Politique

Entretien avec Christian Phéline sur la falsification de Révolution africaine

Il arrive que des épisodes significatifs de l’histoire aient échappé tant à leurs contemporains qu’aux historiens. C’est un tel point aveugle que Christian Phéline remet en lumière dans « Pierre, feuille, ciseaux ! Alger, 20 août 1965. La discrète mise au pas de Révolution africaine », en retraçant la censure audacieuse dont cet hebdomadaire fut victime dans la suite du coup d’État militaire du 19 juin 1965 : une opération policière à la George Orwell, où la confection et la diffusion par la Sécurité d’une version falsifiée de l’hebdomadaire illustre par avance dans quelle indifférence les despotismes de notre temps tiennent la notion même de vérité. Et interroge la manière dont s’est perpétuée l’aspiration des forces étatiques à substituer leur propre écriture à la libre expression des historiens et des journalistes.

Le Comptoir : Révolution africaine a marqué les premières années de l’indépendance. Pouvez-vous nous le resituer politiquement ?

Éditions Le Croquant, 2023, 194 p.

Christian Phéline : « Révaf » est lancé début 1963 comme vecteur de la solidarité avec les mouvements de libération, africains notamment. Avec Georges Arnaud, Gérard Chaliand, Juliette Minces, Nils Andersson, Georges Chatain, le dessinateur Siné, le photographe Élie Kagan, le graphiste Robert Namia, son premier directeur, Jacques Vergès, en marque fortement la place dans la presse de parti unique. En bisbille avec Ben Bella, il est cependant évincé dès mai suivant. Mohammed Harbi, inspirateur des « décrets de mars » sur l’autogestion, en fait le pôle d’une « gauche du FLN », marxisante, anti-autoritaire, internationaliste, tout en « algérianisant » la rédaction par l’entrée de jeunes reporters (Boualem Makouf, Rachid Bennatig, Mokhtar Sakhri…), maquettiste (Mimi Maziz), photographes (Nordine Ziani, Ali Hafied).

Si les éditoriaux font l’apologie de l’autogestion contre la bureaucratie étatique, mais aussi des vertus du parti unique, les reportages donnent une vision « sans fard » de l’Algérie réelle et de la gestion « socialiste » ; certains signés de J. Minces (sur la société Acilor) ou de Sakhri (sur un domaine autogéré en Oranie) feront scandale. Sous la pression des ministres de l’Agriculture (Ahmed Mahsas) ou de l’Industrie (Bachir Boumaza), Harbi est écarté en septembre 1964 au profit de l’ancien dirigeant communiste, Amar Ouzegane. Bien que ce tenant d’un « socialisme spécifique dans le cadre arabo-islamique » soit resté très prudent face au coup d’État, il devra se réfugier à l’étranger après la censure de ce numéro 134 (Harbi, ayant au contraire pris la tête de l’opposition aux putschistes en créant l’Organisation de la Résistance populaire, ou ORP, est alors arrêté et incarcéré). Privé de son aura de départ, Révolution africaine se survivra, avec une brève embellie sous l’impulsion de Zoubir Zemzoum en 1986, pour s’éteindre peu après le milieu des années 1990.

Cette saisie de Révolution africaine a su rester invisible, le numéro habilement contrefait par la police ayant été distribué à temps dans les kiosques. Pouvez-vous revenir sur cet insolite mode de censure et sur son objet ?

Révolution Africaine n°304, décembre 1969

Souvent dans le cours d’histoire, ou pour le chercheur ensuite, le hasard joue son rôle, heureux ou malheureux. Ouzegane avait cru bon d’informer le correspondant algérois de l’Agence France-Presse du contenu exceptionnel du numéro devant paraître pour ce 20 août, anniversaire tant de l’offensive de l’ALN dans le Constantinois en 1955, que du premier congrès du FLN, à la Soummam, l’année suivante. La malchance fut que Le Monde en fit l’annonce dès le 19 août et que les autorités purent intervenir dès avant sa sortie. Mais, par bonheur, quelques rares exemplaires échappèrent à la saisie et c’est l’accès à l’un d’entre eux qui m’a permis de bien comprendre ce qui avait pu y émouvoir à ce point le pouvoir militaire issu du 19 juin.

Il apparaît en effet que tout le re-façonnage de ce numéro n’a visé qu’à escamoter deux articles jugés intolérables. D’abord une double page centrale qui déroulait le récit haletant d’une expédition dans la Casbah faite sous la conduite d’Ouzegane jusqu’à une vieille maison de la rue des Abdérames (voisine de celle où Ali-la-Pointe trouva la mort) ; un reportage photographique de Ziani et quelques fac-similés y témoignaient de l’exhumation d’un manuscrit de la célèbre plateforme de la Soummam qui, en 1957 lors de la « Bataille d’Alger », y avait été dissimulé en hâte sous le carrelage de la cuisine. Est écarté aussi l’éditorial où Ouzegane, tout en évoquant le groupe de travail algérois chargé par Abane Ramdane de préparer ce document, se prévalait d’en avoir été le seul véritable rédacteur. Pour mieux brouiller les cartes, les censeurs conservent dans le numéro contrefait, la publication prévue d’extraits du texte définitif de la plateforme tout en barrant, en couverture, du titre « 20 Août » une photo de moudjahid qui se réfère au 20 août 1955, plutôt qu’à celui de 1956…

Pourquoi donc cette question de la Soummam était-elle si sensible pour les conjurés du 19 juin ?

La plateforme dont l’un des principes était d’affirmer la primauté du politique sur le militaire avait suscité une crise entre dirigeants du FLN assez grave pour conduire fin 1957 à l’exécution d’Abane sur décision conjointe de Krim Belkacem, Lakhdar Bentobbal et Abdelhafid Boussouf. Les putschistes de 1965 n’étaient guère disposés à un retour un peu précis ni sur ce meurtre qui restait couvert par le mythe officiel qu’Abane était « mort au champ d’honneur », ni sur un débat qui pouvait interroger le rôle pris par l’armée dans l’État algérien. Une revendication publique par Ouzegane de sa paternité sur le programme de 1956 n’était en outre guère opportune pour le nouveau pouvoir militaire. Dans sa quête de légitimité, celui-ci faisait précisément du 20 août une « Journée du Moudjahid » tout en recherchant une alliance militaro-religieuse que symbolisera le rôle majeur confié en matière culturelle et éducative à Ahmed Taleb Ibrahimi, fils de l’ex-président des Oulémas. Il ne souhaitait donc guère qu’un texte dont il se réclamait désormais apparaisse avoir été écrit par un auteur ayant, même anciennement, adhéré à une doctrine « athée », et qui s’était singularisé jusqu’à 1947 par son hostilité ouverte aux militants du PPA.

26e Marche des étudiants à Alger. Crédit :Fateh Guidoum / PPAgency

La référence à la Soummam occupe d’ailleurs une place toujours aussi paradoxale dans l’imaginaire politique algérien, les pouvoirs en place s’en prévalant aussi bien que ceux qui les mettent en cause au nom de la démocratie. L’équivoque du débat historico-politique à son sujet est illustrée par la manière dont la justice a pu condamner aussi lourdement que l’on conteste la teneur du texte et la loyauté de son auteur (affaire Rabah Drif, avril 2020), ou que nombre de militants du Hirak se réclament implicitement de la plateforme de 1956 sous le mot d’ordre de dawla madaniya machi askariya (État civil et non pas militaire).

Peut-on dire que cette opération inaugure la mise sous tutelle étatique durable de l’écriture de l’histoire et du journalisme d’actualité ?

À vrai dire l’idée qu’un pluralisme des points de vue ne pourrait qu’affaiblir l’unité nationale et que l’État doit donc garantir l’unicité du récit historique et dissuader toutes opinions dissidentes s’est installée dès l’indépendance et elle perdure bien au-delà de l’abandon du principe de parti unique. Si, avant 1965, Révolution africaine n’a jamais été censurée, c’est au prix de sérieux accrochages avec l’Exécutif et de deux révocations de ses directeurs en deux ans. On connaît par ailleurs plus d’un cas d’intervention directe de Ben Bella pour obtenir modification d’articles à paraître, par exemple, dans Alger républicain ou dans l’éphémère Jeunesse. Quant à la fusion forcée avec Le Peuple dans un Moudjahid devenant quotidien, du seul quotidien non public qu’était alors Alger républicain, elle avait été décidée sous Ben Bella et les putschistes de 1965 n’ont fait qu’en précipiter l’application.

Ahmed Ben Bella (1916-2012)

Depuis, la conception n’a jamais été abandonnée qui confie constitutionnellement à l’État d’œuvrer « à la promotion de l’écriture de l’histoire » et de poursuivre toute expression contraire au « respect des constantes et des valeurs religieuses, morales et culturelles de la Nation » ainsi qu’à « la mémoire des chouhadas et des moudjahidines ». L’Exécutif ne manque pas en outre de rappeler que le seul commentaire autorisé de l’action publique est celui donné par les canaux officiels. De ce point de vue, l’audacieuse falsification de Révaf à l’été 1965 anticipait bien la tentation persistante des pouvoirs publics de s’imposer par de multiples moyens comme une sorte de rédacteur en chef innommé de l’ensemble de la presse, ainsi que comme auteur de la seule version autorisée de l’histoire nationale.

Voyez-vous une similitude antipluraliste entre l’après 19 juin 1965 et la période faisant suite à la fin du Hirak ?

Pour s’en tenir aux faits, la disparition récente de Liberté, le semi-repli d’El-Watan et l’interdiction de Radio M constituent une perte pour la diversité éditoriale au moins aussi grave qu’en 1965, la suppression d’Alger républicain et l’interruption de l’expérience d’Alger-Ce Soir (qu’avait en partie compensées le lancement d’Algérie-Actualité). Par des moyens différents, la quasi-fonctionnarisation alors de la presse de parti unique et, aujourd’hui, la judiciarisation à outrance des écrits contraignent à une autocensure croissante qui tend à donner à la plupart des titres la même allure d’une « presse de communiqué ». La vitalité civique n’a rien à y gagner.

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