Société

Le sport est mort

Je me souviens tout petit. Je courais et déjà je savais. Ce n’était pas du sport. Rien à voir. Le sport n’existait plus depuis longtemps.

J’aurais bien aimé faire du sport. Mais je n’ai jamais réussi. J’ai bien fait les gestes pourtant, sauter, courir, frapper… tout ce qu’il fallait faire, je l’ai fait. Mais ce n’était pas du sport. Ça ne pouvait pas être du sport. Puisque le sport était mort.

Il est mort dans son coin, sans rien dire à personne. Et on ne s’en est même pas rendu compte. En fait, certains pensent même qu’il est encore vivant. « Que oui ! on n’a jamais fait autant de sport qu’aujourd’hui ! ». Il suffit de se promener dans les parcs, ou d’allumer son écran télé. Tous ces gens qui courent, qui frappent, qui sautent. Le sport est là, partout. Jamais fatigué. Et pour ceux qui doutaient encore, les JO de Paris ont tranché ; la preuve ultime que le sport est plus vivant que jamais.

Et pourtant. Toutes ces preuves que le sport est bien vivant doivent être récusées d’office. Pour deux raisons. Soit, elles en disent trop pour être honnêtes. Soit, elles n’en disent pas assez pour être probantes.

Lance Armstrong

Premier cas. Si les preuves en disent trop pour être honnêtes, c’est parce qu’elles nous sont posées là devant le pif. Comme si le malfaiteur avait voulu nous égarer en laissant trainer des indices foireux. « Impossible de ne pas voir du sportif ! » il est là, partout, devant, derrière, à la téloche, dans les parcs. On serait presque dans le cas d’une preuve obtenue à l’usure, par la torture. Abrutis par les images, nous finissons par avouer ce que le spectateur veut nous faire dire : « oui, le sport est bien vivant. » Pas très réglo comme procédé. D’ailleurs, en termes judiciaires on dira alors que l’on faillit au principe de loyauté de la preuve.

Deuxième cas. Si les preuves n’en disent pas assez pour être probantes, c’est parce qu’elles omettent quelque indice contradictoire. Quels sont les vrais motifs du sportif putatif ? Nul ne le sait puisque les seules choses qu’il nous donne à voir sont ses gestes. Or, un saut, une course, une frappe, ne sauraient trahir la volonté du suspect en sueur. Il peut agir ainsi parce qu’il poursuit une quête, qu’il fuit un danger, ou bien encore qu’il est complètement débile. Il nous manque donc des informations pour juger des gestes du gars. Comme si des indices nous étaient dissimulés. Encore une fois, pas très réglo comme procédé. On parle alors de preuves obreptices.

Ainsi donc, le sport échoue à nous prouver son être. Et si le sport n’est pas vivant, c’est donc qu’il est mort : tertium non datur. Il n’y a pas d’autre alternative.

Amen.

Le sport est mort le jour où l’Homme a enfilé pour la première fois une paire de baskets. Ce jour-là le sort du sport était scellé, comme le résultat d’une partie connu à l’avance, des dès pipés. La paire de baskets enfilée c’est un peu comme la pomme croquée par Adam. Plus rien ne sera désormais comme avant. Le sport devenait alors périssable, voire haïssable. Car la paire de baskets s’use et il en faut une autre en état. Elle devient moche et il en faut encore une autre à la mode. Enfin, elle devient chère et il en faut une autre moins chère (ou plus chère selon le statut du gars qui enfile la paire). Mais la paire de baskets a bon dos. Il y a aussi le short, le jogging, le legging, les lunettes anti-buée, le vélo en titane, le ballon Al Rihla de la coupe du monde 2022, la raquette Head speed pro de Djoko, etc. Autant d’ornements techniques défigurant le sport originel. Le sport « nu » n’est plus. Le sport a besoin de s’affubler d’un équipement qui sublime son œuvre, et accessoirement sa performance.

Novak Djokovic

L’équipement fut donc le premier coup porté au sport. Un coup mortel qui aurait pu suffire. Mais comme on n’était pas sûr du résultat, on décida alors qu’il fallait frapper une deuxième fois. Ainsi naquit la compet. Mais attention, pas la compet à toto tranquille sur son vélo à faire quelques kilomètres pour voir s’il avance plus vite que la veille. Rien à voir. Là nous parlons de lutte à mort, mêlant guerre d’égo, de pouvoir, de sponsors, de droits d’images, de téloche, d’oseille, etc. Que des trucs bien sympathiques, mais qui à priori n’ont absolument rien à voir avec l’idée de frapper dans un ballon, ou sauter par-dessus la haie, ou courir un 100 mètres. Désormais, il n’y avait plus de gagnant et de perdant au sens du sport, mais un winner et un looser au sens merdique. « Je n’ai pas simplement gagné contre toi, je t’ai aussi rendu médiocre, inutile, moche, pauvre, et con aussi ».

Le sport avait cette fois l’air bien mort. Mais dans le doute, pour vraiment en terminer une bonne fois pour toute, on décida de le frapper une troisième fois. Il s’agissait alors de le désubstantiver. Le sport n’existait plus tout seul. On ne disait plus « je fais du sport », mais « je fais du sport de quelque chose » : sport de combat, de glisse, en plein air ou dans les airs, ou en piscine, etc. Et on peut même déplier plus encore : football, handball, volley ball, baseball… course de natation, natation synchronisée, nage avec palmes… rallye, formule 1, karting… stop. Le sport avait désormais besoin d’une fonction pour exister. D’ailleurs, lorsqu’on vous demande, « tu fais du sport ? », vous entendez déjà la question suivante « quel sport fais-tu ? ». Faire du sport tout court ne signifiait plus rien. Le sport n’existait plus tout seul, mais accompagné.

Après ce troisième coup mortel, le sport était achevé. Même pas un râle, ni geste réflexe. Rien. Pourtant, il n’était pas nécessaire d’en arriver là. Le sport serait probablement mort sans nous de toute façon, ou plutôt avec nous. En effet, regardons-nous. Nous sommes déjà des morts-vivants. Fatigués de tout, aigris H24. Nous n’avons plus la patate, plus la niaque. Apathiques, asthéniques. Nous sommes mûrs pour la tombe ou l’urne. Finalement nous avons peut-être le sport que l’on mérite, mais nous avons aussi quelques circonstances exténuantes.

Logan et Jake Paul

Et quand bien même tout cela ne suffirait pas à nous convaincre de la mort du sport, l’IA s’en chargera pour nous. L’IA nous promet une vie sur canapé confortablement installé, une tablette ou un smartphone à la main, un café / thé / bière / Piña colada / cigarette / ou autre, dans l’autre. Et le corps en jachère, inutile, affublé de jambes, de bras, qui l’encombrent désormais. Et si vraiment il faut bouger pour aller pisser un coup par exemple, alors l’IA lèvera notre cul à l’aide de l’exosquelette qui nous équipera. L’environnement nous sera rendu obsolète. Pourquoi se frotter aux éléments quand l’IA fait tout pour nous ? Pourquoi enfiler sur jogging pour aller taper dans la balle, courir, suer, et risquer de perdre la partie, quand l’IA met à jour vos constantes de santé en continu, vous guérit à la volée, vous muscle à volonté ? Le sport est un rendez-vous manqué avec l’homme 2.0.

Quand on y pense, le tapis roulant aurait dû nous mettre sur la piste. Ce truc qui ne vous fait pas avancer d’un pouce alors que vous faites des kilomètres. Comme si déjà nous nous avions fait en sorte de restaurer les conditions de possibilité d’un sport devenu absurde, promis à un suicide logique, comme dirait l’ingénieur Kirillov.

Cela fait bien longtemps que « l’Homme n’est plus ce rêveur définitif » (André Breton). Mauvaise série. Désormais, on peut aussi dire que l’Homme n’est plus ce coureur définitif. Le sport est mort, épuisé, suicidé, ou assassiné.

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