Culture

La conspiration de Paul Nizan : post-mortem d’une génération aliénée

Publié en 1938 et récompensé par le prix Interallié, le roman « La conspiration » de Paul Nizan suit un groupe d’étudiants dont l’engagement politique se fourvoie dans le pharisaïsme – c’est-à-dire dans une hypocrisie qui sert d’autres desseins que ceux qui sont prêchés. Notamment connu pour son essai « Les chiens de garde », l’écrivain et philosophe communiste expose avec finesse les contradictions d’une génération qui peine à passer à l’âge adulte.

Éditions Gallimard, 1973, 320 p.

La littérature française n’a cessé, depuis des siècles, d’offrir aux lecteurs des romans d’apprentissage qui allient le récit politique et la fresque historique. Si L’éducation sentimentale de Flaubert a été à ce titre une référence pour le XIXe siècle, tant elle nous apprend sur l’effervescence intellectuelle de l’époque, le roman La conspiration de Paul Nizan, sans atteindre le génie de Flaubert, permet quant à lui de saisir avec une certaine acuité les états d’âme des jeunes intellectuels du XXe siècle. Disparu au front en 1940 à l’âge de trente-cinq ans, Paul Nizan est sans doute l’un des esprits les plus brillants de sa génération. Après avoir partagé les bancs de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm avec Jean-Paul Sartre et Raymond Aron, il tient la rubrique de politique étrangère pour le journal L’Humanité. L’écrivain et philosophe communiste rompt toutefois avec le Parti en septembre 1939 à la suite de la signature du pacte germano-soviétique.

Publié en 1938, La conspiration obtient cette année-là le prix Interallié et semble avoir été bien reçu par la critique si l’on se fie aux comptes-rendus que fait Walter Benjamin pour l’Institut de recherche sociale de Francfort dans ses Lettres sur la littérature. Le roman suit la vie de cinq étudiants parisiens : Rosenthal, Laforgue, Bloyé, Jurien et Pluvinage. Les événements ont lieu à Paris entre juillet 1928 et décembre 1929. Le récit se subdivise en trois parties inégales, la première étant centrée sur les activités politiques du groupe d’étudiants. Ces derniers lancent une revue révolutionnaire qu’ils nomment La guerre civile et espèrent mettre en place un projet d’espionnage industriel et militaire au profit du Parti communiste français (PCF). La deuxième partie du roman couvre la liaison que va entretenir Rosenthal avec sa belle-sœur Catherine, scandale familial qui aura raison du benjamin de la famille et de ses idéaux politiques. La troisième et dernière partie du roman narre le récit d’un des membres du groupe, Serge Pluvinage, qui revient sur sa trahison de Carré, un membre du comité central du PCF.

Un échec social

Éditions Le livre de poche, 668 p.

Mêlant l’ironie au ton grave, le roman ne manque pas de souligner l’influence de l’environnement social dans l’échec qui ronge la vie des personnages, et ce malgré la désinvolture avec laquelle ils défient le monde autour d’eux. Le narrateur ne manque d’ailleurs pas de souligner que « l’intérêt qu’ils portaient au monde manquait de précision. L’affaire Sacco et Vanzetti et les grandes assommades de Paris aurait pu jouer dans leur vie un rôle qui les eût plus durement marqués que les cérémonies Jaurès, mais c’était l’époque des vacances, aucun d’eux n’était à Paris, toute l’affaire ne fut qu’une nouvelle qu’ils lurent avec quarante-huit heures de retard dans les journaux, en Bretagne ou dans le Midi. »

Comme dans L’Éducation sentimentale, Paul Nizan réussit à désosser la conscience des jeunes intellectuels de son époque. Mis à l’épreuve par cette indispensable transition entre l’adolescence et l’âge adulte, les enfants de la bourgeoisie parisienne se débattent contre leur entourage : « Ils étaient plutôt sensibles au désordre, à l’absurdité, aux scandales logiques, qu’à la cruauté, à l’oppression, et la bourgeoisie dont ils étaient les fils leur paraissait enfin moins criminelle et moins meurtrière qu’imbécile. » Étouffés par une sorte de claustrophobie qu’ils reprochent à leurs parents, ils voient ces derniers comme leurs geôliers.

Leur adhésion aux idées révolutionnaires est également mise en doute. Ne serait-elle qu’une façade pour ranger dans un tiroir leurs problèmes existentiels ? L’autopsie littéraire réalisée par Paul Nizan d’une génération aujourd’hui disparue reste encore d’une actualité criante. Une atmosphère fallacieuse entoure encore ce type de caractères dont l’époque moderne nous gratifie : « Ils n’aimaient que les vainqueurs et les reconstructeurs, ils méprisaient les malades, les mourants, les causes désespérées : aucune force ne pouvait séduire plus fortement les jeunes gens qui se refusaient à être emportés dans les défaites bourgeoises qu’une philosophie qui, comme celle de Marx, leur désignait les futurs vainqueurs de l’histoire, les ouvriers promis à ce qu’ils considéraient un peu vite comme une fatalité de la victoire. » Paul Nizan ne manque pas ici de soulever l’une des raisons principales de l’échec du mouvement prolétaire : le pharisaïsme, la duplicité des tribuns bourgeois. Comment croire à une victoire des opprimés lorsque la lutte n’est pas menée de manière honnête et désintéressée ?

L’idée centrale du roman est que la situation qui a conduit à la fondation d’un grand mouvement de justice sociale et qui a inspiré l’occupation des usines, n’est plus d’actualité. La constitution de la gauche intellectuelle à partir de la relève petite-bourgeoise est une mascarade. D’ailleurs, l’appel d’un Cohn-Bendit à voter pour un Juncker en 2014 n’en était-il pas, entre autres, un rappel récent indiscutable ?

« La constitution de la gauche intellectuelle à partir de la relève petite-bourgeoise est une mascarade. »

Cette idée est personnifiée par trois des personnages du roman. Fils d’agent de change, issu de la bourgeoisie de Saint-Cloud, Rosenthal mène une guerre sans merci à sa famille. L’ultime affront sera sa liaison avec sa belle-sœur Catherine. Avant cela, élève brillant de la rue d’Ulm, il jouait le rôle de chef révolutionnaire et imperturbable avec ses camarades, qu’il n’hésitait pas à manipuler pour les « grandes causes ». Il a pourtant suffit de l’arrivée de Catherine pour que le jeune intellectuel oublie les siens. Enivré par l’amour, il dévalue d’un seul coup toutes ses activités politiques. L’engagement pour la révolution semble ainsi n’avoir été qu’un palliatif à une douloureuse quête de sens pour fuir une existence comblée par le néant. L’ordre de la transgression que représente Rosenthal est un leurre. Feignant d’être à la marge de la société, il n’en est que plus hypocrite. Sa transgression des valeurs familiales n’est qu’un conformisme. Incapable de sortir de son narcissisme d’adolescent, le jeune bourgeois s’enlisera dans ses scandales et l’aliénation dont il est victime l’entrainera jusqu’à sa perte. En ce qui concerne la lutte pour la condition des opprimés, il faudra repasser plus tard.

Quant à Serge Pluvinage, son récit est marqué du péché social originel : se considérant victime de son milieu social, ce fils de la petite bourgeoisie n’a cessé de vouloir échapper à sa condition. Son adhésion au PCF, motivée au départ par le souci de triompher sur ses amis, semble pendant un temps lui faire oublier son état d’offensé. Mais cela ne dure pas longtemps. Le sentiment d’injustice est enraciné chez le jeune étudiant : « Je vivais dans un singulier état de rancune aussi vague que les premières ruminations de l’amour. » L’insoutenable légèreté avec laquelle ses riches acolytes affrontent les petits obstacles de la vie empoisonne son existence. Pluvinage finira indicateur et se retournera contre ses amis et camarades du Parti.

Congrès de Tours de la Section française de l’Internationale ouvrière, du 25 au 29 décembre 1920. Le directeur du journal l’Humanité, Marcel Cachin, pendant son discours au congrès de Tours.
Archives AFP

À la recherche du geste politique désintéressé

Alors que le geste politique semble être trahi par des jeunes déracinés, déboussolés et en perte de repères, seul Carré semble encore pouvoir symboliser l’engagement loyal et désintéressé. Bien avant qu’il ne soit dénoncé par Pluvinage, Carré fait figure de militant incompris. Son engagement politique, dans son essence sacrificielle, suscite l’incompréhension chez son ami Régnier : « Le communisme est une politique, c’est aussi un style de vie ». Le communisme, tel qu’il l’expose, semble effectivement demander certaines exigences morales que peu de personnages nizéens peuvent remplir : « Je suis communiste depuis le Congrès de Tours, pour des quantités de raisons, mais il n’y en a pas de plus importante que d’avoir pu répondre à cette question : avec qui puis-je vivre ? Je peux vivre avec les communistes. Avec les socialistes non. Les socialistes se réunissent et parlent politique, élections, et après, c’est fini, ça ne commande pas leur respiration, leur vie privée, leurs fidélités personnelles, leur idée de la mort, de l’avenir. Ce sont des citoyens. Ce ne sont pas des hommes. » Pour Carré, le communisme est une manière d’être au monde.

« Toute initiative politique est vouée à l’échec tant que ceux qui la mènent sont moralement et personnellement dirigés par de bas sentiments. »

On revient à l’un des éléments centraux du roman : l’intellectuel et militant politique a failli moralement. L’absence d’exigence envers soi-même entraîne l’échec du projet commun. L’éthique n’est plus. Maintenant, le Parti et les ouvriers peuvent recevoir les coups de boutoir de l’État puisque les intellectuels, comme meneurs, ont déserté.

Le roman n’est pas du genre populiste au sens originel et littéraire du terme ; il ne se concentre pas sur une représentation fidèle du peuple, mais renvoie à une vérité qui se veut actuelle lorsqu’il est question de justice sociale. En effet, toute initiative politique – donc collective – est vouée à l’échec tant que ceux qui la mènent sont moralement et personnellement dirigés par de bas sentiments. Dès lors qu’il refuse toute éthique, l’acte politique ne peut servir que de moyen pour des jeunes aliénés de manquer la marche vers l’âge adulte.

Carré ne manque d’ailleurs pas de réserver une attaque en règle à cette psychologie du militant pharisien : « Invincible libéral, […] infidèle à l’homme. Vous mettez toutes choses sur le même plan. Vous êtes perdus d’orgueil, vous voulez avoir le droit d’être libres contre vous, contre vos amours mêmes. Chaque adhésion vous paraît une limitation. Vous avez immédiatement envie de vous déjuger pour vous démontrer que vous êtes libres de rejeter ce que vous veniez d’embrasser. » En somme, Paul Nizan met en exergue une forme d’immaturité chez l’homme moderne, ce qui n’est pas sans rappeler notre époque actuelle.

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