Hugo Travers est un vidéaste français connu pour ses entrevues avec des célébrités contemporaines. Courtois sans être consensuel, ce dernier essaie de mener ses interlocuteurs dans leurs retranchements. Dernièrement, notre président de la République est intervenu dans le but d’aborder les grands thèmes de l’actualité. En dépit d’un travail acharné sur ses éléments de langage, nous tombons systématiquement sur ce qui le définit le mieux : la vacuité intersidérale.
Le visage du journaliste, d’habitude si sémillant, semble empreint d’une certaine gravité. La première question porte sur les troubles dont de nombreux étudiants pâtissent. Un cinquième des jeunes français souffrent de dépression, d’anxiété et un mal-être général semble gagner nos têtes blondes. Psychologues et psychiatres se disent débordés par une situation de plus en plus intolérable. Or, un problème subsiste, que veut dire un trouble ? Quelle consistance apporter à un tel signifiant ? Premier point sur lequel la clarté n’est pas au rendez-vous ; c’est une question d’habitude.
Le mot dépression a une certaine intelligibilité puisqu’il part du corps, notre réalité la plus radicale, tout à la fois objective et charnelle. Ce dernier se constitue de parties qui luttent contre les processus de dislocation imposés par l’inflexibilité du temps, mais il charrie aussi une réalité sensible, celle du vécu. Il semble donc que les complexions juvéniles perdent en pression : voici venu le temps des bipèdes à station horizontale. Épris de leurs écrans luminescents, apathiques et abouliques, leurs statures avachies se fissurent, prêtes à succomber sous leur propre poids. Nous avons donc à faire à des é-nervés (sans nerfs) et à des organismes débiles (au sens strict) dont les appuis sont de plus en plus incertains.

File d’attente dans le cadre d’une opération de distribution alimentaire menée par l’association Linkee, à Paris le 9 mars 2021. Crédit photo : Stéphane de Sakutin / AFP
Diagnostic d’une jeunesse 2.0
L’anxiété, quant à elle, qualifie une inquiétude, liée soit à un objet, soit à rien du tout : nous pouvons alors parler d’angoisse, cette dernière nous prend à la gorge. Puisque tout part du corps, les idées et les « troubles » en émanent : « Nous avons la sagesse de nos organes » disait Montaigne. À ce diagnostic funeste s’ajoute un constat d’ordre physique, l’obésité gagne du terrain.
En plus d’une physiologie cacochyme et d’un rapport valétudinaire à l’existence, les jeunes âmes errantes se réfugient dans la manducation : Cioran écrivait que celle-ci était le remède à une vie difficile désertée par la verticalité de la transcendance religieuse. À cela, notre inénarrable président répond : « Il faut de la bienveillance. » Loin de vouloir traiter les problèmes d’un système social qui s’effondre sous les injonctions du Capital, Emmanuel Macron verse dans la morale, « faiblesse de la cervelle » (Rimbaud). Gnagnan lénifiant et ronflant, son discours se contente de dire : les catastrophes psychiques, c’est pas bien. Merci, Monsieur de La Palice.
De plus, ce dernier revient sur la solastalgie qui accable les psychés déficientes des adolescents. Notre rapport à « la » consommation va changer, soyons en sûrs : Laquelle ? Pas de réponse.
Le prolétaire qui produit un ensemble d’objets nécessaires à tous est ravalé au rang de consommateur, au même titre qu’un N+1 dont le temps libre est consacré à fréquenter des magasins huppés pourvus par des usines fonctionnant grâce aux masses laborieuses. Peu importe, la précision, c’est une manie d’intellectuels : certains produisent plus qu’ils ne consomment et inversement, mais nous procéderons à des coupes un peu partout sans questionner le mode de production dans lequel nous sommes englués. Même s’il nous mène au pire.
Aux armes, (con)citoyens !
Face à cette débandade, notre lider Maximo préconise une thérapie de choc. Comme il l’a dit lors d’une intervention, il faut de « l’ordre, de l’ordre, de l’ordre ». L’ordre exercé par qui ? Pour qui ? Comment ? Peu importe.
Revenons à ces remèdes miracles dont la France jacobine nous rabat les oreilles à longueur de temps : les océans vont déborder, les feux de forêts se multiplient, des aires géographiques sont englouties mais nous avons la solution.
Il faut « faire des républicains », développer « l’esprit critique » et transmettre des « valeurs ». Nous voilà dans de beaux draps. Ce goût pour la chose publique semble unanimement partagé, mais nous ne savons pas tellement ce qu’il recouvre. Parle-t-il de la République romaine dont le partage social entre les citoyens et les esclaves est connu ?
La république est une et indivisible, elle devient sacrée, elle prend la place de l’ancienne religion : elle a son clergé, ses excommunications et son index. Variante dégénérée de la pensée bourgeoise écrivait Engels, cette dernière couvre les intérêts qu’elle sert par une inflation verbale et verbeuse dont l’insignifiance est facile à démontrer : le corps de la République sécrète des « valeurs ».
En voilà une dent creuse. Chacun a ses valeurs : l’un défend celles de la famille, l’autre celles de l’armée, le troisième celles de la gauche. La valeur est originellement le produit d’une évaluation. Issue d’une volonté de puissance, elle est relative à son émetteur : comme à la bourse, elle monte et elle descend. Comme le dit Jean-Luc Marion, le règne des valeurs est le visage contemporain du nihilisme : puisqu’elle n’a plus de vertus ou de principes auxquels s’arrimer, la République se paie de bons mots et parle pour ne rien dire.
« Liberté, égalité, fraternité » : Liberté du renard de persécuter la poule, égalité des contractants attachés à leurs propriétés lucratives, fraternité dans la nation pourvoyeuse de charniers. Emmanuel Macron n’est que le symptôme de la dévaluation occidentale des valeurs les plus hautes : la vie devient gestion du parc humain et généralisation de la médiocrité.
Comment ne pas songer également à « l’esprit critique » ? Ces deux mots ramassent en une formule bien sentie les tartes à la crème du programme des Lumières : écrasons l’infâme, osons savoir, et séparons le bon grain de l’ivraie.
Une fois de plus, il s’agit d’un éloge aisé de la probité intellectuelle : pensons, pensons, mais ne remettons pas en cause « la » République. Il est des radicalités dont on ne veut pas entendre parler, elles risquent de subvertir le corps social qui donne la belle part aux propriétaires et aux marchands du temple de la mondialisation capitaliste.
Rester neutre et planter des arbres
Si nous nous attendions à un crescendo vers des sujets plus encourageants, il n’en est rien. Après les « valeurs » qui ont bon dos, la « république » et autres joyeusetés, la laïcité est mise sur la table par les deux protagonistes.
Face au « problème » de l’abaya, vêtement pouvant acquérir un sens religieux, et dont le nom doit être prononcé au moins cent fois par jour sur les chaînes d’informations en continu, Emmanuel Macron avalise la décision de sa valetaille concernant l’interdiction de celle-ci. Pourquoi ? Il s’agit de ne pas « connaître la religion des uns et des autres » pour des raisons de « justice », et de rester « neutre » dans le cadre scolaire.
La justice est originellement le fait de rendre à chacun ce qui lui est dû (suum cuique tribuere) et de punir les criminels : est-ce que ce vêtement est un danger significatif pour nos compatriotes ? Nullement, mais il faut bien dissimuler les sujets qui fâchent.
Une petite musique commence à se faire entendre dans les oreilles françaises : il faudrait supprimer les « différences », gommer les « disparités » sociales par l’uniforme, toujours dans le but de servir « l’intérêt général », bien entendu. On nous accusera de verser dans la tétrapilectomie, mais l’intérêt général ne veut rien dire : à l’instar du Bien commun propre à certaines philosophies volubiles, ce terme ne recouvre rien de concret dans l’espace social où les corps se meuvent en fonction d’un emploi du temps agencé selon les diktats de l’argent-roi, bon serviteur mais mauvais maître. Une classe renvoie à une place dans un mode de production, une socialisation de ce dernier est très claire : quant à l’intérêt d’une nation, si « général » soit-il, il n’est bien souvent que le miroir aux alouettes qui cache la suprématie d’une portion de la population sur une autre.
Quant à la neutralité, il est bon de revenir à sa racine étymologique, elle ne désigne « ni l’un, ni l’autre » (neuter) : nos élites rêvent de déraciner les êtres, de les dissoudre dans le fantasme républicain du néant sur pattes ; dépouillés de nos religions, de nos caractères, nous nous transformons en « automates spermatiques » (Caraco) au service d’une bureaucratie enivrée de statistiques.
L’abaya fait obstacle à cette marche vers le Rien à laquelle tant d’entre nous se joint avec alacrité. À ce propos, notre président parle d’un « refus de l’identité » : or, cette dernière nous constitue en partie. Le vêtement « islamique », résurgence de l’altérité dans la volonté d’assimilation (volonté de réduire au même), fait irruption dans cette gigantesque entreprise d’aplatissement initiée par nos dirigeants biberonnés à l’idéologie jacobine et uniformisatrice.
Puis, sophisme suprême, Emmanuel Macron nous enjoint à fabriquer du « commun », quelle blague. Un fondé de pouvoir du Capital parle de commun avec un ton emphatique, mais ne nous trompons pas. Ce « commun » n’est pas une mise en commun des biens mais un rouleau compresseur qui, plutôt que d’allier les communautés dans une trame bigarrée, procède à une réduction à l’Un dont souffrent nos sociétés en quête de sens et d’originalité.

Incendies dans le village de Gennadi, sur l’île de Rhodes en mer Égée au sud-est de la Grèce, le 25 juillet 2023 – crédit photo : Angelos Tzortzinis/AFP
Enfin, il est question du sujet suprême dont la survie de l’humanité dépend, l’écologie. Enthousiaste, notre président annonce que chaque collégien devra « planter un arbre » dans le but d’endiguer les méfaits du réchauffement climatique : voilà, nous tombons sur un os, la fameuse « stratégie du colibri ». Ravagée par les flammes, une forêt part progressivement en cendres : le colibri, oiseau de la famille des trochilidés, cherche à éteindre le feu en jetant un peu d’eau sur certains pans de la forêt. À l’instar de ce petit piou-piou très peu efficace, les magnats de l’industrie font confiance dans les « gestes » du quotidien pour éviter le pire : geste, gestion, donc processus rationnels ancrés dans la logique managériale capitaliste. Comme l’écrit Andréas Malm, c’est le business-as-usual qui prospère : l’innovation cache l’absence de changement réel.
Creuse, plate et convenue, l’intervention du président n’en est pas moins révélatrice : autoritaire et centralisatrice, « la » République continue ses variations sur le même thème, la fameuse « laïcité » corrélée à ses « valeurs ». Au moment où les rapports scientifiques nous alarment sur la gravité du dérèglement climatique en cours, il s’agirait de ne pas ignorer les fléaux qui nous menacent dont les causes peuvent être constatées comme le nez au milieu de la figure.
Nos Desserts :
- Sur Le Comptoir, lire notre recension de Comment saboter un pipeline ? d’Andreas Malm
- Lire également notre analyse du capitalisme macronien
- « Abaya : qui défend vraiment la laïcité ? » sur la chaîne Osons Causer
- « L’écologie : une voie d’émancipation pour les quartiers populaires » sur Blast
- « Sont-ils fous ? » par Frédéric Lordon sur son blog
Catégories :Politique

