Politique

Le Capital selon Macron

L’élection d’Emmanuel Macron en mai 2017 doit nous amener à comprendre les caractéristiques du capitalisme de notre époque.

Il est à présent évident que la défaite de Marine Le Pen lors de la dernière élection présidentielle ne fut pas liée uniquement à des tares personnelles. Elle ne pouvait incarner ce qu’elle prétendait défendre puisque cela n’existe plus ; elle ne pouvait vouloir refonder des frontières lorsqu’elle usait tous les jours du Réseau, soit l’abolition de toute limite et le passage de toute communauté nationale dans l’univers numérique. Elle était tout simplement tristement moderne. En réalité, si Marine Le Pen a perdu l’élection, c’est parce qu’il existait un pont invisible entre ses électeurs et ceux d’Emmanuel Macron. Un pont d’or. Loin d’être des électorats aux classes sociales hermétiques, cet ensemble est en réalité une masse uniforme qui souscrit pratiquement aux objurgations libérales de notre cher président. Calque évident de toutes les injonctions de l’UE, du FMI, de l’OMC… Aujourd’hui, un corridor transnational et transhumaniste se déploie, et est en passe de devenir la nouvelle relique de l’époque. « Les idées concrètes, les esprits des peuples, ont leur vérité et leur destination dans l’idée concrète telle qu’elle est l’universalité absolue, dans l’esprit du monde. Ils se tiennent autour de son trône comme des agents de son effectuation et comme des témoins de sa magnificence », annonçait Hegel dès 1820 !

Ainsi lorsque Macron est arrivé au pouvoir, il a fait le pari de relancer la formation professionnelle dans le but de subvertir le regard ; il a fait le pari que le regard éberlué sur la présence musulmane en France pourrait se transformer en regard ébahi pour la nouvelle universalisation numérique en cours. La colère contre l’étranger a fini par se révéler comme la haine de ne pas pouvoir miser, et aujourd’hui Macron mise sur cette politique pour construire une France marchande totalement déterritorialisée. La subjugation consumériste est alors le point d’orgue pour convertir les yeux du banni de la consommation afin de le plonger dans le paradis béat des formations professionnelles et de l’estime de soi par la monnaie. Cette attitude qui semble “porter ses fruits” est la preuve d’une extension de la consommation à l’ensemble de la population et de la fin du clivage établi lors de la Révolution industrielle entre ouvriers et bourgeois. Ce discours de la lutte des classes est dépassé en Occident puisque les classes elles-mêmes n’existent plus. Tout le monde aspire au grand alambic du consommariat pour le meilleur ou pour le pire.

Le nouveau rôle de l’argent

Il faut alors comprendre le déplacement essentiel du statut de la pauvreté à celui de la précarité. Auparavant, un pauvre était un homme qui manquait des biens nécessaires. Mais sa pauvreté matérielle était accompagnée d’une richesse de vécus qui ne se créait guère par le biais de retransmissions numériques, mais dans la vie sensible et quotidienne. Balzac, dans Les employés, annonçait parfaitement ce passage de l’humanité terrienne à l’humanité technocratique, preuve que tous les “napoléonismes” n’étaient que des bureaucratismes en puissance où le droit et le marché – donc la norme statistique – devenaient le socle de toute relation commune. Ce n’est pas un hasard si c’est à la même période que Hegel publia son livre Principes de la philosophie du droit dans lequel il dépeint l’avènement de la Personne, résultat du processus réalisé de la saisie de tout homme à l’aune du “moi”, preuve de la réalisation du paradigme libéral d’un homme indépendant par nature. Ce fut aussi l’antienne du paradigme révolutionnaire français. Marx rappellera alors dans La question juive que les droits de l’homme « ne sont autres que les droits du membre de la société civile, c’est-à-dire de l’homme égoïste, de l’homme séparé de l’homme et de la communauté », et comprendra alors que la vie réelle ne sera plus maniée par les hommes « en chair et en os » produisant des valeurs d’usage mais passera sous le joug de « l’intellect général » produit par l' »autovalorisation de la valeur ».  Ainsi le résultat de cette sortie de la pauvreté a abouti à l’arrivée de la misère marchande. Et ce n’est, une nouvelle fois, pas un hasard si Charles Péguy publia en 1913 L’Argent pour montrer le passage de la pauvreté à la misère comme expression de la vie moderne. « Il y avait dans les plus humbles maisons une sorte d’aisance dont on a perdu le souvenir. Au fond, on ne comptait pas et on n’avait pas à compter. Et on pouvait élever des enfants. Et on en élevait. Il n’y avait pas cette espèce d’affreuse strangulation économique [….] on ne gagnait rien, on ne dépensait rien ; et tout le monde vivait ».

À la différence de l’indigence matérielle, la misère est la volonté de sortir de la pauvreté par un désir de miser conditionné par l’incessant racolage publicitaire. L’origine latine renvoie à miserium, lorsque le mot grec renvoie au mot haine qui renvoie lui-même au terme saisir. C’est dire que la misère provoque la haine pour celui qui ne peut pas saisir. Dès lors, le misérable souffre de ne plus saisir parce qu’il a été dessaisi de son maniement par le machinisme de la révolution industrielle qui a étendu la valeur d’échange à tous les domaines de la vie – ce que mentionnera Marx au début de son ouvrage Misère de la philosophie. Donc la haine trouve ses racines dans un sentiment archaïque lié au fait de ne plus pouvoir prendre, de ne plus pouvoir manier. Ce maniement s’est alors déplacé non plus sur la saisie de corps réels mais sur le désir d’être pris de fascination pour l’instance immatérielle, matérialisée dans la monnaie. En prenant de l’argent, toujours à crédit, je retrouve un corps délesté de poids, de souci, d’inquiétude, un corps débarrassé de sa peau d’antan prêt à entrer dans le monde chimérique et élastique de l’automatisme comme le raconte Dostoïevski dans Les carnets du sous-sol : « Même être des hommes, cela nous pèse – des hommes avec un corps réel, à nous, avec du sang ; nous avons honte de cela, nous prenons cela pour une tâche et nous cherchons à être des espèces d’hommes globaux fantasmatiques. Nous sommes tous morts-nés, et depuis bien longtemps, les pères qui nous engendrent, ils sont des morts eux-mêmes, et tout cela nous plaît de plus en plus. On y prend goût. Bientôt nous inventerons un moyen pour naître d’une idée ».

Les technologies comme moteur du nouveau capitalisme

Dès lors, le bourgeois n’est autre que le sujet moderne qui considère la pauvreté uniquement sur le plan matériel et veut en sortir par l’acquisition d’ousia – terme grec pour dire substance mais aussi bien fonds, fortune, richesses. Aujourd’hui, une personne pauvre est définie à l’aune d’un critère monétaire : celui de vivre avec moins d’un dollar par jour. Ainsi, cette acquisition toujours renouvelée doit empêcher la haine initiale de celui qui ne peut plus saisir, qui ne peut plus être-au-monde mais doit être-en-marche ou être-au-marché. Et c’est alors le refoulement archaïque de la main, comme Homo faber ; qui s’éloigne, et la tentative pleine et entière de réaliser Homo sapiens pour sortir enfin sapiens de homo, soit l’avènement contemporain de l’intelligence artificielle et de la contemplation permanente du spectacle. Aujourd’hui, la plupart des formations professionnelles proposées aux anciens votants de Marine Le Pen sont des emplois dans les nouvelles technologies qui nécessiteront une formation au code afin d’être définitivement branché à la machine et d’obtenir le statut social monétaire – on retrouve le pythagorisme, le calcul, le numérique – comme définition de l’essence de l’homme ; et ainsi c’est l’homme lui-même qui change d’anthropologie et devient rouage d’un dispositif machinal. Comme le rappelle le titre de l’ouvrage de Günther Anders, l’obsolescence de l’homme est programmatique, à savoir qu’elle est réalisée par le programme lui-même.

Ainsi, ce passage du statut terrien au statut de citadin numérique – smart cities – consacre l’avènement de l’argent – donc du nombre – comme seule puissance motrice, et comme sujet de la réalité. Une inversion entre le sujet et l’objet annoncée par Marx lorsqu’il évoquait « la personnification des choses et la chosification des personnes » « le produisant est posé à titre de produit de son produit ». Cette chosification des personnes n’est rien d’autre en réalité que le désir de miser pour obtenir gain de cause sur le marché en place, et il n’est pas un hasard que la colère contre les musulmans se transforme en désir d’investissement de sa personne dans le secteur marchand. La pulsion d’agressivité sublimée dans la production réelle permettant « le goût de vivre » selon l’anthropologue Leroi-Gourhan, s’est déplacée, et le désir de créer réellement ou de produire réellement s’est mué en désir d’acquisition, ou plutôt de fusion-acquisition de l’énergie humaine qui s’est consumée – d’où la fatigue contemporaine – et a laissé le dispositif numérique se produire énergiquement à notre place par la mise en place de relations qui ne sont plus humaines, mais passent désormais par l’interconnexion des objets eux-mêmes – objets connectés. Le problème musulman était alors un simulacre déjà éprouvé lors du temps des chocs pétroliers pour vilipender les émirs du pétrole tout en masquant une ambition déguisée : sa frustration de ne pas être considéré à sa juste valeur marchande en contraste des avantages sociaux perçus par des musulmans insuffisamment aux ordres du marché.

« Les journaux de l’époque étaient remplis de caricatures incendiaires, la plupart du temps ouvertement racistes, dépeignant les “émirs du pétrole”, sous les traits d’être sournois et fourbes, qui fermaient le robinet du pétrole au pauvre monde occidental », selon les mots de Lohoff et Trenkle dans La grande dévalorisation. Ainsi, celui qui ne se vend pas ne vaut littéralement rien, et comme le musulman, dont la religion constitue aujourd’hui plus un retranchement qu’une foi, ou l’assisté, qui ne se vend guère convenablement comme tout “travailleur honnête” et “intégré”, le “paresseux” est alors pointé du doigt. Une réaction suscitée par la permanente dévalorisation du travailleur, lui aussi mendiant du capital, qui « prend pour cette raison la forme de la rage à l’égard de ceux qui sont parvenus à se soustraire à cette contrainte. Puisque cette introjection psychique de l’obligation de travailler fait partie des caractéristiques fondamentales constitutives du sujet moderne, cette passion à l’encontre des “parasites” et des “réfractaires au travail” est également mobilisable à chaque instant »  (selon les mots de Lohoff et Trenkle, La grande dévalorisation).

Aujourd’hui, Emmanuel Macron est le comédien phare de cette pièce infernale. Il est le Platon français sur les planches des temps modernes. Il est cet homme possédé par le démon socratique. Un démon qui lui souffle toutes ses tirades pleines de subtilités statistiques. Miser sur l’avenir, c’est en réalité miser sur la possibilité de passer du moment culturo-politique incarné par l’État-nation à celui de techno-politique représenté par les GAFA et son infrastructure idéelle, formelle, et logicielle. Bref, une marche de plus vers le monde de San Junipero, le nom du paradis artificiel d’un des épisodes de la série britannique Black MirrorGérard Depardieu, dans l’un de ses récents entretiens, ne dira pas autre chose : « Quand je suis en France, je reste ici, chez moi, avec mes livres : je ne veux pas sortir voir le désastre […] Vous savez, nous avons dépassé Orwell […] Nous sommes dirigés par Apple et Zuckerberg. Je me méfie de ces boîtes [il montre un ordinateur], elles deviennent incontrôlables. »

Benjamin Edgard

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