Politique

Que faut-il garder de Theodore Kaczynski ?

Theodore Kaczynski, s’est éteint ce samedi 10 juin, alors qu’il purgeait depuis vingt-cinq ans une peine à perpétuité, à la prison fédérale de Caroline du Nord. L’occasion de rappeler que si “Unabomber” – comme l’avait surnommé le FBI – a été un des plus grands terroristes de l’histoire des États-Unis, c’est aussi un penseur technocritique de premier plan.

Le 4 mai 1998, le FBI met fin à la chasse à l’homme la plus coûteuse de son histoire en arrêtant Theodore Kaczynski. En dix-huit ans, UNABOM (“UNiversity and Airline BOMber”, en rapport aux premières cibles du terroriste), a envoyé par colis seize bombes, responsables de trois morts et de vingt-trois blessés. Une traque exceptionnelle retracée par la mini-série de huit épisodes Manhunt Unabomber. Celle-ci démarre en 1995, et met en scène l’affrontement intellectuel entre un terroriste anti-système retranché dans sa cabane, qui doit échapper aux autorités et diffuser ses idées, et James R. Fitzgerald, un représentant des forces de l’ordre qui cherche à résoudre l’énigme de sa vie.

Cette série nous prouve une fois de plus que le capitalisme est capable de tout récupérer. Car, Discovery Channel et Netflix, qui diffusent la série, n’ont pas peur de s’enrichir grâce à un personnage subversif. Pourtant, sa critique très juste de la société industrielle apparaît en creux. Pire, la série montre la fascination et le respect intellectuel de Fitzgerald, qui, une fois sa traque terminée, se retranche – temporairement – dans une cabane pour imiter celui qu’il vient de faire arrêter. La raison est simple : les méthodes de Kaczynski sont inacceptables. En s’attaquant à des innocents, il a réussi à rendre inaudible son propos. « L’horreur que produit en nous le passage à l’acte fait que personne n’ose se revendiquer entièrement de Kaczynski », explique Jean-Marie Apostolidès, premier traducteur français du terroriste à Usbek & Rica. Près de trente ans après son dernier acte terroriste, il est peut-être temps de dépasser ce dégoût légitime que nous inspire son mode d’action, afin de se pencher plus sérieusement sur ses idées.

L’influence de Jacques Ellul

Fils d’ouvrier, Kaczynski montre très jeune des capacités intellectuelles largement supérieures à la moyenne. Doté d’un quotient intellectuel de 167 – soit sept points de plus qu’Albert Einstein –, il saute deux classes. Solitaire et souffre-douleur de ses camarades, il se renferme sur lui-même et développe des troubles du comportement. Le seul ami qu’il a durant son adolescence le trahit pour une histoire d’amour. À seize ans, il intègre Harvard, pour entamer des études de mathématiques. Il restera toujours en marge du milieu étudiant. En première année, avec vingt-et-un autres étudiants, il subit à son insu une expérience de psychologie menée par le professeur Henry Murray et la CIA. Celle-ci a pour objectif de tester des méthodes pour briser psychologiquement ceux qui les subissent.

« Jacques Ellul a développé l’une des critiques les plus radicales du progrès technique et du capitalisme de la seconde moitié du XXe siècle. »

À vingt-cinq ans, il obtient son doctorat en mathématiques, à l’Université du Michigan. Ne désirant pas se tourner vers la recherche, il devient professeur assistant en mathématiques à l’Université de Californie à Berkeley. Mais deux ans après, en 1969, il démissionne et retourne vivre chez ses parents. Kaczynski lit énormément, notamment le sociologue français Jacques Ellul. C’est ce dernier – et non pas l’expérience de Henry Murray, comme le suggère la série – qui motive son passage à l’acte.

Jacques Ellul (1912-1994)

Anarchiste chrétien influencé par Karl Marx, Jacques Ellul a développé l’une des critiques les plus radicales du progrès technique et du capitalisme de la seconde moitié du XXe siècle. Pour le Bordelais, la technique a acquis dans notre société un caractère sacré. Or,« il n’y a pas d’autonomie de l’homme possible face à l’autonomie de la technique. » D’après Ellul, l’État est, lui aussi, un instrument de domination, qui recherche constamment plus de puissance, et la liberté exige son anéantissement. C’est parce qu’elle n’a ni su mettre fin à « l’impératif technicien », ni briser l’État que l’URSS aurait échoué, selon lui. Influencé par Ellul ainsi que par l’écrivain américain naturaliste Henry David Thoreau, Kaczynski quitte tout pour s’installer dans une cabane dans le Montana en 1970. Huit ans plus tard, il envoie sa première bombe, signée “FC” pour “Freedom Club”, afin de faire croire qu’il a avec lui tout un groupe structuré.

Contre la technique et l’État

Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 1998, 128 p.

Pourtant, en 1995, il veut abandonner ce mode d’action. Il propose au FBI de publier son manifeste Industrial society and its future (La société industrielle et son avenir) dans un grand média, en échange de quoi, il arrêterait tout. Il obtient gain de cause le 19 septembre 1995. The New York Times et The Washington Post le publient. Un geste qui signera sa perte. Mais peu importe, ses idées sont maintenant connues. Une intuition le guide : le progrès technologique nous conduit à un désastre inéluctable et nous prive de liberté. « Les conséquences industrielles ont été désastreuses pour l’humanité. […] Le développement accéléré de la technologie va empirer les choses et sans aucun doute infliger aux hommes des humiliations plus graves encore et à la nature de plus grands nombres ; il va probablement accroître la désagrégation sociale et la souffrance physique, même dans les “pays avancés” », prévient-il d’entrée de jeu.

Le progrès technique a atteint un tel niveau, selon Kaczynski, qu’il provoque « autodépréciations, sentiments d’impuissance, tendances dépressives, défaitisme, culpabilité, haine de soi ». Pour lui, « ce système n’existe pas pour satisfaire les besoins des hommes, et n’en est pas capable. Les désirs et le comportement des hommes doivent en fait être modifiés pour satisfaire aux besoins de ce système ». Il perçoit alors un bouleversement anthropologique sans commune mesure avec les sociétés précédentes. L’homme est alors privé de toute liberté et de toute autonomie, c’est-à-dire de sa capacité à se prendre en charge lui-même. Non seulement, la technique, responsable de la croissance de l’État, contraint l’homme dans tous les domaines de sa vie, mais en plus il ne peut plus se passer d’elle. Au fur et à mesure du temps, il perd ses savoir-faire pour s’en remettre à la toute-puissance de la machine. Sa conclusion est sans appel : seul l’effondrement de la civilisation moderne peut empêcher le désastre.

« Il défend l’action de groupes révolutionnaires et la rupture avec le réformisme et le légalisme, qui mènent à une impasse. »

Bien qu’il puisse être rattaché à l’écologie libertaire, à l’anarcho-primitivisme ou au néo-luddisme – en référence aux artisans anglais du début du XIXe siècle qui cassaient les machines pour résister au capitalisme – Unabomber n’a pas de mot assez dur contre le gauchisme universitaire. Pour lui, il est un allié objectif du système qu’elle prétend combattre. Il n’est pas pour autant plus tendre avec la droite, dont il parle certes moins. « Les conservateurs sont idiots : ils se lamentent sur l’effondrement des valeurs traditionnelles mais s’enthousiasment pour le progrès technique et la croissance économique. Il ne leur est visiblement jamais venu à l’idée qu’on ne peut pas opérer de changements rapides et radicaux sans provoquer des changements tout aussi rapides dans tous les autres domaines, et que ces changements détruisent inévitablement les valeurs traditionnelles », raille-t-il. Il défend alors l’action de groupes révolutionnaires et la rupture avec le réformisme et le légalisme, qui, selon lui, mènent à une impasse. « Nous préconisons donc, décrit-il, une révolution contre le système industriel. Elle peut être violente ou non, être soudaine ou s’étaler sur plusieurs décennies. » Pour lui, elle n’implique « pas nécessairement un soulèvement armé, mais certainement un changement radical et fondamental de la nature de la société. » La révolution, bien que plus facile que la réforme, selon ses dires, est un processus qui comporte une large part de tragique.

Mener la Révolution

Éditions Libre, 2021, 300 p.

« La révolution n’est pas un dîner de gala […]. La révolution, c’est un soulèvement, un acte de violence par lequel une classe en renverse une autre », affirmait Mao Zedong. Unabomber, lui, estime que : « Pour obtenir une chose, il faut savoir en sacrifier une autre. » La révolution fera des morts et générera des famines, car les hommes ne savent plus se passer de la technologie. Mais, la liberté, l’idéal d’une société sans pouvoir, et donc sans domination, ainsi que la défense de la Nature, valent largement ce prix. Alors qu’il est emprisonné, c’est ce sujet qui occupe ses pensées. Révolution anti-tech couche sur le papier ses réflexions. Le condamné à perpétuité part de deux constats. D’abord, « le développement humain d’une société ne peut jamais être soumis à un contrôle humain rationnel ». De Solon dans la Grèce antique aux Bolcheviks en URSS, en passant par Simon Bolivar en Amérique du Sud et Bismark en Allemagne, les responsables politiques ne sont jamais capables de mesurer précisément les effets des politiques qu’ils mènent, si bien qu’en réalité il est impossible de maîtriser l’évolution des sociétés. Celles-ci, pour Kaczynski, sont des systèmes autopropagateurs (SAP), « c’est-à-dire un système qui tend à promouvoir sa propre survie et sa propre propagation », constitué d’autres SAP (familles, tribus, communautés, entreprises, gouvernements, syndicats, etc.) interdépendantes. Or, « pour survivre (dans la société technologique), les humains devront non seulement s’avérer utiles, mais aussi plus rentables à entretenir que tout substitut non humain. Ce qui n’est pas une mince affaire, étant donné que les humains sont bien plus coûteux à entretenir que les machines. » Deuxième constat, qui n’est pas neuf chez lui : la société technologique n’est donc pas viable. Ces deux données rendent la révolution nécessaire.

Unabomber dégage quatre principes essentiels en analysant  attentivement l’histoire et les différents mouvements révolutionnaires ou indépendantistes : « On ne peut changer une société en poursuivant des objectifs vagues ou abstraits » ; « la prédication, seule […], ne permet pas de faire advenir des changements durables » ; « tout mouvement radical tend à attirer de nombreuses personnes […] dont les objectifs coïncident peu avec ceux du mouvement » ; « tout mouvement qui acquiert un grand pouvoir finit corrompu ». De ces quatre principes découlent deux règles : tout mouvement souhaitant changer la société « se doit de choisir un objectif unique, clair, simple et concret » et « doit se fixer un objectif dont les conséquences seront irréversibles ». Il en conclut que « les révolutionnaires devaient aspirer à faire s’effondrer le système par tous les moyens nécessaires », au moyen d’une organisation stricte capable de trouver « un moyen de se prémunir contre l’intégration de personnes inconvenantes », principalement les gauchistes, qu’il estime être le principal obstacle à un changement social et radical, mais également les conservateurs. Malheureusement, la révolution prônée par Kaczynski, aussi efficace semble-t-elle être, demande une discipline militaire, donc une organisation autoritaire, et n’offre que des perspectives destructrices, mais pas la possibilité d’organiser une “vie bonne”.

« Persuadé du bien-fondé de ses idées, Unabomber tente de transformer son procès, qui s’ouvre en 1997, en tribune. »

Si tout n’est peut-être pas forcément à prendre chez Kaczynski, l’évolution de notre société, la crise écologique et notre addiction grandissante aux numériques nous obligent à admettre qu’il a raison sur beaucoup de points. Sans oublier que le révolutionnaire avait très tôt perçu les problèmes que posait ce que nous désignons aujourd’hui sous le terme de “wokisme”, gauchisme culturel qui se présente comme subversif tout en étant largement soluble dans le Capital. Persuadé du bien-fondé de ses idées, Unabomber tente de transformer son procès, qui s’ouvre en 1997, en tribune. Reconnu schizophrène et paranoïaque, il refuse de plaider la folie, comme le souhaite son avocat. Le terroriste tient à être responsable de ses actes, quitte à être condamné à mort. Malheureusement, comme l’explique l’Encyclopédie des Nuisances, qui a édité une des traductions en français de son manifeste, les attentats desservent ses idées. « On voit [que] ceux [les attentats] de Kaczynski servent maintenant à occulter le contenu et l’existence même de son texte », déplorent-ils dans la postface. Il n’est pas trop tard pour lire La société industrielle et son avenir, ainsi que ses autres écrits.

Nos Desserts :

Catégories :Politique

4 réponses »

  1. Je m’inquiète de la direction rédactionnelle que vous prenez.

    Selon vous, trois morts permettent tout de même qu’on parle des idées du terroriste.

    Que diriez-vous de six morts ? Cela serait encore acceptable ou dépassera votre limite de tolérance ?

    Et pourquoi pas douze ? C’est le nombre des victimes de Charlie Hebdo.

    Parleriez-vous des idées (s’ils en avaient) des terroristes ?

    En mon humble opinion, il y a une frontière à ne pas franchir : celle du passage à l’acte.

    La franchir enlève au terroriste son droit à lui trouver un quelconque intérêt (artistique, intellectuel…)

    Mais bon, ceci n’est que mon avis.

  2. Monsieur Boucaud-Victoire,

    Cette idée ne m’a même pas effleuré.

    Je suis encore sous le charme de votre entretien dans : « La caillera est le fruit de la désocialisation » – Entretien avec Kévin Boucaud-Victoire. Je n’ai aucun doute sur la probité de vos sentiments.

    Je m’interroge seulement sur l’opportunité de réfléchir à la pensée d’une personne qui a commis des actes de terrorisme.

    Cordialement.

  3. Monsieur Troin, « chercher à comprendre » n’est pas « excuser ».
    Ne pas vouloir réfléchir n’est jamais une preuve de sagesse.
    Il est plus qu’opportun de réfléchir, il est même nécessaire.

Laisser un commentaire