Culture

Des musées écologiques au fond de la mer : l’art singulier de Jason deCaires Taylor

Le nom du sculpteur britannique Jason deCaires Taylor est sans doute moins connu que ses accomplissements. Ses sculptures sous-marines, mangées peu à peu par le développement du corail, ont fait le tour de la toile et alimenté d’innombrables sites de buzz, plus enclins à fournir des photos prêtes à partager sur les réseaux « sociaux » qu’à publier de l’information. Nous avons, quant à nous, voulu lui poser quelques questions sur son art.

Depuis les banquiers faisant l’autruche, tête dans le sable, à l’obèse nu avachi sur son canapé et devant sa télévision, l’univers sculptural de Jason deCaires Taylor est riche de références – tantôt tendres, tantôt ironiques – au quotidien du monde humain. Dans un contexte naturel, voire « public » (quoique sous-marin), ses créations s’inscrivent dans la tradition du land art tout en rompant avec le cube blanc de la galerie (et, par extension, du musée ou de la foire artistique) devenu le lieu d’exposition artistique obligé de l’époque contemporaine.

Elles n’en portent pas moins le caractère intrigant de décontextualisation qui est le propre du ready-made conceptuel : posées dans un non-lieu, elles interrogent d’autant plus vivement sur le monde des hommes, sur son rapport à l’environnement, sur les prodiges de vanité vers lesquels la société de consommation et du spectacle a conduit l’être humain. Mangées par les coraux sous lesquels leurs formes s’effacent, ses œuvres se rendent peu à peu invisibles, rappelant ainsi que la nature reprend toujours ses droits.

Humour et ironie, tendresse et espérance se donnent la main dans une création qui, curieusement, en dépit de son propos écologique, a trouvé son lieu d’exposition là même où les désastres de l’humain sont les plus patents : dans les lieux du tourisme de masse. Les sculptures ont ainsi été installées dans la baie de Molinere sur l’île de la Grenade en 2006, et à Cancún, capitale de l’immonde. Sans doute est-ce dans l’ambiguïté de l’emplacement choisi, du discours même qu’elle porte, de sa fragilité, que réside la valeur de l’œuvre singulière de Jason deCaires Taylor. On peut la lire avec optimisme, en y décelant un idéal d’harmonie entre le genre humain et la nature, là où l’hybris consumériste a largement contribué à détruire la biodiversité. On peut aussi bien la lire avec pessimisme, devant le futur effacement de l’être humain payant ses excès au prix fort et que la nature finira par recouvrir, comme elle a recouvert Pripyat et Tchernobyl ou les ruines mayas de la jungle du Petén.

4-sculpture-modern-art-jason-decaires-taylor-sculpture

Le Comptoir : À la fin des années 1990, vous avez obtenu un diplôme en sculpture et céramique avec les honneurs et, en 2006, vous avez créé le premier musée sous-marin de sculptures. Comment a débuté votre carrière d’artiste ? Votre art combinait-il déjà sculpture figurative et préoccupation environnementale ?

Jason deCaires Taylor : Depuis l’obtention de mon diplôme, j’ai pratiqué divers métiers, notamment concepteur de plateau de cinéma, moniteur de plongée, photographe et graveur sur pierre. Le point intéressant, même si je ne pouvais alors le prévoir, c’est que j’utilise à présent les compétences que j’y ai acquises dans mon travail sous-marin. Pour l’obtention de mon diplôme, je me suis spécialisé dans les installations figuratives et leur rapport à l’environnement ; mon expérience d’instructeur de plongée a consisté à expliquer le monde sous-marin et à faire comprendre qu’il s’amenuisait peu à peu. Je suppose qu’il était donc inévitable que ces deux domaines en viennent finalement à coïncider.

Vos sculptures et mises en scène semblent partager avec la sculpture hyperréaliste (celle de Ron Mueck ou Duane Hanson par exemple), voire avec celle de George Segal, non seulement leurs thèmes mais aussi un regard critique. Hormis la dimension écologique de votre travail, de quoi traite-t-il ? S’agit-il d’un simple hommage à l’art (nature morte, Edward Hopper…) ou d’une critique véritable de notre société ? Sur quels aspects ?

Je crois en effet qu’une bonne partie de mon travail est une critique de la société actuelle. J’essaie d’explorer de nombreux domaines, mais toujours reliés au concept du changement climatique et aux effets provoqués par les humains sur notre planète, c’est-à-dire à l’Anthropocène. Lorsqu’on discute de problèmes si monumentaux, il est facile de se laisser aller à un désespoir total et à un pessimisme extrême. J’essaie donc d’équilibrer ces sentiments avec des métaphores d’espoir et une intervention positive. Nous faisons face à tant de prédictions catastrophistes qu’en découle nécessairement une forme de déni ou de désespoir. Je pense qu’un message positif peut inspirer et évoquer une réponse plus encourageante. Mes œuvres visent à rendre concrète cette méditation sur la relation entre nos mondes construits et le monde naturel, sur le fait que nous sommes sujets au caractère inévitable du changement, mais aussi sur la beauté de notre mortalité et de notre décadence. La nature morte est un thème récurrent de mon œuvre, car il démontre assez simplement la beauté de l’évolution.

Peu sont ceux qui pensent l’art comme civique et politique. Considérez-vous que l’art devrait assumer un plus grand rôle civique, viser à l’éducation des citoyens ? Si c’est le cas, pensez-vous que l’art figuratif devrait être plus reconnu, encouragé et promu ?

J’utilise un langage largement figuratif dans mon art, car je sens qu’il appelle une réponse empathique du regardeur et sert de pont pour se connecter au monde sous-marin qui, quant à lui, est un cadre nouveau. Par ailleurs, d’un point de vue pratique, la forme humaine est si ancrée dans notre psyché que la plus petite référence à notre anatomie nous évoque l’entièreté du corps, même lorsque celui-ci a été complètement recouvert par la vie marine et s’est transformé au fil du temps. Cela étant dit, je pense que nous devons cesser de nous considérer comme le point central de l’existence et que l’approche figurative devrait être développée avec une prudence extrême. Je crois aussi vraiment que les arts visuels jouent un rôle dans certains débats politiques et scientifiques en fournissant un support capable de toucher notre noyau émotionnel avec une grande force. Je pense que parce que je produis un art public, il est en quelque sorte de ma responsabilité d’aborder des sujets importants.

27-sculpture-modern-art-jason-decaires-taylor-sculpture

Jason-de-Caires-Taylor-21

Considérez-vous faire partie d’une « famille » ou d’un « mouvement » artistique et intellectuel visant à alerter les gens sur des questions politiques (dont l’environnement serait une pièce centrale) ?

En effet, je pense qu’il est de mon devoir de faire avancer le débat sur le changement climatique. Il me semble assez fascinant que nous vivions sur une planète bleue dont les deux tiers de la surface sont couverts par les océans… et dont nous venons seulement de commencer à explorer une infime partie au cours des cinquante dernières années. Mon art consiste à ouvrir une porte sur cet espace, en décrivant l’expérience de l’immersion sous l’eau à ceux qui n’y ont pas accès avec, comme objectif plus vaste, de tenter de sauver ce milieu.

De quels artistes, contemporains ou non, vous sentez-vous proche ?

Je suis un grand amateur de Roxy Paine, qui évolue sur le fil entre l’artificiel et le naturel avec une grâce exceptionnelle ; d’Antony Gormley, évidemment, qui a apporté une contribution énorme à l’art public ; de David Černý, pour son esprit et son audace. Cela dit, je me suis récemment fait un point d’honneur de ne plus passer trop de temps à chercher des idées sur Internet, car je trouve cette richesse d’informations écrasante et je crois qu’elle peut saper le processus de développement d’une idée. Le seul moyen pour former quelque chose d’un tant soit peu unique est la création même et l’expérimentation.

8-sculpture-modern-art-jason-decaires-taylor-sculpture

30-sculpture-modern-art-jason-decaires-taylor-sculpture

Divers auteurs ont estimé que les œuvres sont mortes dès lors qu’elles sont retirées du contexte qui leur donne sens (en particulier dans l’art religieux et civique) et que les musées sont donc des cimetières d’œuvres[i]. Cela a peut-être contribué à ce que l’art se replie sur lui-même jusqu’à cette conséquence ultime que serait l’art conceptuel. Pensez-vous que les œuvres doivent retourner dans l’espace public, avec un contenu accessible et en abordant des sujets d’ordre politique ou d’intérêt public ?

Non, certainement pas. L’art ne devrait jamais être confiné à de telles limites. L’art consiste, d’après moi, à expliquer l’inexplicable, à ouvrir de nouvelles perspectives pour voir le monde. Je crois que l’espace blanc [la galerie] et l’« espace bleu » [l’océan ici] jouent tous les deux leur rôle. Le fait d’éloigner un objet de son contexte habituel lui confère une nouvelle pertinence ou une nouvelle signification, qui peut parfois manquer d’intérêt. Regarder une sculpture dans un environnement naturel contribue, à mon sens, à valoriser d’autant plus notre monde naturel et à questionner l’authenticité de ce que nous créons.

Que voulez-vous véhiculer avec cette combinaison envoûtante de sculptures humaines et de vie sous-marine ?

Je veux simplement montrer combien nous sommes petits et insignifiants sur la grande échelle des choses, et rappeler que cette faune et cette flore qui reprennent leurs droits peuvent être l’un des plus beaux événements naturels. Dans ce processus, les notions de temps et d’espace sont remises en question.

Inertia-underwater-sculpture-jason-decaires-taylor

7-sculpture-modern-art-jason-decaires-taylor-sculpture

Je suppose que vous avez dû simplifier les lignes, le dessin des sculptures, à la fois pour qu’elles soient « lisibles » même une fois recouvertes de corail et pour favoriser la croissance dudit corail. En termes techniques, quelles ont été les plus grosses difficultés que vous avez rencontrées en créant des sculptures sous-marines ?

L’aspect le plus difficile a été de relever le défi structurel et logistique. La plupart des sculptures publiques intègrent du métal pour résister à l’épreuve du temps. Mais c’est un matériau qui ne peut pas être utilisé sous l’eau, en raison du risque de corrosion. C’est pourquoi les armatures intérieures ont dû être réalisées à partir de matériaux « inertes », comme la fibre de verre. On ne peut pas non plus sous-estimer les forces à l’œuvre dans l’océan : il a fallu un grand soin et une solide planification pour s’assurer que les structures ne pourraient pas bouger ou s’abîmer une fois sous l’eau. La solution évidente est d’augmenter le poids et la taille de ces œuvres, mais cela a des effets logistiques importants sur leur transport et leur lestage. En fait, travailler sous l’eau est vingt fois plus difficile. On n’a pas la possibilité de se rendre quand on le désire auprès d’un fournisseur, on doit gérer les contraintes de l’approvisionnement en air… Sans compter les variations de climat !

anthropocene-009-jason-decaires-taylor-sculpture

Nos Desserts :

Crédit photos : ©Jason deCaires Taylor, qui nous a aimablement permis d’utiliser ses photos.

 

Notes :

[i] En 1815, Quatremère de Quincy s’interrogeait, dans ses Considérations morales sur la destination des ouvrages de l’art, sur la muséification des œuvres d’art, héritage révolutionnaire dont il questionnait vivement les effets : « Chose singulière, qu’on ne se soit pas encore avisé de remarquer que les chefs-d’œuvre ou modèles, recueillis et amassés à grands frais, ont tous préexisté aux recueils et aux amas de modèles, et que depuis qu’on a fait des Musées pour créer les chefs-d’œuvre, il ne s’est plus fait de chefs-d’œuvre pour remplir les Musées. » Un siècle plus tard, c’est l’avant-gardiste, théoricien et écrivain futuriste, critique d’art et futur fasciste Filippo Tommaso Marinetti qui écrit en 1909 dans le tapageur Manifeste du futurisme, publié dans le peu révolutionnaire Figaro : « Nous voulons débarrasser l’Italie des musées innombrables qui la couvrent d’innombrables cimetières. » Un autre siècle plus tard, Jean Clair, si pavloviennement détesté ou moqué des philistins amateurs d’art contemporain et renvoyé à l’enfer des « réacs », ne fait que prolonger l’interrogation dans Malaise dans les musées (2013) lorsqu’il écrit : « Ennui sans fin de ces musées. Absurdité de ces tableaux alignés, par époques ou par lieux, les uns contre les autres, que personne à peu près ne sait plus lire, dont on ne sait pas pour la plupart déchiffrer le sens, moins encore trouver en eux une réponse à la souffrance et à la mort. (…) Ceux qui, autrefois, place de Grève, allaient se masser devant l’éclat supposé des supplices, vont aujourd’hui se presser devant l’éclat d’œuvres dont ils ne savent guère en général le sens ni la finalité. La fascination de l’horreur et celle de la beauté se recoupent, dans une commune ignorance de leur cause. »

Catégories :Culture

1 réponse »

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s