieu, ou nulle part, il rappelle le lieu, ou non-lieu, dans lequel se trouve la cité idéale des protagonistes de La République de Platon. More utilise dans certaines lettres à Érasme l’équivalent du terme en latin, Nusquama (le pays de Nulle-part), mais c’est bien le terme grec qu’il a choisi pour titre.
Enfin, précisions que Thomas More est renommé pour avoir donné une excellente éducation à ses enfants, filles comme garçons, et pour avoir même favorisé ses filles. Serait-il un précurseur du féminisme ? Comment expliquer alors que les Utopiens ne soient pas plus féministes ? Il est probable que le message que More voulait véhiculer à l’époque était surtout d’ordre économique et qu’il ne souhaitait pas proposer une vision totalement révolutionnaire de la société afin que cette dernière soit un peu plus abordable par les dirigeants de toutes sortes.
Raphaël Hythlodée et Morus en plein débat. ©Stéphane Lojkine
En effet, un profond débat oppose Morus à Raphaël, au sujet de l’implication du philosophe en politique. Morus, fidèle à son statut de modéré, encourage les philosophes à se mêler de politique et souhaite que Raphaël soit conseiller du Prince afin de le guider vers plus de sagesse, vers un changement de politique. Il en comprend l’intérêt, sur le fond, et les deux compères s’accordent dans tous les cas sur sa nécessité. Mais c’est sur le moyen que leurs visées diffèrent. En effet, Morus estime qu’il serait plus efficace de dissimuler la philosophie scolastique, théorique, pensée par Hythlodée, en adoptant plutôt une menée oblique, une voie indirecte, détournée, qui permettrait de rendre les propos philosophiques plaisants, divertissants, plus audibles aux conseillers du Prince et au Prince lui-même.
Difficile de ne pas voir dans ce qui nous entoure un miroir de ce débat entre les protagonistes. On retrouve ici la dérive actuellement observable vers une société où la communication est reine, et où les idées complexes doivent être simplifiées pour être entendues. Sous couvert d’une vulgarisation des idées, d’une démocratisation de la sagesse, en l’occurrence à l’attention du Prince, mais que l’on peut étendre à tous les citoyens aujourd’hui, les idées sont perverties, limitées, bornées. Hythlodée s’y refuse, préférant garder son esprit et sa philosophie “pure”, persuadé qu’elle serait salie, pervertie par cette vaine tentative. « Voilà pourquoi je pense que par cette menée oblique que tu dis, rien ne se peut convertir en mieux. Ainsi le philosophe Platon donne-t-il à connaître par une très belle comparaison pourquoi à juste titre les sages s’abstiennent de vouloir prendre part au régime de la République. »
Le philosophe révolutionnaire : oxymore ou nécessité ?
Hythlodée incarne ainsi la figure du philosophe révolutionnaire, figure ambiguë et en apparence oxymorique. Il n’hésite pas, lors d’un dîner et en présence d’un éminent cardinal et de juristes se pensant très savants, à exprimer des opinions particulièrement révolutionnaires, notamment en refusant la peine de mort, et en engageant une attaque virulente contre l’oisiveté des plus riches et de membres du clergé, et contre la manière avec laquelle ils détruisent le travail. More écrit ici en réaction au mouvement enclenché sous l’impulsion de l’aristocratie tudorienne, celui des enclosures, durant lequel de grands élevages de moutons sont créés afin de répondre aux besoins de l’industrie lainière en plein essor, détruisant de fait les petites exploitations et entraînant une misère croissante des populations déplacées. « Vos moutons, dis-je, qui avaient coutume d’être si doux et de se contenter de peu, maintenant (à ce qu’on dit) sont si gourmands et méchants qu’ils dévorent les hommes et gâtent les champs, les maisons et les villes. Certes, dans chaque partie du royaume où la laine est plus fine et plus déliée, et pour cette cause plus précieuse, les gentilshommes et nobles de ce lieu, et aussi un certain nombre d’abbés qui s’estiment gens de bien, ne se contentent point du revenu et des fruits annuels que leurs terres avaient coutume de générer pour leurs aïeux ; aussi ne leur suffit-il pas de vivre grassement sans rien faire et de n’apporter au bien public aucune utilité : ils enclosent tout en pâturages, démolissent les maisons, ruinent les villes et bourgades, ne laissant que les églises pour servir d’étables aux moutons ; et ces personnages-ci, qu’on estime gens de vertu, mettent en désert, garennes, parcs ou viviers toutes les habitations, et pareillement tous les champs labours, presque comme s’ils semblaient ne gâter guère de pays chez vous. »
Ce passage n’est pas sans rappeler cruellement la situation de nos campagnes, progressivement vidées de leurs petites exploitations paysannes au profit de géants céréaliers qui rachètent les terrains, s’équipent de tracteurs de haute technologie qui travaillent tout seuls, et entrainent la désertification de villages et de régions agricoles entières. Hythlodée poursuit ainsi, venant donner raison à cette analyse : « Par quoi il advient que certains laboureurs, circonvenus par des tromperies, ou opprimés par violence, ou lassés par des injures, sont dépouillés et dénués de leurs terres, ou sont contraints de les vendre, afin qu’un avaricieux qui n’a jamais suffisance, et qui est une peste en son pays, augmente son territoire et en un circuit enclose quelques milliers d’arpents de terre. »
On pourrait continuer ainsi longtemps, car Raphaël explique ensuite en quoi les familles désormais chassées et privées de tout moyen de subsistance se mettent à mendier pour survivre, et sont ensuite emprisonnées car considérées comme oisives par la bourgeoisie, celle-là même qui les a privés de leur travail. La comparaison avec la situation de chômage actuel laisse sans voix.
On constate donc à travers ces lignes que Raphaël Hythlodée est un homme qui ne reste pas dans le monde de l’abstrait, et tente d’apporter des solutions concrètes, notamment lorsqu’il enjoint le cardinal chez qui il dine à agir : « Ordonnez que ceux qui ont démoli les villages et bourgades les réédifient, ou qu’ils cèdent les lieux à ceux qui les voudront réparer, et qui y voudront édifier ! Réfrénez les achats groupés des riches, et ôtez-leur la licence d’exercer ce quasi-monopole ! Faites que peu vivent oisifs ! »
Pourtant, quelques pages plus loin, Hythlodée défend face à Morus un point de vue surprenant, car il refuse de se mêler de politique, et de conseiller les gouvernants, ce que d’une certaine manière, il a pourtant fait durant cette tirade. Le style paradoxal de More s’étend ici au-delà des frontières littéraires traditionnelles puisqu’il atteint la figure de Raphaël, qui semble hésiter entre action et réflexion, et qui, à l’image de More, n’a jamais voulu renoncer à ses convictions ou à ses engagements philosophiques, tout en souhaitant tout de même les mettre en œuvre concrètement, et changer ce qu’il pouvait autour de lui. C’est d’ailleurs cette volonté de vivre en accord avec ses engagements, notamment en matière de religion et de loyauté amicale, qui a valu à More l’emprisonnement et la décapitation pour trahison, après qu’il ait refusé de reconnaître l’autorité du Parlement anglais en matière religieuse, à l’époque du schisme anglican.
Un précurseur de la critique sociale contemporaine
More n’adhérait sûrement pas à tout ce qu’il a décrit dans L’Utopie, mais il cherchait à faire réfléchir, à provoquer le débat. Il n’est représenté totalement par aucun des deux personnages principaux, et chaque point de vue a son importance, d’où l’utilisation du dialogue paradoxal. Les thèses qu’il défend, et qui ont pu crisper au XVIe siècle sont aujourd’hui encore criantes d’actualité, et pas moins polémiques. À la lecture de L’Utopie, More apparaît, 500 ans plus tard, comme un véritable précurseur de l’anticapitalisme et de la critique sociale contemporaine. Ses mots sont aujourd’hui encore particulièrement pertinents pour analyser et questionner le monde qui nous entoure.
Ainsi, Morgan Sportès écrivait dans Solitudes que « Tout est cycle, cercle vicieux, éternel retour ». Jamais citation n’a été aussi adaptée dans ce contexte, sauf peut-être celle de Marx au sujet du matérialisme historique : « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de luttes de classes. »
La société, celle de Platon à la nôtre, en passant par celle de More ou encore de Marx, semble être figée dans un système dont nous n’avons pas encore trouvé la sortie. L’issue a pourtant été imaginée de multiples fois, comme la relecture de Thomas More le démontre à nouveau. Et aussi sûrement que faire le projet d’un futur désirable est indispensable, replonger dans les utopies du passé, qui sont d’une actualité indéniable, est une nécessité.
Nos Desserts :
- (Re)lire la première partie de l’article
- L’article scientifique, « Thomas More et l’utilisation du paradoxe comme discours de la méthode » d’Isabelle Bore, LISA
- La République de Platon en libre accès
- Lire dans l’édition Guillaume Navaud de L’Utopie, chez Folio classique, les excellentes notices ainsi que la préface, et la lettre d’Érasme à Von Hutten
- Au Comptoir, on vous parlait déjà des fictions utopiques il y a quelques mois
- Parce qu’on est aussi un peu pessimistes, on discutait, juste après, des « Contes de la folie dystopique »
- Et enfin, on vous proposait « Trois visions totalitaires : lecture croisée d’Orwell, Huxley et Zamiatine »
Catégories :Culture
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