Société

Peut-on échapper au bonheur ?

Presque tout le monde, philosophe ou non, pose la même question au sujet du bonheur : comment y parvenir ? Une question qui contient au moins trois présupposés : d’abord, il faut atteindre le bonheur ; ensuite, ce n’est pas si simple de l’atteindre (puisqu’on se pose la question) ; enfin, ceux qui se disent heureux sans difficulté doivent mentir, se mentir à eux-mêmes ou être bêtes (puisqu’ils osent rendre superflue notre question). Faisons voler en éclats ces trois présupposés en pensant plutôt la difficulté d’être malheureux.

Il est incroyablement difficile d’être malheureux. Pour y parvenir, il faudrait oser se mettre à dos le monde entier et sa tendance à faire disparaître le négatif. Douter de la scientificité de la nouvelle « psychologie positive ». Refuser l’autosuggestion de la « pensée positive ». Ajouter un not au « good vibes only ». Dire « Je n’aime pas » alors que le pouce tourné vers le bas a disparu des réseaux sociaux (Facebook notamment). On peut seulement y distribuer et recevoir plus ou moins de positif. La critique n’est plus légitime. Ou plus précisément : on peut aimer une critique mais il ne faut pas critiquer un amour, au risque de fissurer la bulle d’auto-confirmation et d’auto-satisfaction que s’est construite l’individu critiqué. Peu importe qu’il aime ce qui tue ou ce qui le tue. Il a droit à son bonheur, lui aussi.

Nosedive – Black Mirror (2016)

Certes, l’individu moderne parvient encore à pleurer de tristesse. On sait toutefois que cet acte lui-même engendre du bien-être, en libérant des endorphines. Notre corps est là pour nous sommer d’être heureux au moment même où on ne le souhaite pas.

Alors la figure du malheureux serait le déprimé, car il est celui dont la tristesse perdure malgré les larmes, ou celui dont le corps n’est même plus capable de pleurer. Et cela correspondrait bien au malheur, c’est-à-dire non pas seulement une tristesse passagère, mais une tristesse qui dure et qui est dénuée de tout optimisme. Mais là encore l’affaire est plus compliquée. Selon les biologistes évolutionnistes, la plupart des maladies, physiques ou mentales, sont encore des mécanismes de défense de soi, produits de la sélection naturelle. Dans le cas de la dépression, l’explication serait la suivante : si l’individu est placé dans un environnement où ce dont il a besoin reste longtemps inaccessible, alors il vaut mieux pour lui déprimer, car continuer à « y croire » et à rechercher sa satisfaction lui fera perdre de l’énergie pour rien[1]. Par exemple, un cerf affamé dans des conditions défavorables (météorologie infernale) diminuera ses chances de survie et de reproduction s’il part à la recherche d’une nourriture introuvable. Mieux vaut ne rien faire, déprimer, conserver son peu d’énergie restante, et il mourra au moins plus tard, voire pas du tout si le climat redevient favorable à temps.

L’instinct de dépression, déployé dans le bon contexte, serait donc une adaptation pour la survie, bien que cette survie soit précaire et constitue une sorte d’ultime recours de l’être vivant. De là, soit on s’aventure à dire que les dépressions adaptatives ne sont pas tout à fait des expressions du malheur, soit, plus prudemment, on remarque au moins que ce malheur de la dépression se fait encore en vue du bonheur, que nos instincts biologiques ancestraux restent optimistes au moment où l’esprit capitule.

Blaise Pascal (1623-1662)

Quoi qu’il en soit, il reste difficile et assez extraordinaire de déprimer quelqu’un, car les possibilités de divertissement, les possibilités de se détourner de son malheur, sont omniprésentes. Un engin qui tient dans la poche permet d’accéder à tous les sketchs du monde. La vidéo réconfortante n’a pas vraiment de fin car une suivante est toujours automatiquement recommandée à l’utilisateur. Les règles des sports changent pour être plus divertissants et admettre le moins de « temps morts » possible – expression correcte car, comme l’avait compris Pascal, le temps sans être diverti est du temps où l’on risque de réfléchir à soi, donc à sa propre condition de mortel, ce qui rendrait malheureux. Il existe donc de lourds dispositifs technologiques et politiques du divertissement permanent (et tout simplement, peut-être, la nature humaine) pour empêcher ce temps de l’ennui et de l’introspection malheureuse.

L’individu n’a même pas besoin d’une pratique, en l’occurrence le divertissement, pour se détourner de son malheur : il lui suffit de trouver une pensée qui néglige, compense ou justifie son malheur. La théorie de la dissonance cognitive, maintes fois vérifiée, qualifie cela de rationalisation. L’individu cherche spontanément à résoudre toute tension qui se présente à son esprit. La solution peut être immorale, hypocrite ou irrationnelle, peu importe du moment qu’il s’agit du moyen le plus efficace pour rétablir l’équilibre nerveux. Quelqu’un est mort ? C’est la vie. Un soldat s’est sacrifié ? Il est éternel pour la patrie. Une fracture ? Ça pourrait être pire. Une guerre ? Il y en a d’autres. Un obstacle quel qu’il soit ? C’est une heureuse opportunité pour « rebondir » et progresser.

Un dernier exemple parmi tant d’autres : l’homme qui naît dans la misère mais qui transforme bientôt celle-ci en « racine » dont il est fier, méprise l’argent, et finalement estime chanceux qu’il soit né pauvre, sinon il n’aurait pas connu la valeur de ci ou de ça… Ce par quoi l’on serait tenté de redéfinir le malheur ainsi : il consisterait à devoir souvent rationaliser pour « croire » en son bonheur. Car rationaliser demande parfois un effort. Il peut s’écouler plusieurs heures voire plusieurs jours avant de trouver une bonne excuse à son malheur qui, dès lors, n’en est plus tout à fait un. Malheureux est celui qui doit faire cet effort fréquemment. Malheureux est celui qui est fatigué de se rendre heureux.

« Le temps sans être diverti est du temps où l’on risque de réfléchir à soi, donc à sa propre condition de mortel. »

Le philosophe Slavoj Žižek

Mais il faut encore nuancer cette position car il arrive que cet individu malheureux, paradoxalement, se complaise dans son malheur, celui-ci correspondant à un mode de vie, une tonalité affective, et gare à celui qui tenterait de lui enlever son « malheur ». En psychiatrie, le syndrome de Münchhausen vient exprimer cette rare possibilité – du moins si la douleur que ce « masochiste » s’inflige n’est pas insupportable pour lui. Il y a aussi plus commun et plus simple : l’individu qui se plaint d’être malheureux mais qui, en vérité, veut être dans cette situation car, s’il atteignait son bonheur, il s’ennuierait bien vite de cette stabilité émotionnelle. Il est donc heureux de ne jamais atteindre tout à fait son « bonheur », de toujours conditionner l’obtention de celui-ci à quelque chose de plus, quelque chose de mieux, pour pouvoir continuer à vivre de cette quête. On peut penser au commentaire de Žižek sur Titanic : presque personne n’aurait apprécié ce film s’il s’agissait de voir Jack et Rose rester « heureux », se promenant ensemble sur un chemin champêtre, s’écrivant des mots d’amour, cuisinant leur gâteau préféré et ainsi de suite sans jamais rencontrer de résistance. Plus encore, Jack et Rose se seraient sans doute eux-mêmes vite lassés de ce « bonheur ».

Quant au malheur des autres, il n’est même pas sûr qu’il puisse exister non plus. Si l’autre est un proche, on l’aide à rationaliser car sa tristesse nous atteint. Le malheur ne doit pas avoir le temps de s’installer. Si l’autre est éloigné, alors on le plaint dans la limite du psychologiquement supportable, et parfois son malheur sert subrepticement notre propre bonheur en permettant de relativiser notre situation. Son malheur existe mais d’une façon abstraite car on ne le ressent pas tout à fait, de par les limites ordinaires de l’empathie.

Tout ce qui vient d’être dit pourrait néanmoins essuyer une grande critique qu’il faut prendre au sérieux. D’après elle, l’homme qui se contenterait de vidéos divertissantes ou de petites pirouettes mentales pour se détourner du malheur serait ridicule et, en fait, malheureux sans le savoir – et il se rendra vite compte qu’il est et qu’il était malheureux. Il se rendra compte que sa stratégie ne lui donnait ni bonheur, ni même une absence de malheur, mais seulement un mensonge fait à lui-même, un oubli de soi, une auto-persuasion trop facile pour être tout à fait efficace.

Mais pourquoi une satisfaction, qu’elle soit simple apaisement, excitation, joie ou bonheur, ne serait-elle pas réelle sous prétexte qu’elle est « facile » ou « superficielle » ? La satisfaction du joueur d’une simulation informatique ne serait pas une satisfaction ? Il serait « dans le déni de son malheur » ? Non, cette superficialité n’apparaît que pour un regard extérieur. L’individu concerné, quant à lui, ne vit pas forcément sa satisfaction comme étant superficielle ou même virtuelle, elle continue donc de mériter le nom de satisfaction. Et l’on comprend aisément pourquoi le spectateur refuse souvent d’y croire : il rabaisse la satisfaction des autres pour maintenir ou renforcer la sienne propre, toujours dans une démarche rationalisatrice.

David Stroh Buckel (1957-2018)

Il reste bien une question à résoudre : qui « arrive à » être malheureux, finalement ? Ce doit être celui dont la tristesse reste impossible à négliger, oublier, édulcorer ou compenser. En un mot, le malheur est l’insoutenable, lequel s’illustre d’au moins trois façons. D’abord, il y a la torture, c’est-à-dire la douleur physique insoutenable. Ensuite, il y a le traumatisme, c’est-à-dire l’impossibilité pour une personne de rationaliser son malheur, celui-ci refaisant régulièrement surface malgré elle, à l’état de veille ou dans le cauchemar. Enfin, il y a la situation de violation continue de principes moraux qui, pour l’individu concerné, sont pourtant inconditionnels, donc non rationalisables, non négociables. On pourrait penser ici, par exemple, à l’avocat et militant David Buckel qui ne pouvait plus supporter que la Terre soit polluée et qui décida de mettre fin à ses jours au Prospect Park de Brooklyn.

Par cette dernière illustration, on remarque que l’être le plus immoral qui soit est peut-être celui qui est capable de s’accommoder de toutes les situations pénibles du monde. En un mot, le « survivor ». Il est difficile de ne pas en être un, c’est-à-dire de ne pas être une machine à se rendre heureux, car cela va à l’encontre de tous les instincts. Est moral celui qui, dans certaines conditions définies, a le courage de s’autoriser à être malheureux.

« Malheureux est celui qui est fatigué de se rendre heureux. »

Certes, celui qui voit ses idéaux ne jamais être accomplis, tout en les gardant, connaît au moins la satisfaction de pouvoir « continuer à se regarder dans un miroir ». Mais, premièrement, cet individu serait bien plus satisfait en abandonnant et en changeant ses idéaux au moment où ceux-ci sont contrecarrés – attitude rationalisatrice qu’il refuse. Deuxièmement, cette satisfaction du « miroir » ou de la fierté n’a pas assez de consistance sensible pour être un moyen de sortir du malheur. On ne peut sérieusement soutenir que celui qui, par exemple, se fait torturer, est « satisfait » du moment qu’il sait subir cette torture pour la fidélité à son idéal. C’est ce que remarque Kant[2] : le bonheur, ou même la sortie du malheur, doit inclure une satisfaction sensible. Le torturé politique qui peut continuer à « se regarder dans le miroir » n’a là qu’une satisfaction intellectuelle : elle explique moralement la souffrance sans la soulager. Il est donc, encore une fois, très contre-instinctif de ne pas exiger plus, c’est-à-dire de ne pas désavouer son idéal pour passer de la geôle au canapé.

Voilà pourquoi il est si difficile d’être malheureux.

Léonor Franc

Nos Desserts :

Notes

[1] Nesse, R., ‘Explaining depression: neuroscience is not enough, evolution is essential’, in Carmine Pariante, and others (eds), Understanding depression: A translational approach (Oxford, 2009).

[2] Kant, Critique de la raison pratique, Première partie, livre II, ch. II, 2.

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