Culture

Christophe Bouriau : « Kant voyait dans la nature un motif de contemplation susceptible d’engendrer une élévation morale. »

Avec « Kant écologiste » (PUF, 2024), Christophe Bouriau invite non à faire parler Kant d’écologie, mais à parler d’écologie avec Kant. Par bien des aspects, la pensée du philosophe se révèle à même d’éclairer les enjeux les plus contemporains et peut permettre de sortir par le haut d’oppositions trop rapidement tracées.

Le Comptoir : En 2013, vous avez publié Le « Comme si », « comme si » qui apparaît dans votre Kant écologiste comme un outil fécond pour penser l’écologie. Quel a été votre cheminement ?

Éditions Kimé, 2008, 340 p.

Christophe Bouriau : Suite à la publication du « Comme si ». Kant, Vaihinger et le fictionalisme, j’ai été contacté par un collègue spécialiste en droit environnemental, Jochen Sohnle. Il était intéressé par l’émergence de « fictions juridiques » liées à l’environnement.

En effet, en 2017, le Parlement néo-zélandais a accordé au fleuve Whanganui le statut d’entité vivante dotée d’une personnalité juridique. On observe des phénomènes proches en Équateur ou en Bolivie.

Il existe depuis longtemps des « fictions juridiques » en droit. Une entreprise considérée comme une « personnalité morale » est déjà une forme de fiction. Mais cette extension de la personnalité morale à la nature a paru un sujet de réflexion fertile, à la croisée du droit et de la philosophie, particulièrement celle de Kant et du néokantien Hans Vaihinger.

Avant d’aborder ses idées, vous mettez en avant le fait que, par ses goûts et ses habitudes de vie, Kant pourrait être considéré comme un écologiste selon les canons actuels.

Kant est très tôt éveillé à la beauté de la nature, par de nombreuses promenades avec sa mère. Piétiste, cette dernière avait un rapport intime au divin et la nature étant considérée comme une création de dieu, on peut supposer un possible transfert de ce lien vers la nature. Kant, adulte, est connu pour ses promenades solitaires et il voyait dans la nature un motif de contemplation susceptible d’engendrer une élévation morale.

Par une relecture de son esthétique, vous montrez qu’on trouve chez Kant une valeur intrinsèque accordée à la nature.

PUF, 2024, 192 p.

Kant est un des premiers à insister sur la supériorité des beautés naturelles par rapport aux beautés artistiques, contrairement à Hume, par exemple, et contrairement à Hegel après lui. Il estime que la beauté artistique fait l’objet de jugements qui ne sont jamais purs, puisqu’on évalue cette beauté par rapport à un modèle, à une intention.

La beauté naturelle, elle, provenant des choses, n’est pas déterminée par rapport à une fin. Elle a donc une valeur intrinsèque. En raison de cette valeur et du plaisir esthétique qu’elle suscite en nous, il n’est pas illégitime de considérer la nature de manière non-instrumentale, comme dotée d’une valeur esthétique et morale qui nous la fait aimer et nous incite à la préserver.

Le « comme si » kantien est présenté comme une seconde piste pour une forme d’éthique environnementale. De fait, ce « comme si » entre étonnamment en résonance avec tout un mouvement actuel d’affectation de personnalités juridiques à des éléments « naturels » (fleuves, montagnes…). En quoi cette position vous semble-t-elle tenable ?

Dans certaines situations, on doit utiliser ce que Vaihinger, lecteur de Kant, nomme l’approche par le comme si, et que nous nommons aujourd’hui la feintise : pour juger pénalement, il faut par exemple feindre la « liberté » du sujet. Dans ce cas, Kant dit qu’on ne sait pas si cette liberté existe ou non : c’est indécidable. Mais il faut faire « comme si », pour pouvoir instruire à charge. Dans le cas de l’environnement, ce « comme si » porte sur un objet différent : il s’agit de feindre une pure fiction, c’est-à-dire une idée contradictoire, à savoir que de simples choses (lac, fleuve, parc naturel, etc.) sont des personnes morales. Cette feintise se justifie par un intérêt pratique : renforcer la protection de la nature en prévoyant des sanctions lourdes pour ceux qui auraient porté atteinte à ces nouvelles « personnes morales ».

Hans Vaihinger (1852-1933)

Pour certains juristes, ce « comme si » apparaît inutile, car des possibilités de sanctions existent déjà contre ceux qui dégradent la nature. Mais d’autres, comme Jochen Sohnle, constatent que ces sanctions n’empêchent pas les atteintes environnementales et s’intéressent à la manière dont le « comme si » pourrait mieux protéger la nature en nous amenant à changer notre regard sur les entités naturelles, revalorisées sous la dénomination de personne morale.

« Il n’est pas illégitime de considérer la nature de manière non-instrumentale, comme dotée d’une valeur esthétique et morale qui nous la fait aimer et nous incite à la préserver. »

Quels sont les limites et les risques d’une éthique environnementale « fictionaliste » ?

Emmanuel Kant (1724 – 1804)

Il y a deux risques envisageables. D’abord, la distinction radicale entre personnes et choses est cruciale chez Kant, afin de préserver la dignité de tout être humain, qui ne peut jamais être réduit à une valeur instrumentale. Brouiller cette frontière peut sembler intéressant pour mieux protéger les « choses », en les considérant comme des « personnes ». Mais on pourrait envisager le risque, en sens contraire, qu’un régime de nature fasciste, par exemple, en vienne à considérer les « personnes » ou des « personnes » comme des « choses ».

En outre, certains appellent à considérer les « générations futures », donc des êtres qui n’existent pas encore, comme des personnes morales déjà détentrices de droits, autre fiction juridique. Mais s’il convient de ne pas léser les générations futures, il n’y a pas lieu non plus de léser les générations présentes. Aussi aucun État n’a-t-il pu admettre jusqu’à présent qu’on puisse sacraliser des zones naturelles dans l’intérêt des générations futures. De plus, reconnaître des droits juridiques aux générations futures pourrait nous amener à des abîmes de perplexité concernant les questions bio-éthiques.

Les éventuelles oppositions entre les diverses approches du droit au regard de l’écologie ne vous paraissent pas insurmontables. Pourquoi ?

Il faut reconnaître à Luc Ferry d’avoir récemment tenté de concilier les exigences de la croissance économique avec celles de l’écologie dans son ouvrage Les Sept écologies. Pour ma part, il me semble qu’il faut faire flèche de tout bois. Nous ne sommes pas condamnés à choisir entre une écologie de la sanction et une écologie de l’incitation, puisqu’il n’y a pas de contradiction entre ces deux approches. Il me semble qu’il faut les faire converger en les considérant comme autant de moyens complémentaires au service d’une même fin : faire reculer voire empêcher la catastrophe.

Kant aborde la notion de cosmopolitisme d’une nouvelle manière. Vous voyez dans ce cosmopolitisme rénové un outil possible au service des causes environnementales.

Éditions de l’éclat, 2008, 192 p.

Dans sa conception stoïcienne, le cosmopolitisme consiste à considérer le cosmos comme une cité au sens propre, et les hommes, différents en apparence et en fonction, mais égaux en dignité, comme des citoyens du monde.

« La distinction radicale entre personnes et choses est cruciale chez Kant, afin de préserver la dignité de tout être humain, qui ne peut jamais être réduit à une valeur instrumentale. »

Yves-Charles Zarka observe qu’avec Kant s’opère une mutation du cosmopolitisme. Il ne s’agit plus de renvoyer à une cité réelle, mais à un « idéal régulateur » projeté dans le futur. Pour penser cet état futur de l’humanité, Kant envisage différentes options (super-État puis fédération d’États). Dans cet ordre juridique, Kant envisage des droits supérieurs à l’ordre juridique interne à chaque État, par exemple pour établir les « conditions d’une hospitalité universelle ».

Dans une certaine mesure, il y a là les ferments pour aborder certaines problématiques contemporaines, notamment écologiques, puisque les questions environnementales n’ont pas de frontière.

La philosophie de Kant s’articule en grande partie sur une dichotomie humain-culture / nature. Cette opposition est remise en cause aujourd’hui par certains, les travaux de Descola étant les plus connus sur ce sujet. Vous semble-t-il important de la conserver ? Pourquoi ?

D’une part, comme je l’ai dit, en effaçant cette distinction il y a le risque de voir des personnes considérées comme des choses. En effet, nous sommes des êtres naturels, mais pas seulement. Notre liberté fait notre dignité, notre responsabilité particulière. Bien évidemment, cette responsabilité ne doit pas devenir arrogance. Elle ne nous autorise pas à nous arroger tout droit sur la nature, mais nous impose de prendre soin de celle-ci pour les générations futures. L’homme est un des éléments d’un tout et non en surplomb de ce tout.

La question écologique suscite de multiples relectures philosophiques. Marx « écologique » a fait, par exemple, l’objet de multiples publications. Plus récemment, Benoît Berthelier a écrit Le Sens de la terre. Penser l’écologie avec Nietzsche. Faut-il y voir un phénomène de mode ou un enjeu intellectuel de fond ?

Éditions du Seuil, 2023, 304 p.

Il me semble qu’il y a bien là un enjeu intellectuel de fond. La question écologique est devenue cruciale et la philosophie pense le rapport de l’homme à la nature depuis des siècles. Elle a donc beaucoup à apporter pour la penser.

« Reconnaître des droits juridiques aux générations futures pourrait nous amener à des abîmes de perplexité concernant les questions bio-éthiques. »

Sur la longue durée, on peut dégager trois traditions. Il y a d’abord tout un courant qui attribue à la nature une seule valeur instrumentale.

Il y a ensuite un rapport au monde fondé, au contraire, sur une nature dotée d’une valeur propre : elle est belle et vivante, elle nous procure santé et bien-être. C’est, d’une certaine manière, la vision antique de Gaïa. Dans ce cadre, l’homme « Prométhée » introduit le chaos par son hubris, sa volonté d’en vouloir toujours plus, d’assujettir la nature à ses désirs illimités.

Avec Kant, une troisième voie s’ouvre : celle du fictionalisme. On maintient la différence entre choses et personnes, mais on peut utiliser le « comme si » pour des motifs pratiques, à travers des fictions juridiques. Cette troisième voie permet de rester dans un univers rationnel. Elle ne nécessite pas une vision religieuse ou métaphysique de la nature pour lui accorder une valeur.

Nous avons évoqué les relectures écologiques de Marx, Nietzsche et Kant. Quels autres philosophes vous paraîtraient mériter une même démarche ?

Il y a des éléments intéressants chez Spinoza. Dans son ontologie, la nature a de la valeur pour elle-même. Son conatus, volonté de persévérer dans l’être, peut être utilisé pour penser au-delà de la séparation homme-nature, puisqu’il peut s’appliquer aussi bien aux hommes qu’aux animaux ou aux plantes. De même, je travaille actuellement sur une relecture de Schopenhauer. Tous les êtres y sont l’expression d’un même principe : la volonté. Il y a donc une unité de la nature et du vivant, dont l’homme fait partie au sein d’un tout solidaire.

« La question écologique est devenue cruciale et la philosophie pense le rapport de l’homme à la nature depuis des siècles. »

Pour terminer, nous sommes en 2024 : pensez-vous que nous assistons ces dernières années à un retour à Kant ?

L’intérêt porté à Kant tient pour partie au calendrier, puisque nous commémorons le tricentenaire de sa naissance. Mais, de manière plus profonde, il faut aussi y voir la résonance d’enjeux contemporains majeurs avec des thèmes importants du philosophe : la question du cosmopolitisme, du rapport entre « choses » et « personnes », de la nature et des limites de la raison instrumentale.

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