Fiction / Récit

[Micro-fictions] Avec Winston, par-delà l’ombre de la mort

Avoir du courage, qu’il soit physique ou intellectuel, requiert d’échelonner sa peur en considérations d’évènements plus ou moins traumatiques vécus et assimilés, afin de se donner le maximum de chances de régir dignement en cas d’imprévus. C’est d’ailleurs l’un des sens du rite de passage à l’âge adulte, dont chacun peut avoir des exemples grâce à des reportages ou des livres. On citera au hasard le rite Ukuli ayant cours chez les Hamar d’Éthiopie, et qui consiste à sauter sur le dos de taureaux alignés sans en tomber, afin de prouver sa valeur d’homme, ou encore celui appelé Maraké, ce « rituel d’initiation et d’alliance propre aux communautés amérindiennes wayana-apalai d’Amazonie, (…) constitué d’un cycle de cérémonies qui se répartissent sur plusieurs mois et comprennent de la musique, des danses en costume et une épreuve d’application de fourmis ou de guêpes »…

Pour nous autres, jeunes français de métropole, ces rites semblent avoir disparu, et ce n’est pas le permis de conduire qui viendra combler ce déficit. Il nous faut alors trouver par nos propres moyens des manières de s’endurcir et de bâtir une solidité psychologique qui nous permette d’être un point d’appui solide pour notre famille et notre communauté, que celle-ci soit nationale, ou qu’il s’agisse d’un quartier, d’un hameau ou de tout autre territoire à délimitation affective. Dans cette quête parfois désespérée, la lecture peut-être un recours salutaire, quoique probablement insuffisant… Pour ma part, les récits de la Résistance ont joué leur rôle, mais c’est surtout (allez savoir pourquoi ?) le fameux roman d’Orwell, 1984, qui fut une véritable révélation, et une manière d’affronter l’une des peurs les plus tenaces qui soit : celle de la mort. Bien que personnage de fiction, j’ai bel et bien cru vivre avec Winston les pires de ces malheurs, et je voudrais ici lui rendre une forme de petit hommage car il me semble qu’il m’a rendu plus courageux.

C’est en effet grâce à Winston, cet être sensible que fait souffrir un ulcère variqueux et qui se prend d’affection pour un simple presse-papier que j’ai compris que mourir n’était pas forcément une chose à redouter. Oui, ce qu’il endure après sa capture par le Parti est bien plus atroce qu’une mort par balle, ou presque tout autre scénario qui pourrait nous venir à l’esprit… Puisqu’il a été question pour lui de devenir un autre par la destruction physique : « L’apparition était effrayante, et pas seulement parce que Winston savait que c’était sa propre image. Il se rapprocha de la glace. Le visage de la créature, à cause de sa stature courbée, semblait projeté en avant. Un visage lamentable de gibier de potence, un front découvert qui se perdait dans un crâne chauve, un nez de travers et des pommettes écrasées au-dessus desquelles les yeux étaient d’une fixité féroce. Les joues étaient couturées, la bouche rentrée. C’était certainement son propre visage, mais il semblait à Winston que son visage avait plus changé que son esprit. ». Et une destruction morale, le point d’acmé de celle-ci étant atteint quelques pages plus loin que la scène précitée, lorsqu’il supplie que l’on livre la femme qu’il aime, Julia, aux rats qui menacent de lui dévorer le visage et qu’il finit par accepter que 2 et 2 fassent 5…

Winston a donc été détruit et reformaté, exactement comme un ordinateur, à l’exception près que le héros doit être perfusé avec du gin immonde, « à l’odeur d’huile », afin de fonctionner à peu près comme il faut. La preuve la plus accablante de cet anéantissement/reconstitution étant la manière avec laquelle il considère Julia, une fois enfin libéré et alors qu’il la recroise par hasard dans un parc. Cette Julia tant aimée, qui avait naguère la « taille souple », « une large bouche rouge », des « yeux d’un brun plutôt clair », mais qui, elle aussi, est désormais changée, et dont le contact corporel rappel maintenant celui d’un cadavre, ou de la pierre, tandis qu’« une longue cicatrice, en partie cachée par les cheveux , lui traverse le front et la tempe ».

J’ai donc choisi Winston pour étalonner ma peur de la mort, et le maximum de souffrance qu’il se peut endurer dans cette vie. Peu importe sa non existence. C’est aussi une manière de rendre hommage à ce personnage créé par Orwell. Je pense à Winston presque tous les jours. Et avec lui je pense aussi à Michel Foucault. Je songe que le Parti qui a détruit Winston de manière brutale, verticale, grâce à la douleur et la menace se retrouverait probablement aujourd’hui de manière beaucoup plus subtile, agissant par le bas, horizontalement, pénétrant l’esprit et le corps de ses victimes. Il encouragerait par exemple à la chirurgie esthétique, à la consommation de nourritures empoissonnées qui détruisent le corps et l’esprit, à l’annihilation de toute possibilité de poésie et d’émerveillement, à l’abêtissement définitif… Il me semble que sa violence serait beaucoup plus subtile que les coups de bottes et les tortures subies par Winston, mais serait-elle pour autant moins cruelle ?

Enfin, je relis régulièrement ce passage, parmi les toutes dernières pages du roman. Celui dans lequel, après une rencontre glaciale, Winston se retourne une dernière fois dans l’espoir vain de pouvoir regarder Julia s’engouffrer dans la bouche de métro : « Cinquante mètres plus loin, il se retourna. La rue n’était pas tellement encombrée. Il ne pouvait pourtant déjà plus distinguer Julia. N’importe laquelle de la douzaine de silhouettes qui se dépêchaient pouvait être la sienne. Son corps épaissi, raidi, ne pouvait plus être reconnu de dos ». Et je me demande : pourquoi Winston s’est-il retourné ?

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