Société

La voile verte, c’est du vent ?

L’univers de la voile sportive bénéficie d’une image particulièrement positive. On y naviguerait librement sur les mers, en osmose avec les éléments, loin des affres du monde moderne. Les skippers s’expriment bien, échapperaient aux scandales et seraient solidaires dans l’épreuve. Les femmes y auraient leur place, en tant que skippers ou dans les épreuves mixtes. Ces représentations flatteuses expliquent que la voile soit considérée comme un « eldorado » par les sponsors, qui peuvent y espérer des taux de retour sur investissement de 1 pour 10 voire 1 pour 20 dans certaines catégories, supérieurs à n’importe quel autre sport. Depuis quelques années, cependant, les nuages s’amoncellent et de nombreux professionnels invitent à remettre en cause un modèle sportif de plus en plus financiarisé, qui menace de mener à l’abîme.

La voile : coût béton, coût carbone

Loin d’être sobre et verte, la voile génère un coût écologique particulièrement important. Ce n’est pas tant sa démocratisation, dans le sillage des Glénans qui prônent une voile populaire à la Libération, que son embourgeoisement qui en est à l’origine. Dans le cadre du plan Racine (1963), de grandes marinas noient des portions de littorales sous le béton (Grande-Motte, Port-Camargue). Puis l’Atlantique est touché à son tour (port des Minimes de La Rochelle en 1972, Le Crouesty en 1973).

Le marché des catamarans, qui explose dans les années 2000, impose tout à la fois une motorisation et une consommation énergétique croissantes.

Ultim

Du côté de la voile sportive, c’est la recherche de la performance qui pousse à une surconsommation exponentielle de ressources particulièrement polluantes. Un navire de course contient du carbone de manière directe et concrète dans sa coque, son mât, ses foils. Si on prend en compte le « coût équivalent carbone » de manière large, la construction d’un Ultim (trimaran de 32 mètres) représenterait 600 TeqCO2.

Une compétition comme la Route du Rhum, tout compris (le principal poste étant les déplacements des spectateurs) générerait près de 150 000 TeqCO2, selon les chiffres des organisateurs. Pour une course transatlantique, les vols aériens des équipes d’assistance et les retours des navires par cargo génèrent de 50 (Imoca) à 250 TeqCO2 (Ultim) par bateau. Si ces retours en cargo ne sont pas majoritaires et que des organisateurs de course tentent de rationaliser le calendrier avec l’ajout d’épreuves sur place ou retour, ils interrogent évidemment les marins.

L’avenir de la voile : entre high tech et low tech

La recherche du « toujours plus vite » n’a d’intérêt que par rapport aux records. En soi, une course n’est pas moins palpitante si les vitesses sont en moyenne plus basses de 10 %, par exemple. Mais aucun skipper ne peut prendre la décision de réduire son empreinte environnementale si cela risque de le pénaliser par rapport à ses concurrents. Voilà un cas emblématique de la nécessité d’élaborer des décisions collectives et le leurre d’en rester aux seules décisions individuelles.

La Vague

C’est ce qui a animé le lancement d’un groupe de professionnels, La Vague, en 2020. Dans une tribune en 2022, le collectif fait « le bilan du modèle actuel […] accablant » et relève : « nous pratiquons un sport magnifique, mais il est déraisonnablement polluant et élitiste ». Par diverses actions, La Vague pousse à réformer les règles de course et les pratiques. De fait, certaines catégories évoluent, quoique bien lentement. La catégorie IMOCA, par exemple, a adopté en 2023 les « Règles de la Voile verte ».

« La recherche de la performance pousse à une surconsommation exponentielle de ressources particulièrement polluantes. »

De même que la voile illustre la nécessité de prise en charge des questions par le collectif, elle est emblématique de celle de sortir des approches théoriques simplistes. Ni le technosolutionnisme ni le retour à un mode de vie « paléo » ne permettront de faire face aux enjeux. De nombreux skippers testent ainsi en mer des solutions qui, les unes, s’appuient sur la science (hydro-génération, voiles « solaires », fibres composites à base de lin…), les autres sur la sobriété (four solaire, chauffage solaire de l’eau, cerf-volant tracteur, retour aux voiles en fibres végétales…) sans chercher à les opposer et en acceptant de renoncer en cas d’échec.

Vers une plaisance circulaire

Doutant des capacités de « ce sport qui ne respecte rien […], qui se croit plus fort que la nature », de se réformer, Stan Thuret a décidé de quitter la compétition en 2023. Mais si la transformation écologique de la voile en tant que pratique compétitive peut sembler illusoire, il est possible d’envisager une voile de loisir sur un modèle radicalement différent. On peut y agir sur au moins cinq leviers.

Concernant la construction, les technologies permettent dès aujourd’hui de réaliser des voiles et des coques constituées à 80 % en matières biosourcées (et non en polyester/plastique), sans perte sur la sécurité et peu sur la performance. Une évolution de la réglementation pourrait imposer des normes strictes en la matière, de même qu’obliger à concevoir un bateau non pour son usage direct, mais pour tout son cycle de vie, en favorisant les opérations de montage-démontage puis de déconstruction.

Le second facteur important est la taille des bateaux. Jusqu’aux années 1970, on pouvait acheter des bateaux en bois à monter soi-même dans les grands magasins à Paris. On partait en famille sur des bateaux de 6-8 mètres. Aujourd’hui, on loue ou achète principalement des unités de 12 à 14 mètres. Cette taille oblige à une forte consommation pour la barre du pilote automatique, pour l’utilisation du guindeau nécessaire pour relever l’ancre, indispensable à partir d’une certaine taille, et, de plus en plus, pour des propulseurs latéraux, car plus le bateau est grand plus les manœuvres de port sont délicates.

Le navigateur et écrivain Bernard Moitessier (1925-1994)

La manière d’utiliser un bateau montre de fortes disparités en termes de consommations énergétiques. Beaucoup de plaisanciers veulent retrouver à bord le confort de leur domicile : rares sont les bateaux qui ne proposent pas des douches avec eau chaude, beaucoup ont des télévisions, voire des lave-linges ! L’usage du moteur thermique est parfois bien peu raisonné et certains envisagent le pilotage d’un navire comme la conduite d’une voiture, qui doit mener d’un point A et à un point B avec un horaire prévisible. Dès aujourd’hui, il existe des bateaux autonomes 100 % ENR. Mais si la technologie existe, elle ne suffira pas en l’absence de comportements raisonnés.

Cependant, c’est probablement sur la question de la propriété qu’on peut envisager les gains les plus importants. Le modèle « un bateau = un propriétaire » est une aberration écologique, aussi bien sur le coût de construction qu’en ce qui concerne son emprise spatiale sur le littoral et la dégradation paysagère. En effet, 75 % des bateaux passent moins de 59 jours en mer. La mutualisation, qui est aussi une forme possible de convivialisme, divise l’« impact carbone » individuel. Il existe déjà des systèmes de copropriété ou de propriété collective, par l’intermédiaire de clubs ou d’associations. En réservant les places de port, très recherchées, aux bateaux en propriété collective ou justifiant d’un certain nombre de jours de sortie en mer, on favoriserait une pratique de la voile réelle et qui n’est pas tournée vers l’ostentation ou la jouissance consumériste.

« Ni le technosolutionnisme ni le retour à un mode de vie « paléo » ne permettront de faire face aux enjeux. »

Enfin, c’est un autre rapport au monde qu’il est possible d’expérimenter par l’intermédiaire de la voile. Les membres de La Vague en ont bien conscience, qui pointent une particularité de leur sport : il se joue non pas sur un terrain artificialisé, mais dans la nature. On doit s’y relier à l’environnement marin, aux nuages, au soleil, au vent. On y expérimente là une forme de rapport incarné au monde. À travers la gestion de l’eau douce et de l’énergie à bord, on se rend également compte de manière très concrète de l’impact de chaque geste : du coût énergétique d’une lampe LED, d’un « bloc froid », d’un ordinateur en fonctionnement, d’une douche…

Pour le plaisancier, il y a aussi à apprendre en mer la lenteur, la déconnexion, l’acceptation de l’imprévu, une manière de rendre le monde à nouveau authentiquement disponible.

À ce titre, la vie en mer pourrait se faire une éducatrice pour les terriens.

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