Nous publions ici les premières pages du livre de Laurent Denave, « L’inhumanité. Serial killers & capitalisme », sorti le 2 février 2024 (éditions Raisons d’Agir) et proposant des définitions de cette catégorie criminelle si particulière.
Hunting Humans, le travail de l’anthropologue canadien Elliott Leyton (1939-2022) sur les tueurs en série, publié pour la première fois en 1986, est une œuvre pionnière sur un sujet qui n’intéressait jusqu’alors, dans le monde académique, que des criminologues formés en psychologie[1]. Dans une perspective sociohistorique, Leyton défend l’idée que, pour comprendre un individu aussi exceptionnel qu’un serial killer, « il faut observer l’enchevêtrement de l’histoire de vie [life-history] et de l’histoire sociale dans un destin singulier ». Sans pouvoir rappeler la multitude d’expériences quotidiennes qui ont infléchi sa trajectoire et l’ont fait basculer dans le crime, il est néanmoins possible de mettre en lumière des facteurs explicatifs généraux, qui relèvent d’une anthropologie sociale de la violence extrême en situation de crise. Et c’est en suivant la voie tracée par Leyton que l’on peut comprendre la multiplication des tueurs en série aux États-Unis depuis les années 1970-1980.
Mais l’étude des serial killers pose d’emblée le problème de la variété des définitions en usage. Il s’agit de ne pas confondre des problèmes sociaux distincts arbitrairement rassemblés sous une même étiquette. La définition la plus utilisée dans les années 1990 était celle de Robert Ressler, criminologue au FBI : « un tueur en série est une personne qui tue quatre personnes ou plus, avec une accalmie entre les meurtres, dans des lieux et des circonstances différentes, mais avec un modus operandi similaire[2] ». On la retrouve aujourd’hui dans nombre d’ouvrages sur le sujet, comme dans la page anglophone de l’encyclopédie en ligne Wikipédia, à une variante près, celle du nombre minimum de meurtres, qui peut être deux, trois ou quatre. Cette (large) définition convient à l’un des tueurs les plus renommés de l’histoire des États-Unis : Chris Kyle (1974-2013). Tireur d’élite de l’armée américaine, il a revendiqué avoir abattu en Irak 255 personnes – dont 160 ont été confirmées par le Pentagone –, ce qui est le record de toute l’histoire militaire du pays. Dans ce contexte, Kyle n’a pas été considéré comme un « monstre », mais on l’a au contraire surnommé « La Légende ». Il a été plusieurs fois décoré par l’armée et a même été le sujet en 2014 d’un film à gros budget : American Sniper. Les militaires sont-ils tous des « tueurs en série » en puissance ? Pour éviter d’arriver à une telle conclusion, le FBI a bien fait d’adopter cette nouvelle définition en 2005 : « Le meurtre en série est le meurtre illégal de deux ou plusieurs victimes par le même auteur ou les mêmes auteurs dans des circonstances distinctes[3]. » Il ne s’agit donc plus simplement d’une « personne » mais d’un « criminel » ayant commis plusieurs meurtres non autorisés (ni légitimés) par l’État.
Toutefois, cette définition n’est pas encore sans poser problème, car elle conviendrait parfaitement aux tueurs à gages et sans doute également à certains membres d’une mafia ou d’un gang, qui multiplient les meurtres illégaux. Et même si l’on écarte ces derniers, une certaine confusion demeure, comme le montre l’exemple d’un autre tireur hors norme : John Allen Muhammad (1960-2009). Ce dernier, qui a servi pendant seize ans dans l’armée américaine, notamment pendant la guerre du Golfe (1991), a collectionné les décorations. Remercié avec les honneurs, son retour à la vie civile se passe mal : Muhammad a des problèmes personnels – divorce et retrait de la garde de ses enfants, liés à des violences. Huit ans après avoir quitté l’armée, il aurait – selon son complice, Lee Boyd Malvo – élaboré un plan consistant à tuer des gens au hasard avec un fusil dans plusieurs États. L’objectif final n’est pas très clair : assassiner sa femme sans attirer l’attention ou faire chanter l’État pour toucher de grosses sommes d’argent ? Muhammad a finalement abattu dix personnes. Quel rapport avec ce que l’on entend communément par « tueur en série » ? On peut comprendre à la rigueur qu’au moment des faits on ignorait les motivations du tueur, et on le croyait donc « fou », critère suffisant, semble-t-il, pour le classer parmi les « tueurs en série ». Mais pour quelles raisons continuons-nous aujourd’hui à le considérer comme tel ?
L’appellation « serial killer » est une catégorie criminelle dont « l’invention[4] » remonte aux années 1970 – on en attribue la paternité à Robert Ressler. Mais la réalité qu’elle entend décrire faisait déjà les gros titres des journaux il y a deux cents ans. Dans la France du XIXe siècle, il existe déjà « des assassins qui se détachent des criminels ordinaires et semblent appartenir à une lignée. Ils ne tuent pas une fois, mais plusieurs. Parmi ces multicides se rencontrent de singuliers personnages comme ceux qui sont atteints d’un accès de folie ou bien comme les criminels sadiques qui recherchent le plaisir de tuer et la possession du corps d’autrui. Leur mode opératoire s’avère différent et ils suivent une trame animée par une passion meurtrière. Nul doute qu’il s’agit de tueurs en série, même si l’expression et le concept n’existent pas encore[5]. » C’est exactement ce type de tueur qui défraie la chronique aux États-Unis à partir des années 1970. Et les caractéristiques retenues pour une définition (restreinte) de « serial killer » ressemblent à celles du tueur en série français du XIXe siècle : il s’agit d’un criminel qui commet un « meurtre sans mobile apparent » (« no apparent motive murder »), à plusieurs reprises, selon un même mode opératoire, et qui prend plaisir à tuer (on peut parler de « recreation murder »). C’est sur cette définition que l’on se base ici pour tenter de comprendre, depuis la perspective des sciences sociales, le sens des actes de ce type de « chasseur d’humains », selon l’expression d’Elliott Leyton. Il s’agit de contribuer à une réflexion sur la domination sociale et de comprendre ce qu’une société inégalitaire peut produire de plus cruel et révoltant. Le titre de notre ouvrage fait d’ailleurs allusion au livre du philosophe Jacques Bouveresse, Les Premiers Jours de l’inhumanité [6], portant sur le triste spectacle de ce monde, ravagé par la guerre et dévoré par l’injustice.
Nos Desserts :
- Se procurer l’ouvrage de Laurent Denave chez votre libraire
- Découvrez le sommaire du livre
- « De Jack l’Eventreur à Charles Manson, pourquoi les tueurs en série fascinent » sur France Culture
- « Qui sont vraiment les serial killers ? » conférence de la BPI
- Sur Le Comptoir, lire notre article « Bourdieu à Hollywood : Les Évadés, un exemple de propagande sociologique »
Notes
[1] Elliott Leyton, Hunting Humans. The Rise of the Modern Multiple Murderer, Carroll & Graf, 2003 [1986]. Citation suivante p. 323.
[2] Cité par Luc Lévesque dans Les Multicides sériels aux États-Unis de 1900 à 1994, master de sociologie, université d’Ottawa, 1996, p. 41.
[3] Cité par James Fox et Jack Levin, Extreme Killing. Understanding Serial and Mass Murder, Sage, 2012, p. 20.
[4] Lire Aurélien Dyjak, Tueurs en série. L’invention d’une catégorie criminelle, PUR, 2016.
[5] Frédéric Chauvaud, Les Tueurs de femmes et l’addiction introuvable. Une archéologie des tueurs en série, Le Manuscrit, 2022, p. 23.
[6] Jacques Bouveresse, Les Premiers Jours de l’inhumanité. Karl Kraus et la guerre, Hors d’atteinte, 2019, p. 166.
Catégories :Société

Dans une approche socio-psychologique on pourra se référer au livre du psychiatre Hervey M. Cleckley « the mask of sanity » publié dans les années 40 et qui s’intéresse au phénomène plus large des sociopathes, dont certains deviennent des serial killers et d’autres des managers zélés !