Société

Les insurgés contre le culte de la beauté 

Si l’apparence d’un individu donne lieu à des jugements dépréciatifs et engendre une souffrance chez celles et ceux qui n’ont pas la chance d’être considérées comme « beaux » ou « belles », on peut se demander si cette injustice n’est pas aggravée par un lien possible entre beauté et réussite sociale. La beauté constitue-t-elle un capital qui favoriserait l’ascension sociale pour une minorité d’individus et désavantagerait au contraire les moins bien lotis ?

Dans un documentaire intitulé Le chic des laids (2019)[1], on découvre le « Club des gens laids » (Club dei brutti), qui rassemble plus de 32 000 membres dans le monde et organise chaque année le concours de « l’homme le plus laid d’Italie ». Ce club, qui était au départ une sorte d’agence matrimoniale offrant son aide aux personnes « pas très séduisantes » désireuses de se marier, est devenu le « défenseur des laids », se donnant pour objectif de « dédramatiser la laideur, en s’en amusant », comme l’explique son président Giannino Aluigi. Le reportage présente ainsi ses membres comme des « insurgés contre le culte de la beauté » :

« « La laideur est une vertu, la beauté une servitude. » Telle est la devise du village italien de Piobbico, dans la région des Marches. Ses quelque 2 000 habitants opposent en effet une résistance farouche au culte de l’apparence, perpétuant chaque année une tradition née en 1879 : le festival des moches. (…) Ils sont nombreux à faire le déplacement car ils ne rateraient sous aucun prétexte les parades chamarrées qui se succèdent à cette occasion, accompagnées de vin, de danses et de chants. De l’avis général, l’élection de l’homme le plus laid d’Italie est le moment phare du festival. Le vote a lieu dans une ambiance joyeuse et détendue. En effet, à Piobbico, personne ne doit avoir de complexe parce que son physique ne correspond pas aux canons de beauté en vigueur. S’il peut prêter à sourire, le sujet est en réalité très sérieux, comme en témoigne « Poldo » Isabettini, grièvement blessé dans un accident qui l’a profondément marqué sur le plan physique et psychique. « L’homme le plus laid d’Italie », c’est lui – un titre qu’il entend bien défendre à Piobbico. Car au-delà de la compétition, il en va de son amour-propre »[2].

Documentaire Le chic des laids (Arte, 2019)

Giannino Aluigi explique que son club reçoit nombre de lettres dans lesquelles leur auteur raconte son expérience personnelle de la laideur, expérience de rejet et de souffrance. Le but du club est donc de faire en sorte que l’on « arrête de stigmatiser la laideur » : « Notre philosophie de vie consiste avant tout à ne pas prêter d’importance au mot laid. C’est à force de répéter « il est moche, il est beau », qu’on fait exister la différence. Il faut arrêter d’accorder de l’intérêt à cette distinction. D’ailleurs la beauté qu’est-ce que c’est ? C’est une façon de voir ! ». Est-ce une façon de nommer les choses ou de les voir ? Et ne plus nommer la chose suffira-t-il à la faire disparaître ? Il n’est pas certain que cette déconstruction d’un mot ou d’une représentation soit vraiment efficace, d’autant que celles et ceux qui fixent les canons de beauté disposent de moyens colossaux pour perpétuer cette représentation. De fait, les industries culturelles et médiatiques, sans parler des mondes politique et économique, n’ont pas l’air d’être spécialement préoccupés par la souffrance générée par le « culte de la beauté »…

La beauté est-elle un capital qui favorise l’ascension sociale ?

Éditions Points, 2014, 384 p.

Dans son Histoire de la beauté, Georges Vigarello montre que « les canons de la beauté ont varié selon les époques »[3]. Un constat partagé par le politiste François Hourmant : « Si les sociétés ont toujours défini les normes de l’excellence esthétique, celles-ci ont subi des évolutions substantielles qui ont affecté aussi bien la masse corporelle que la taille idéale, la texture de la peau que sa carnation (comme le démontre l’épopée contrastée du bronzage), la codification des artifices autorisés et l’étendue des implants assumés (dentaires et capillaires) »[4].

Toutefois, malgré ces variations dans le temps et l’espace, le sociologue Jean-François Amadieu fait remarquer qu’il y a des normes/standards de la beauté : « Pour que l’apparence puisse être de fait un critère discriminant, il faut que la beauté ne soit pas également distribuée entre tous. Il faut, en outre, que tout le monde donne, peu ou prou, la même définition du beau. Si les opinions divergeaient par trop, on serait renvoyé à l’idée que le pouvoir de séduction et le charme sont laissés à l’appréciation de chacun »[5]. Et si les normes évoluent au cours du temps et varient selon les cultures/sociétés, « à l’intérieur d’une même culture, on constate un remarquable accord sur les standards de beauté et ces standards changent très lentement »[6].

Qui décide de ce qui est beau ou ne l’est pas dans notre société ? Ce sont les membres de la classe dominante qui établissent ces standards de beauté : « Le physique, l’apparence en général ou certains détails particuliers signalent une origine ou un statut social, et on les interprète immanquablement comme des signaux sociaux. Or, le modèle dominant d’apparence est précisément celui qui nous semble beau. Nous établissons inconsciemment un lien entre la beauté et le rang social ou la réussite, comme si les gens de statut social élevé étaient beaux. Ce n’est pas que les gens riches ou puissants soient dotés d’un physique au-dessus de la moyenne. En revanche, ils satisfont nécessairement mieux aux critères qu’ils ont eux-mêmes élaborés et imposés, qu’il s’agisse de la coiffure, du vêtement, de la gestuelle ou du maquillage. Même leur corps est modelé par leurs pratiques : habitudes alimentaires, sports, conditions de travail. (…) Les critères du convenable et du beau sont fixés par ceux qui disposent du pouvoir de les imposer aux autres groupes sociaux, lesquels doivent s’efforcer de les imiter »[7].

Amadieu, précise que « les critères esthétiques sont une opération de « distinction » pour ceux qui détiennent, à un moment donné, le pouvoir culturel ou économique. La définition de la beauté est en grande partie une construction sociale. Cette construction aboutit à une opération de classement tout à fait arbitraire des individus »[8]. Comme l’a bien montré Pierre Bourdieu[9], les jugements sur l’apparence d’un individu sont toujours également des jugements portés sur les propriétés distinctives dont il est porteur en tant que membre d’une classe sociale.

Cela étant admis, la beauté (au sens restreint d’apparence physique) est une caractéristique en partie individuelle : « Par-delà les normes sociales qui restent fortes et se déclinent avec une finesse accrue selon les groupes sociaux, on observe donc une certaine personnalisation ou individualisation des apparences. Les individus sont comptables de leur apparence et de leur beauté »[10]. Jean-François Amadieu constate ainsi que l’on « peut établir que certains individus détiennent un capital de beauté supérieur, puisque cet avantage leur est largement reconnu par les autres (le groupe social ou la société dans laquelle ils vivent). D’autres, en revanche, sont indéniablement défavorisés sur ce plan et, ici encore, on constate l’existence d’un consensus général les concernant. Le sentiment du beau n’est pas le fruit du hasard. L’attirance pour un visage, un corps, une personne n’est donc pas aléatoire. Les points de vue convergent suffisamment pour pouvoir affirmer que des normes sociales existent et qu’elles ont des effets majeurs, même si ceux-ci sont méconnus »[11].

Éditions Odile Jacob, 2005, 200 p.

Les individus seraient donc inégalement dotés en ce que les spécialistes du sujet nomment « capital de beauté », « capital de séduction », « capital charme » ou « capital esthétique »[12]. Des notions qui ne se confondent pas toutes, désignant, pour certaines, uniquement la beauté physique, pour d’autres, l’apparence en général, ce qui inclut la tenue vestimentaire par exemple.

Prenons la notion avancée par la sociologue Catherine Hakim de capital érotique, qui aurait les composantes suivantes : 1/ « la beauté », en particulier la forme et les traits du visage (élément central du capital érotique[13]) ; 2/ « l’attraction sexuelle », liée à la corpulence (la taille ou le poids notamment) ; 3/ « le charme » (capacité à se faire aimer ou admirer, critère social s’il en est, selon l’autrice) ; 4/ « la vitalité ou l’énergie » (on est considéré comme plein d’humour ou de vie) ; 5/ « sa présentation » (tenue vestimentaire, maquillage ou parfum) ; 6/ « la compétence sexuelle » (être un « bon amant »). Il s’agit donc d’un mélange de traits physiques et socioculturels, que l’on hérite à la naissance (comme le visage) ou développe au cours du temps (le poids est variable, la manière de s’habiller ou se maquiller également, etc.). Il est d’ailleurs possible de faire fructifier ce capital (nouvelle coupe de cheveux, achat de vêtements ou de maquillage, opération de chirurgie esthétique, etc.) ou le perdre en partie, la vieillesse ou la prise de poids[14] fait ainsi chuter le capital érotique[15].

La beauté serait donc un capital, au même titre que la culture ou l’argent ? Des études réalisées principalement aux États-Unis, où le sujet est pris au sérieux depuis plus longtemps qu’en France, semblent montrer en effet que – toutes choses égales par ailleurs – la beauté jouerait un rôle non négligeable dans la réussite d’un individu tout au long de sa vie. Cela commencerait à l’école : « Depuis l’école maternelle, les beaux enfants bénéficient de conditions favorables à l’apprentissage puisque les enseignants, dans leurs attitudes, ont tendance à s’investir davantage auprès de ces derniers et à négliger les élèves au physique peu désirable. Ces comportements semblent s’expliquer par le fait que la conformité aux critères d’apparence physique socialement valorisés est associée à du potentiel. S’engage alors un « cercle vicieux de l’exclusion ou de la réussite » qui s’inscrit tout au long de la scolarité en raison des comportements discriminatoires des enseignants. (…) La notation peut également être influencée par ces comportements discriminants. Un lien apparaît de manière significative entre la beauté des enfants et les notes obtenues. En effet, plusieurs recherches démontrent que les enseignants surestiment les beaux élèves et pénalisent les plus laids »[16].

« Ce sont les membres de la classe dominante qui établissent ces standards de beauté. »

Et cette discrimination physique se prolongerait tout au long de sa vie professionnelle : « Les hommes et les femmes dont le physique est agréable sont davantage recrutés pour des emplois supposant des contacts fréquents avec les collègues ou la clientèle. (…) Plus généralement, les individus séduisants occupent en plus grande proportion des postes qui impliquent des tâches de négociation, de formation, de supervision, de persuasion, de divertissement, de communication, de service au client ou d’accueil »[17]. Le sociologue Sébastien Haissat en conclut que « la conformité aux normes de beauté favorise la réussite des individus tant au niveau du parcours scolaire que professionnel. Derrière l’idéologie méritocratique promulguée par l’institution scolaire et les outils d’identification des compétences professionnelles présentées comme « objectifs » par les chasseurs de têtes, se cachent des mécanismes de discrimination relatifs au degré de conformité à l’idéal de beauté »[18].

En conséquence, Amadieu parle de « prime de beauté » et à l’inverse de « décote de laideur ». On savait déjà, grâce à Bourdieu notamment, qu’un individu peut hériter de sa famille d’un capital économique, culturel ou social ; il peut également hériter d’un capital de beauté qui est en partie lié à sa classe sociale, en partie individuel. Au stade actuel des connaissances, on peut penser qu’il s’agit d’un facteur à ne pas ignorer dans la trajectoire sociale d’un individu. Comme le soutient Amadieu, « l’apparence vient, en quelque sorte, compléter ou aggraver ces facteurs de reproduction sociale »[19].

Un capital qui fait le bonheur des femmes ?

Toujours selon Amadieu, « les femmes et, à un moindre degré, les hommes au physique agréable disposent d’un capital qui peut se transformer en avantage sur le plan social, sexuel, matrimonial, scolaire et professionnel. Elles bénéficient d’une mobilité sociale ascendante forte qui leur permettra, si elles le souhaitent, d’accéder à un statut social plus élevé que celui de leurs parents. À l’inverse, des économistes ont calculé que les femmes dont le physique était inférieur à la moyenne épousaient des hommes dont le niveau d’études était inférieur à ce qu’il devrait être compte tenu du niveau d’instruction de ces femmes. Ainsi, l’homogamie serait en quelque sorte pondérée par un « coefficient de laideur ». (…) La beauté est bien un capital qui est monnayé sur le marché matrimonial »[20]. Ce capital de beauté aiderait certaines femmes à faire un « beau mariage »[21] avec un homme d’une classe supérieure à la leur, et/ou avancer dans leur carrière professionnelle[22].

Catherine Hakim insiste particulièrement sur cet avantage dont jouiraient les femmes au XXIe siècle : « Les femmes n’ont pas le monopole du pouvoir érotique. Cependant, elles disposent d’un capital érotique plus important que les hommes, et cela leur donne un avantage potentiel important dans les négociations avec les hommes. Beaucoup de femmes n’en sont pas conscientes parce que les hommes ont pris des mesures pour empêcher les femmes d’exploiter leur avantage unique, et les persuadent même que le capital érotique n’a aucune valeur »[23]. En d’autres termes, ce capital ne serait pas assez exploité par les femmes pour contrer les effets de la domination masculine[24].

Même si cette thèse était vraie (ce qui ne va pas de soi), elle semble sous-estimer les effets négatifs sur les femmes qui ont un faible capital érotique. Ce point est soulevé par Ilana Löwy : « La possibilité pour une femme de s’appuyer sur ses charmes afin d’avancer professionnellement a aussi pour effet de démoraliser d’autres femmes – celles perçues comme dépourvues de pouvoir de séduction (parce que trop grosses, trop vieilles, trop laides…) ou celles qui tiennent simplement à percer grâce à leur compétence et constatent qu’elles sont bloquées dans leur carrière, alors que d’autres femmes – épouses des directeurs et des personnes qui ont le pouvoir, femmes agissant par leur charme – ont bénéficié de la promotion qu’elles espéraient. Ce « succès fondé sur la séduction » peut être comparé à la réussite favorisée par les origines sociales »[25].

« La beauté jouerait un rôle non négligeable dans la réussite d’un individu tout au long de sa vie. »

Éditions La Dispute, 2006, 244 p.

On peut penser que seule une minorité profite de cette valorisation de la beauté, la grande majorité (des femmes notamment) n’ayant pas accès aux avantages accordés aux privilégié(e)s, et, pour les moins bien loties, elles peuvent même subir toutes sortes de discriminations et d’humiliations (moqueries, jugements négatifs, insultes, etc.) liées à leur apparence. Par ailleurs, les féministes ont bien mis en lumière les effets négatifs (sur les femmes particulièrement) d’une injonction à se conformer aux normes de la beauté[26]. Outre le fait que cela peut conduire à des pathologies (comme l’anorexie), cela engendre une évaluation permanente des corps (féminins tout spécialement) : « Une culture qui définit de manière très étroite les limites d’acceptabilité de l’apparence physique des femmes, punissant celles qui s’en écartent, produit un type de souffrance particulier lié à la dégradation de l’image de soi »[27].

Löwy insiste à raison sur cette souffrance engendrée par un contrôle permanent de son apparence : « Les rites de beauté féminine ont hélas une dimension beaucoup moins agréable quand il s’agit de surveillance et d’autosurveillance de l’apparence des femmes. Les corps féminins – bien plus que les corps masculins – sont évalués, appréciés et jugés. Par voie de conséquence les femmes sont invitées à porter une attention constante à leur apparence (…). Le droit de regard sur le corps féminin est indissociable de l’infériorité du statut des femmes. (…) La masculinité est moins visible, puisque dominante : « Un des privilèges du maître est d’oublier qu’il est le maître ; par contre la position des esclaves ne leur laisse jamais la possibilité d’oublier qu’ils sont des esclaves » (Georg Simmel). Les femmes savent que celles qui transgressent l’obligation de surveiller leur apparence et « se laissent aller » risquent les insultes, le mépris ou l’invisibilité»[28]

Post-scriptum : Elephant Man & l’exploitation de la laideur

Si la beauté du corps féminin est depuis longtemps l’objet de toutes les attentions, il semblerait que le corps masculin retienne de plus en plus l’attention : « Les femmes aujourd’hui sont plus attentives aux charmes des hommes maintenant qu’elles ont acquis une plus grande indépendance financière et tiennent moins leur position sociale de leur seul mari. Toutefois, elles focalisent moins que les hommes sur la beauté de leur conjoint éventuel »[29]. Amadieu en conclut que « les hommes comme les femmes sont donc de plus en plus victimes d’une tyrannie de l’apparence »[30].

Je ne sais pas si cette tyrannie est aussi nouvelle qu’on le dit, de même pour la souffrance qu’elle peut engendrer. Et à cet égard, on atteint sans doute un sommet avec les personnes stigmatisées pour leur physique et parfois considérées comme des « monstres ». On s’en est beaucoup amusé en allant observer celles et ceux qui étaient exposés dans des foires et que l’on appelait « freaks ». Paradoxalement, cette exposition (ou exploitation) a pu sortir ces pauvres hères d’une vie de misère.

Prenons le cas de Joseph Merrick (1862-1890), surnommé « l’Homme éléphant », citoyen britannique qui a souffert d’une maladie rare, s’étant déclarée très tôt et provoquant plusieurs malformations importantes, qui se sont aggravées au cours du temps. Après la mort de sa mère (lorsqu’il a onze ans) et alors que son père s’est remarié avec une femme qui ne veut pas d’un enfant « monstrueux », il doit quitter la demeure familiale pour travailler à douze ans : « Il officia durant deux ans dans une manufacture de cigares, mais ses difformités de plus en plus handicapantes l’obligèrent à quitter son emploi. Pour gagner sa vie, il fut contraint de vendre de la mercerie au porte-à-porte, dans les rues, où il était constamment brimé »[31]. Finalement contraint d’arrêter de travailler, il est hébergé temporairement par son oncle avant d’être admis à l’hospice pour pauvres de Leicester (en 1879). On lui retira une partie de l’excroissance qui déformait sa lèvre supérieure et lui donnait l’apparence d’une trompe d’éléphant, mais ses déformations demeurèrent importantes (et toujours en progression).

Joseph Carey Merrick (1862-1890)

Merrick quitta l’hospice en 1884 et commença à travailler pour Sam Torr, directeur du Gaiety Palace of Varieties, qui organisa une tournée dans des salles itinérantes où l’on exhiba « l’Homme éléphant ». Suite à l’interdiction des « exhibitions de phénomènes humains » en Grande-Bretagne, Joseph Merrick partit travailler en Europe continentale. Il fut finalement dépouillé de ses économies par celui qui l’exploitait et dût rentrer en Angleterre. Il fut alors pris en charge par le docteur en chirurgie Frederick Treves. Et grâce à différents soutiens (notamment celui de la reine Victoria), il pût être admis (comme résident permanent) à l’hôpital de Londres : « Il y fut entretenu jusqu’à sa mort apparemment accidentelle à l’âge de vingt-sept ans, le 11 avril 1890 : il fut retrouvé à quinze heures inanimé, probablement mort d’étouffement après que sa lourde tête se fut renversée vers l’arrière, comprimant ainsi la trachée. Ne pouvant dormir étendu, il devait d’ordinaire dormir la tête penchée vers l’avant »[32].

Cette histoire tragique met donc en scène un être humain considéré de son vivant comme un « monstre ». C’est ainsi que l’on traite habituellement un physique marquant une rupture avec l’ordre du monde : « Le monstre est aux antipodes de la banalité, du quotidien, comme il l’était de la norme ou de la moyenne. Il est, au sens étymologique, insolite ; c’est ce qui le rapproche des merveilles, des prodiges, au Moyen Âge et au début de l’époque moderne. Cette rareté repose sur une réalité : les pourcentages de naissances qualifiées d’ »anormales » (ce qui dépasse la notion de monstruosité) sont faibles, heureusement : selon l’INSERM, 1 à 2 % à l’heure actuelle. Mais cette rareté est aussi constitutive : une chose est monstrueuse parce qu’elle est rare ; on pourrait ajouter : elle est monstrueuse tant qu’elle est rare »[33].

La rareté de ces individus jugés monstrueux a toujours suscité un très grand intérêt au sein de la population (dans toutes les classes sociales)[34]. Leur histoire continue d’ailleurs d’intéresser le grand public, comme celle de Joseph Merrick qui a fait l’objet d’un film à succès[35], réalisé par David Lynch (The Elephant Man, 1980). Mais on a pratiquement cessé de les exploiter directement, dans le cadre de « spectacles de monstres » (freak shows) : « Si les freak shows font désormais l’objet d’une réprobation unanime, la mise en scène – pour l’amusement et le profit – d’individus présentant des anomalies physiques, mentales ou comportementales, qu’elles soient réelles ou simulées, a pourtant fait partie intégrante de la culture américaine de 1840 à 1940. Au tournant des XIXe et XXe siècles, les États-Unis comptaient plusieurs centaines de freak shows. En 1985, il n’en reste plus que cinq. Face à la désaffection du public et à l’indignation des militants, les forains ne sont même pas sûrs d’arriver à finir la saison. Le freak show est en voie de disparition »[36].

« Les femmes savent que celles qui transgressent l’obligation de surveiller leur apparence et « se laissent aller » risquent les insultes, le mépris ou l’invisibilité« 

Éditions Alma, 2013, 288 p.

Retraçant l’histoire de ces spectacles, Robert Bogdan se pose la question suivante à propos des « monstres » : « pourquoi sont-ils réduits à gagner leur vie en se donnant en spectacle ? Le freak show est certes un divertissement tout à fait respectable, mais on ne saurait considérer comme brillante une carrière de phénomène de foire, trimbalé à travers le pays. Les freaks ne pourraient-ils trouver un vrai travail et s’établir dans une paisible bourgade américaine ? »[37]. Il répond lui-même à cette question : « Le salaire et la notoriété dont bénéficient les freaks les plus célèbres compensent largement les désagréments du nomadisme, même si le destin des freaks de seconde zone est plus sombre ». En vérité, se donner en spectacle lorsqu’on est considéré comme un monstre est une option de carrière possible et peut-être même souhaitable lorsqu’on subit rejets et discriminations (à l’embauche notamment)[38]. Ce fut le cas pour l’Homme-éléphant, qui a eu lui-même l’idée de s’exhiber comme « monstre » et a contacté Sam Torr à cette fin : « Il est peut-être trop facile de ne voir que déchéance dans le fait que Joseph dût dévoiler son corps affligé aux regards curieux et ignorants d’un public. Pourtant, à moins d’un miracle, rien n’aurait pu le soustraite à la monotonie misérable et dégradante de la vie à l’hospice, qui l’aurait inévitablement conduit, en cercles toujours plus étroits, vers l’obscurité de la tombe des pauvres. Quelles que fussent les humiliations que le destin tenait en réserve à son endroit, Joseph devait être animé par l’espoir (…). Il lui était désormais possible d’accéder à l’indépendance financière qui était la seule condition pouvant aller de pair avec sa dignité intérieure »[39].

Bogdan insiste sur le fait que certains freaks « ont accompli ce que les sociologues auraient cru impossible. Malgré leur handicap et leur différence ethnique, les jumeaux Bates et Anna Swan, couple de géants, se sont mariés puis se sont installés dans l’Ohio. Le géant Al Tomaini et son épouse Jeanie, prodige sans jambes, sont devenus gérants d’un motel en Floride. En coulisses, plusieurs phénomènes avaient des voisins, une famille ; ils aimaient et étaient aimés, ils respectaient et étaient respectés. Si les freaks n’étaient pas au sommet de la hiérarchie, ils n’en étaient pas moins considérés comme des acteurs à part entière de l’industrie du divertissement (…). Même les freaks les plus bizarres et les plus lourdement handicapés ont trouvé l’affection et l’amour, tant dans le monde du divertissement qu’en dehors. Ceux qui prétendent que l’anormalité génère une peur viscérale, primaire et insurmontable devraient s’interroger sur ces aberrations apparentes »[40].

Il est probable en effet que ces individus avec un handicap lourd n’auraient jamais été acceptés et intégrés dans la société si on n’avait pas fait d’eux des vedettes du show business. C’est une règle sociologique propre aux sociétés de classes : il est possible d’éviter de subir la domination ou l’aliénation en participant activement à la subordination ou l’aliénation de ses congénères. De fait, la minorité d’individus considérés comme « monstrueux » qui ont eu cette opportunité de (bien) gagner leur vie grâce à leur handicap rare, l’ont fait en confortant les préjugés de leur époque sur les handicapés ou victimes de malformations. Aujourd’hui, on milite au contraire pour que le handicap soit accepté et banalisé. Rappelons que le handicap, qui touche plus de douze millions de personnes en France, est la première cause de discrimination : « Quoi de commun entre un individu malvoyant, un autre sourd, une personne atteinte d’un handicap moteur, une autre souffrant de troubles psychiques ou d’autisme ? Rien, en dehors des discriminations structurelles qu’elles subissent. Quelques chiffres : les personnes handicapées sont surreprésentées parmi les non-diplômés (29 % contre 13 %) et les chômeurs (15 % contre 8 %). Leur niveau de vie est inférieur à celui de l’ensemble de la population, près de trois sur dix vivent sous le seuil de pauvreté, et elles sont deux fois plus nombreuses à être isolées. Selon le rapport annuel du défenseur des droits publié en juillet [2022], le handicap constitue le premier motif de discrimination pour la cinquième année d’affilée »[41].

Le combat pour la banalisation du handicap est loin d’être victorieux. Il est sans doute rendu particulièrement difficile dans une société où l’on semble obsédé par son apparence physique et l’on est encore très intolérant à l’égard des corps qui s’écartent des normes de la beauté.

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Notes

[1] Arte Regards, 18/04/2023.

[2] En effet, celui qui a gagné le concours de « l’homme le plus laid d’Italie » est un ancien camionneur qui a eu un accident très grave : il est resté dans le coma pendant quarante-cinq jours, a été amputé d’une jambe et a été opéré à dix reprises en chirurgie plastique du visage ; il était ainsi devenu selon ses propres termes « un monstre »… Il affirme qu’il a été « très heureux » de gagner, c’est un « honneur de porter l’écharpe de vainqueur ».

[3] Georges Vigarello, Histoire de la beauté. Le corps et l’art d’embellir de la Renaissance à nos jours (Seuil, 2004).

[4] François Hourmant, Pouvoir et beauté. Le tabou du physique en politique, PUF, 2021, p. 14.

[5] Jean-François Amadieu, Le poids des apparences. Beauté, amour et gloire, Odile Jacob, 2004 [2002], p. 13.

[6] Ibid., p. 20.

[7] Ibid., p. 36.

[8] Ibid., p. 36-37.

[9] Bourdieu écrit que « la définition du corps légitime, comme réalisation de l’identité inséparablement sexuelle et sociale, est un enjeu de lutte entre les classes : travailler à imposer ou à défendre un système particulier de catégories sociales de perception et d’appréciation de l’identité individuelle, c’est toujours s’efforcer de faire reconnaître la légitimité des caractéristiques distinctives dont on est porteur en tant qu’individu ou en tant que membre d’un groupe et du style de vie dans lequel elles s’insèrent » (Pierre Bourdieu, « Remarques provisoires sur la perception sociale du corps », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 14, 04/1977, p. 53).

[10] Jean-François Amadieu, Le poids des apparences, op. cit., p. 38.

[11] Ibid., p. 14.

[12] Pour Gérard Mauger, le « capital esthétique » fait partie de ce qu’il appelle le « capital corporel » : « C’est dire que, si le capital corporel est objectivement lié à la matérialité corporelle (et pour partie défini par elle), il est également indissociable d’un capital culturel incorporé. (…) Schématiquement, on peut distinguer deux propriétés du capital corporel qui ont cours dans différents champs : la force physique (« force de travail » et « force de combat ») et l’esthétique corporelle (« la beauté ») » (Gérard Mauger, Avec Bourdieu. Un parcours sociologique, PUF, 2023, p. 207). Il parle de « ressources corporelles » qui « résultent autant de déterminismes biologiques (comme la taille, la corpulence, etc.) que de l’éducation et des conditions de vie » (ibid., p. 206).

[13] Ainsi, « le visage est l’élément premier dans l’appréciation de la beauté et de la laideur, dans l’attirance ou la répulsion exercée, dans l’opération de classement social à laquelle nous procédons » (Jean-François Amadieu, Le poids des apparences, op. cit., p. 62).

[14] Voir Dieter Vandebroeck, « Distinctions charnelles. Obésité, corps de classe et violence symbolique », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 208, 2015.

[15] Voir Catherine Hakim, Erotic capital. The Power of Attraction in the Boardroom and the Bedroom (Basic Books, 2011).

[16] Sébastien Haissat, « Beauté, jugements et réussite », revue ¿ Interrogations ?, n°14, 06/2012.

[17] Jean-François Amadieu, Le poids des apparences, op. cit., p. 107.

[18] Sébastien Haissat, « Beauté, jugements et réussite », art. cit.

[19] Jean-François Amadieu, Le poids des apparences, op. cit., p. 190.

[20] Ibid., p. 90.

[21] Voir François de Singly, Fortune et infortune de la femme mariée, PUF, 2002, p. 32. Selon Amadieu, « si l’origine sociale et les diplômes restent les critères les plus importants pour faire un beau mariage, il est certain que le capital esthétique constitue un apport souvent non négligeable compte tenu des souhaits des hommes en la matière » (François Amadieu, Le poids des apparences, op. cit., p. 84).

[22] Comme le note l’historienne Ilana Löwy, « l’association avec un homme puissant a sans doute toujours été une des voies principales d’ascension sociale et professionnelle » (Ilana Löwy, L’emprise du genre. Masculinité, féminité, inégalité, La dispute, 2006, p. 214).

[23] Catherine Hakim, « Erotic Capital », European Sociological Review, vol. 26, n°5, 2010, p. 505.

[24] L’autrice écrit même ceci : « Le capital érotique est également un atout important pour d’autres groupes qui ont moins accès au capital économique et social, notamment les adolescents et les jeunes, les minorités ethniques et culturelles, et les classes laborieuses » (ibid., p. 506). Mauger pense également que le capital corporel (capital esthétique + capital de force) peut bénéficier aux dominés : « Si le capital corporel vaut (sous tel ou tel aspect) des classes dominantes aux classes dominées, il a sans doute une valeur particulière dans les classes populaires, précisément parce qu’on peut les définir par leur dépossession économique et culturelle : le capital corporel (qui dépend pour partie d’une sorte de loterie génétique) est la seule espèce de capital dont elles ne sont pas dépourvues par définition » (Gérard Mauger, Avec Bourdieu, op. cit., p. 208). Mais malheur à celles et ceux qui sont dépourvus de capitaux, y compris de capital corporel…

[25] Ilana Löwy, L’emprise du genre, op. cit., p. 215.

[26] Voir Mona Chollet, Beauté fatale. Les nouveaux visages d’une aliénation féminine (La découverte, 2015).

[27] Ilana Löwy, L’emprise du genre, op. cit., p. 97.

[28] Ibid., p. 116-117.

[29] François Amadieu, Le poids des apparences, op. cit., p. 85.

[30] Ibid., p. 87.

[31] Page Wikipédia sur Joseph Merrick.

[32] Idem.

[33] Anne Carol, « Avant-propos », in Régis Bertrand & Anne Carol (dir.), Le « monstre » humain : Imaginaire et société, Presses universitaires de Provence, 2005 (en ligne). Et le nombre de « monstres » semble de plus en plus rare, en raison surtout des progrès de la médecine et des décisions de mettre un terme à la grossesse en cas de maladie grave.

[34] Voir Ernest Martin, Histoire des monstres depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours (Millon, 2002 [1880]).

[35] Pour un budget de 5 millions de dollars, le film de Lynch rapporte plus de 26 millions de dollars aux États-Unis seulement, cf. la page Wikipédia du film.

[36] Robert Bogdan, La fabrique des monstres. Les États-Unis et le freak show [1840-1940], Alma, 2013, p. 16.

[37] Ibid., p. 218.

[38] Notons que l’on associe plusieurs défauts à la laideur, comme la méchanceté. On ne sera donc pas étonné de constater que, dans les œuvres de fiction, le méchant est souvent un individu au physique ingrat. De même, on a parfois associé monstre physique et monstre moral : tel individu abjecte moralement aurait également des tares physiques. Mais cela n’est pas systématique comme le montre le cas de l’Homme éléphant, qui « a fait l’objet d’un travail de réhabilitation de son vivant pour révéler, au sens propre, la sensibilité extrême que dissimulait sa carapace épidermique : réhabilitation qui culmine dans l’ovation que lui fait la bonne société londonienne le jour où il s’aventure dans un théâtre, à son tour spectateur, pour y satisfaire son goût esthétique » (Anne Carol, « Avant-propos », op. cit.).

[39] Michael Howell & Peter Ford, Elephant Man. La véritable histoire de Joseph Merrick, l’Homme-Eléphant, J’ai Lu, 1981, p. 95.

[40] Robert Bogdan, La fabrique des monstres, op. cit., p. 251-252.

[41] Laeticia Delhon, « Le handicap, première cause de discrimination », Le Monde diplomatique, 10/2022, p. 1 et 20.

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