Politique

Une expérience de socialisme utopique en Amérique : Étienne Cabet et la cité d’Icarie

Depuis la fin de la Guerre froide, les États-Unis sont perçus par le reste du monde comme un parangon du capitalisme libéral, du consumérisme et de l’explosion des inégalités qui caractérisent notre époque. Le combat mené par l’Oncle Sam pendant un demi-siècle contre toutes les expériences marxistes de la planète a fortement contribué à cette image d’un pays viscéralement imperméable au socialisme. Imagine-t-on aujourd’hui qu’au XIXe siècle, l’Amérique constituait  une terre de prédilection pour certains socialistes qui firent le choix de quitter le Vieux Continent afin de vivre leurs idéaux ? La cité d’Icarie, expérience menée par Étienne Cabet et ses disciples, en est sans doute l’exemple le plus parlant.

Le projet utopique d’Étienne Cabet : l’Icarie

Né à Dijon dans une famille d’artisans, Étienne Cabet devient avocat et se passionne rapidement pour la politique. Les idées démocratiques qu’il défend, après sa participation au soulèvement de 1830, inquiètent de plus en plus le pouvoir. Contraint à l’exil en Angleterre, il se convertit au communisme expérimental sous l’influence de Robert Owen et se rapproche des républicains avancés, socialistes et communistes. Il rejette néanmoins la surenchère des communistes néo-babouvistes, qui rêvent en 1835 d’une nouvelle période d’affrontements révolutionnaires. Convaincu que l’échec de la Révolution française s’explique par les excès des ultra-révolutionnaires enragés face aux contre-révolutionnaires, Cabet refuse que les républicains retombent dans le cycle provocation-répression avec leurs ennemis intérieurs.

L’historien Michel Cordillot souligne que c’est précisément pour convaincre les classes populaires qu’il existe une alternative à la violence révolutionnaire que Cabet publie son Voyage en Icarie. Aux yeux de celui-ci, la cité d’Icarie devrait permettre d’accéder à une égalité réelle, en permettant au peuple souverain de décider lui-même de son type d’organisation sociale. L’homme est républicain avant d’être communiste.

« Pour Cabet, la société d’Icarie serait une république apaisée parce qu’instaurée sur des bases justes définies par les principes de 1789 et capable de réconcilier tous les citoyens, depuis les bourgeois jusqu’aux prolétaires. » Michel Cordillot

L’objectif final est bien la mise en commun des biens, mais il implique au préalable voyage en icariela conquête des droits démocratiques. Il s’agira ensuite de développer l’égal accès à l’éducation, discuter les lois dans des assemblées populaires et défendre l’intérêt commun, sans police ni tribunaux ni prison. Étienne Cabet parvient à rallier à sa cause des artisans et une partie des classes populaires. À Paris, près d’un millier de fidèles soutiennent ses idées. Pour séduire les classes populaires, l’auteur du Voyage en Icarie souhaite donner une dimension spirituelle à son message, en s’inscrivant dans l’héritage du catholicisme social de Lamennais. En 1846, il publie le Vrai christianisme suivant Jésus-Christ dans lequel il dresse un parallèle entre son action et celle de Jésus. Cabet prêche la fraternité et promet le bonheur hic et nunc par des moyens pacifiques.

Bâtir la cité idéale en Amérique ou la République sociale en France ?

Rejetés par la gauche démocratique et républicaine, confrontés aux effets dévastateurs de la crise économique, les Icariens en viennent à la conclusion que leur avenir politique se situe outre-Atlantique. Le choix du lieu pour fonder l’Icarie se porte sur le Texas, qui présente à leurs yeux l’avantage d’un espace vaste, faiblement peuplé et d’un climat agréable. Le 29 janvier 1848, ils sont près de 70 à quitter Paris, en entonnant le Chant du départ pour Icarie. Ces hommes aux ressources limitées, qui ne parlent pas anglais, ne prennent conscience des difficultés du voyage qu’à leur arrivée à la Nouvelle Orléans : rivière non navigable, absence de route, épidémie de choléra.

En France, la Révolution de février 1848 instaure la République pour laquelle Étienne Cabet s’était tant battu.

Mais alors qu’ils viennent juste d’atteindre leur destination, les Icariens apprennent les nouvelles de la révolution qui vient d’éclater en France. Michel Cordillot résume parfaitement le dilemme dans lequel se retrouve Étienne Cabet : « Au moment précis où ses théories allaient être mises en application outre-Atlantique, la France instaurait soudainement le régime démocratique et républicain que Cabet avait si longtemps appelé de ses vœux. Dans ce contexte totalement inattendu, pouvait-il être à la fois républicain et communiste en France et expérimentateur d’utopie en Amérique ? » Dans un premier temps, celui-ci se rallie à la République nouvelle, et prône la modération auprès de ses disciples restés en France.

« Gardons-nous de demander l’application immédiate de nos doctrines communistes. Nous avons toujours dit que nous ne voulions leur triomphe que par la discussion, par la conviction, par la puissance de l’opinion publique, par le consentement individuel et par la volonté nationale. Restons fidèles à nos paroles. »

Médaille à l’effigie d’Étienne Cabet, 1848.

Médaille à l’effigie d’Étienne Cabet, 1848.

Étienne Cabet est plongé dans l’indécision la plus totale, tiraillé entre son projet de cité idéale en Icarie et son désir de poursuivre le combat politique en France. Ses allers-retours entre le Vieux Continent et l’Amérique se multiplient, alors même que l’aventure au Texas est en train de virer au fiasco pour ses disciples. À plusieurs reprises, il se présente aux élections pour représenter la gauche socialiste avec Proudhon et Pierre Leroux mais ne parvient pas à s’imposer. Les candidats au départ pour l’Icarie se multiplient mais Cabet semble visiblement plus occupé à soigner son image auprès des milieux républicains et progressistes en France. D’aucuns lui reprochent d’ailleurs de sacrifier l’avenir de la colonie icarienne au profit de ses ambitions politiques. L’élection de Louis-Napoléon Bonaparte, qui survient le 10 décembre 1848, finit cependant par ruiner ses espoirs politiques. Il tourne le dos à la France, gagne Liverpool et embarque pour l’Amérique.

Le quotidien en Icarie, une utopie communiste ?

Alors que l’aventure texane vire au cauchemar — incendies, épidémies, abandons —, Cabet et ses disciples décident de quitter la Nouvelle Orléans et de remonter le Mississippi pour s’installer à Nauvoo, dans l’Illinois. Les Icariens louent deux fermes, mais les surfaces cultivées ne suffisent pas à garantir à la colonie l’autosuffisance alimentaire. À la fin de l’année 1849, leurs ressources financières sont épuisées. Les recettes et les dépenses ne s’équilibrant pas, le manque de trésorerie devient une des obsessions quotidiennes d’un Cabet, obligé de mentir sur la situation réelle de la colonie.

L’établissement provisoire des Icariens à Nauvoo, dans l’Illinois.

Malgré une organisation assez calamiteuse, les Icariens parviennent à construire des logements pour les membres de la communauté et une école pour les enfants âgés de 4 à 14 ans. D’une manière générale, l’Icarie vivait en semi-autarcie. Blé, maïs, pommes de terre et légumes étaient produits et consommés par les membres de la communauté, qui disposaient également de bestiaux. Les colons fabriquaient eux-mêmes les meubles, objets et autre ustensiles dont ils avaient besoin, et se contentaient de vendre une partie de leurs récoltes sur le marché local. Comme le budget était systématiquement en déséquilibre, la communauté vivait dans une pauvreté persistante, bien que partagée par tous. Ce quotidien difficile s’accompagnait cependant d’une vie culturelle exceptionnellement riche : fêtes, concerts, représentations théâtrales étaient nombreux. Des soirées musicales furent même ouvertes aux voisins américains. La colonie était également abonnée à de nombreux journaux républicains et possédait une bibliothèque comportant 4000 volumes.

Mais l’Icarie se voulait surtout un laboratoire de la pratique démocratique et républicaine. La communauté, présidée par Étienne Cabet, s’était dotée d’une constitution et d’une gérance de six membres renouvelés deux fois par an. Lors de chaque assemblée générale, les gérants étaient systématiquement appelés à rendre des comptes de leur mandat et à répondre aux questions qui leur étaient posées. L’assemblée générale restait pleinement souveraine. La recherche de l’unanimité étant la règle, les débats étaient souvent longs, parfois enflammés.

La dérive autoritaire de Cabet et la division des Icariens

L’ambiance entre les membres de la communauté commence à se détériorer quand Étienne Cabet réclame l’application d’une morale austère pour tous les Icariens. Cette tentative de réforme, qui consistait notamment à interdire le tabac et les boissons alcoolisées, fut considérée comme une atteinte inacceptable aux libertés des membres de la communauté. Le fondateur d’Icarie cherche alors à imposer ses décisions de manière autoritaire et n’hésite pas à expulser tous ceux qui sont en désaccord avec lui. Les Icariens se divisent et la situation dégénère en affrontements violents. Les opposants à Cabet finissent par l’emporter et ce dernier doit quitter la colonie avec ses derniers disciples. Il meurt le 8 novembre 1857.

« Un véritable Icarien ne doit être ni égoïste, ni sensualiste, ni vaniteux, mais raisonnable, fraternel, démocrate, républicain, ami de l’égalité sans aucun privilège, par conséquent point de superfluité, point de luxe, point de coquetterie dans les vêtements, car il s’agit avant tout de créer à Icarie le nécessaire. » Étienne Cabet

L’expérience icarienne débouche sur un affrontement entre opposants et partisans de Cabet.

Après la division de la communauté, ceux qui s’étaient opposés à Cabet décident de quitter Nauvoo pour s’installer dans l’Iowa, à Corning. Perdus au milieu des prairies, sans la moindre route ou voie de chemin de fer à proximité, les colons sont forcés de vivre dans l’isolement le plus complet. L’autosuffisance est la règle mais, à force de travail, les choses finissent par s’améliorer. À la fin de l’année 1860, près de 150 hectares étaient en culture, produisant en quantité suffisante du maïs, de l’avoine, du foin, du beurre et de la laine. De nouvelles machines agricoles avaient été achetées et le cheptel s’agrandissait. De manière paradoxale, ce succès est lié au déclenchement de la guerre de Sécession : la possibilité de vendre une partie de la production aux armées a permis d’assurer la survie économique de la communauté.

Ainsi, les opposants d’Étienne Cabet firent le meilleur choix en décidant de s’installer au milieu des prairies plutôt que dans une ville comme Nauvoo. Il s’agissait, par ailleurs, du projet premier de Cabet, qui se méfiait de la corruption en milieu urbain.

Ironie de l’histoire, les Icariens avaient pour ambition initiale de se créer un univers isolé et protégé de l’environnement extérieur. Or, ce fut la guerre civile américaine, c’est-à-dire un concours de circonstances totalement extérieures à la communauté, qui permit la survie de la colonie de l’Iowa en créant des conditions économiques favorables.

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6 réponses »

  1. Il y a une incohérence dans la conclusion de votre récit (par ailleurs très informatif) : vous dites qu’à la fin de 1860 la colonie installée à Corning se portent bien puisqu’elle a mis 150 hectares en culture, tout en laissant entendre que ce succès est lié à la guerre de Sécession. Or celle-ci n’a commencé que l’année suivante… Pourriez-vous préciser en quoi la guerre de Sécession a-t-elle effectivement assuré la survie de la colonie ? Merci.

    • Bonjour,

      De mémoire, dans les années qui suivent 1860 – il y a une éllipse que je n’ai pas précisée dans le texte – , il y a des variations et des irrégularités au niveau des récoltes. Dans ces conditions, la guerre de Sécession, et les besoins d’approvisionnement de l’armée qui en découlent recréent, à partir de 1861, une demande qui permet la survie économique de la communauté. Cette article datant de 2015 et ma mémoire n’étant pas infaillible, je vous suggère de vérifier ces éléments qui se trouvent dans le livre de Michel Cordillot, « Utopistes et exilés du Nouveau Monde, Des Français aux États-Unis de 1848 à la Commune », Vendémiaire, 2013.

      Bien cordialement

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