Culture

Oscar Coop-Phane : Au nom de la rose

« On croit que l’on ne pourra jamais saisir un esprit, qu’on aura beau emprisonner des corps, les marteler ou les obliger, les âmes garderont leurs libertés et leurs pensées. C’est faux. Seuls ceux qui n’ont jamais été obligés vous diront des choses comme ça. Oui, seulement ceux qui n’ont jamais connu les vraies contraintes vous le diront » écrit Oscar Coop-Phane dans son nouveau roman, « Rose Nuit » (éditions Grasset, 2023). Le lecteur suit le parcours d’une rose, de sa cueillette en Éthiopie, en passant par sa distribution aux Pays-Bas jusqu’à sa vente sur les quais parisiens par un homme originaire du Bangladesh. Mais, lorsque nous prenons le temps d’épétaler cette rose, nous découvrons également le destin de trois personnages, Nana, Jan et Ali, tous symboles de la mondialisation, d’une société interconnectée, devenue mécanique qui déshumanise peu à peu les acteurs de ce cycle infernal.

Oscar Coop-Phane, né en 1988, publie son premier roman Zénith-Hôtel aux éditions Finitude en 2012, ce qui lui permettra d’être lauréat du Prix de Flore la même année. En 2015, par arrêté du ministère de la Culture et de la Communication, il est nommé pensionnaire de l’Académie de France à Rome (Villa Médicis) pour la littérature. S’il y a bien une particularité marquante de l’ensemble de ses œuvres, c’est la plongée intimiste dans le destin de personnages en proie à un monde qui les dépasse, pétri d’injustices et d’indifférence. C’est exactement la dynamique qu’on retrouve dans Rose Nuit, où nous devenons observateurs d’un monde en mouvement, certes, mais qui semble tourner sur lui-même, enfermant ses propres personnages dans des vies répétitives au profit d’institutions plus grandes et puissantes qu’eux.

Les bêtes humaines

Éditions Gallimard, 512 p.

À la première lecture de Rose Nuit, nous pourrions presque imaginer que Zola l’aurait écrit s’il avait grandi entre la fin du XXe siècle et le début du XXIe siècle. Sa description de l’avènement du chemin de fer est très similaire aux vécus des personnages d’Oscar Coop-Phane : « Qu’importaient les victimes que la machine écrasait en chemin ! N’allait-elle pas quand même à l’avenir, insouciante du sang répandu ? Sans conducteur, au milieu des ténèbres, en bête aveugle et sourde qu’on aurait lâchée parmi la mort, elle roulait, elle roulait, chargée de cette chair à canon, de ces soldats, déjà hébétés de fatigue, et de ivres, qui chantaient. » Dans Rose Nuit, la machine infernale n’est plus un train, mais le cycle effréné de la vente, du profit, enfermant les personnages dans un monde de plus en plus industrialisé où tous se battent pour leur survie.

Nana, une jeune Éthiopienne, travaille dur tous les jours pour cueillir les roses, respirant les produits chimiques qui les font pousser plus vite. Elle ne gagne quasiment rien, et malgré la richesse de son univers intérieur, elle cueille à la chaîne, rappelant l’ouvrier joué par Charlie Chaplin dans Les Temps Modernes (1936) qui se transforme peu à peu en machine à son tour : « Son esprit n’était pas ailleurs, il était nulle part, bloqué pour toujours par la cadence du sécateur, schlak, schlak et la tige morte déjà, qui tombe en silence. »

Jan, quant à lui, semble à la tête du business, gérant la vente des roses, vivant « à l’occidentale » dans un bel appartement aux Pays-Bas, se souciant davantage du goût de son café le matin que des conséquences de ses décisions. Pourtant, sa vie est monotone et tourne autour de son travail, comme si ce dernier le maintenait en vie : « Ce qui l’agite, c’est la crainte de se faire virer, la peur insoutenable de celui qui n’a rien d’autre entre les mains que son occupation. Voilà le drame de Jan, il ne peut rien saisir de plus qu’un boulot qui l’ennuie. »

« S’il y a bien une particularité marquante de l’ensemble de ses œuvres, c’est la plongée intimiste dans le destin de personnages en proie à un monde qui les dépasse, pétri d’injustices et d’indifférence. »

Enfin, Ali quitte le Bangladesh pour offrir une vie meilleure à sa famille en France où il vend les roses sur les quais. Oscillant entre rejet et moqueries des passants alcoolisés, il ne lui reste plus que l’espoir et le rêve pour échapper brièvement à une condition qui ne cessera de le poursuivre : « Il y a la nationalité bien sûr, l’histoire de la traversée, ce voyage vers l’inconnu, la trouille au ventre, parce qu’on n’a plus le choix, parce qu’il faut fuir pour survivre. Mais ce n’est pas seulement ça. C’est un malaise bien plus diffus qu’une nationalité ou une origine. On parle de classe, de rang social, de hiérarchie. C’est l’impossibilité de faire partie d’un monde, de s’échapper du sien aussi. »

Fenêtre sur la solitude

Éditions Èrès, 2017, 168 p.

Pour Franck Chaumon et Okba Natahi, « la solitude est une figure promue par la modernité ». Il s’agit d’un thème sous-jacent de Rose Nuit, car si la mondialisation unit les destins singuliers de Nana, Jan et Ali, elle les isole également dans un système où ils deviennent « esclaves » d’un mal plus grand, qui les dépasse. Ainsi, Jan perd la femme qu’il aimait, vit seul dans un ennui et un oubli de lui-même qui le rend presque insensible à l’argent qu’il amasse. Lui aussi est un jouet de grands patrons menaçant de le virer et de lui retirer ce pourquoi il obtient une once de reconnaissance. Ali doit fuir pour survivre, voyager en Occident pour une vie qu’il pense être meilleure alors qu’il n’aura jamais les privilèges du pays dans lequel il « erre » désespérément : « Quoi qu’il arrive, Ali ne se retrouvera jamais assis à l’une de ces terrasses. Il n’y rêve même pas. La fatalité s’ancre d’une manière puissante. Depuis toujours, il a été condamné. »

Nana, quant à elle, s’enfonce petit à petit dans la solitude, comme dans du sable mouvant, effondrant ainsi son monde intérieur si riche, étouffant son « âme » au milieu des rangées de roses à couper.

Ce sont trois figures de la solitude qui se dessinent, une solitude qui les déchire au-delà de leur rang social, car cette dernière touche tous les humains sans différence. Nana, Jan et Ali apparaissent ainsi comme des pions qu’on place et remplace sur l’échiquier de la mondialisation, à la dérive même des cases qui les définissent.

Mignons, allons voir si la rose…

Pour reprendre la pensée d’Hannah Arendt, « dans cette société de libre concurrence [qui se préparait depuis le XVIe siècle et qui, au XVIIe siècle, marchait à grands pas vers sa maturité], chaque individu se présente comme dégagé des liens naturels, etc., qui faisaient de lui, à des époques antérieures, l’ingrédient d’un conglomérat humain déterminé et limité. »

Éditions Grasset, 2023, 161 p.

Nana, Jan et Ali ont pour seul lien de contribuer à un système dont ils ne tirent aucun avantage, et surtout dont ils ne peuvent échapper. La rose est l’image de cette éternité « en mouvement » : « Les roses ne dorment pas la nuit. […] Non, elles poussent encore. Rien ne s’arrêtera donc jamais. Pire qu’une roue, qu’une cascade. L’angoisse montait, de celles qui vous agrippent le haut du ventre. » Si la rose fane, s’épuise, elle doit sans cesse pousser pour être cueillie, pour être distribuée, pour être vendue. Nana, Jan et Ali font partie de ce bouquet, et au fil des pages, nous assistons à cet effet de répétition, de mort qui n’en est jamais une, de douleur qui passe, de pensée qui s’efface pour laisser place à l’essentiel : éternellement survivre pour servir un monde qui a tout d’une plante qu’on manipule, mais plus rien d’humain.

Oscar Coop-Phane signe un roman moderne saisissant de par ces images que nous connaissons tous. Nous avons tous vu une Nana à la télévision lors de grands reportages sur la mondialisation, un Jan, peut-être au sein d’une entreprise dans laquelle nous avons travaillé, ou un Ali sur les quais parisiens nous tendant une rose dans la rue. La puissance de ces images, que nous croisons dans notre quotidien, et que nous déshumanisons sans cesse, nous pousse à porter un regard sur nous-mêmes et notre implication indirecte dans ce système dont nous sommes également prisonniers. Derrière l’imaginaire de la rose, fleur qui évoque la beauté, la douceur, l’amour, se dresse ainsi ce que l’humain en a fait : un commerce qui écrase ses valeurs et les réduit à un jeu de survie où le plus grand malheur est que tous en ressortiront vivants, certes, mais sans substance, sans profondeur – sans amour.

« Nana, Jan et Ali ont pour seul lien de contribuer à un système dont ils ne tirent aucun avantage, et surtout dont ils ne peuvent échapper. « 

Oscar Coop-Phane s’inscrit donc dans la lignée de ces auteurs engagés, dans le sens où il retranscrit une réalité évidente, en dévoile les coulisses dont nous avons tous conscience et que nous continuons à ignorer. Mais peut-on éternellement ignorer une condition que nous nourrissons et qui fera de nous, peut-être, une autre fenêtre de Rose Nuit ?

Nos Desserts :

Catégories :Culture

Laisser un commentaire