Politique

Glorifier le travail pour faire la nique au travailleur

Au centre du discours des principaux candidats lors de toutes les échéances électorales dans un passé récent, le déclin de la valeur travail, qui aurait censément besoin d’être « réhabilitée », expliquerait tout aussi bien la dette grecque que le chômage français. Mais plus personne n’interroge réellement le concept de travail, l’objet de la discussion étant, dans le meilleur des cas, de savoir comment en répartir les fruits. Cette idéologie du travail, véritable pilier de la modernité, est inédite dans l’histoire des sociétés humaines.

Lors de chaque manège électoral, il nous paraît désormais naturel de voir se succéder des candidats proposant leurs solutions pour « réhabiliter la valeur travail », cette expression étant même devenue un véritable refrain de l’éditorialisme libéral – on imagine sans mal un Christophe Barbier tout moite et palpitant se réveiller en beuglant cette phrase, après un horrible cauchemar où deux prolos en salopette bleue flânaient au coin de l’eau. Ce refrain est d’autant plus déconcertant qu’avant l’ère moderne, depuis les civilisations hellénique et romaine en passant par le Moyen-Âge, le travail n’a tout simplement… jamais été une valeur.

Le travail avant l’ère moderne : entre punition et signe d’infériorité

Dans la Grèce antique, les tâches manuelles et les activités nécessaires à la subsistance matérielle basique de la communauté sont considérées comme avilissantes et réservées aux êtres inférieurs. Au vu de l’état sommaire des forces productives de l’époque, elles sont même perçues comme un danger, en ce sens qu’elles ne laisseraient plus suffisamment de temps au citoyen pour se consacrer à la vie de la cité et à l’expression de sa liberté, qui est alors conçue comme la participation active aux débats publics. D’emblée, ces tâches sont décrétées comme liberticides et incompatibles avec la citoyenneté, et donc à réserver aux êtres qui, selon Aristote, ne possédaient de toute façon pas les facultés d’y prendre part. Le travail, activité méprisable, se pose ainsi comme dévolu par défaut à des êtres « incapables de mieux » (La Politique, L. I, ch.V).

tripaliumQuand bien même tout cela passerait aujourd’hui pour une tortueuse justification objective de l’esclavage, cette conception, qui perdurera par la suite dans la civilisation romaine, ne saurait, sur le fond, être plus éloignée de notre conception moderne du travail. C’est en effet une constante dans l’histoire des premières civilisations : les classes supérieures sont celles qui ne travaillent pas. Bien loin de constituer le moyen par lequel on peut accéder au sommet de la pyramide sociale, le travail est au contraire le signe indépassable de l’appartenance de fait à une caste inférieure… en même temps qu’un moyen d’y maintenir ceux qui y sont déjà. Benjamin Constant (1767 – 1830) actualisera avec une honnêteté décapante la pensée d’Aristote en affirmant que « les ouvriers ne peuvent pas voter parce qu’ils sont abrutis par l’industrie » : il est donc toujours nécessaire d’écarter la majorité des travailleurs de la vie démocratique. Si on a coutume d’entendre dire que l’étymologie du mot « travail » a quelque chose à voir avec la torture, Jacques Ellul soutenait quant à lui que le latin tripalium – trois pieux, littéralement – désignait plutôt un dispositif d’immobilisation du bétail. L’esprit mal tourné sera tenté d’en déduire une fonction sociale et politique du travail que Benjamin Constant n’aurait probablement pas reniée.

« Parce que le bourgeois est voué au travail, il faut évidemment que celui-ci soit plus qu’une situation de fait :
il faut que ce soit une vertu.
» (J. Ellul)

Contrairement à une idée reçue, on ne trouvera pas plus de traces d’une dimension positive ou rédemptrice du travail dans les textes fondateurs du christianisme, pour qui le travail est la conséquence de la Chute et le fils non désiré du péché. Simple nécessité vitale, il n’est jamais décrit comme une vertu. Si, emboîtant le pas de la classe dominante bourgeoise à partir du XIXe siècle, l’institution catholique contribuera à la mythification du travail, ce ne sera pas par application de ses écrits fondateurs.

La valeur travail, consubstantielle au capitalisme

Le concept même de travail dans son sens actuel, comme signifiant unifié et abstrait des activités humaines, est d’ailleurs très récent puisqu’il n’apparaît qu’au XVIIIe siècle. La notion moderne de travail ne fait sens que par l’éclosion du capitalisme : dans ses Manuscrits de 1844, le jeune Marx distinguait les activités pratiques humaines – libres, telles qu’on peut les pratiquer durant ses loisirs ou telles que les pratiquerait l’individu isolé et indépendant des robinsonades – du travail, qui est doublement défini comme aliéné par un lien de subordination et de domination, et comme facteur de production en vue de l’accumulation du capital. Le travail n’existe comme concept que parce qu’il existe une force de travail, c’est-à-dire une classe de citoyens n’ayant comme moyen de subsistance que le fait de louer leurs bras.

Le travail n’est donc pas seulement une activité, c’est avant tout le nom d’un fait social total qui révèle des rapports de classe aliénants au sein d’une société. En soi, au moins selon la définition marxienne, le travail – en tant que concept, quitte à insister – n’existe donc pas en dehors du système capitaliste : dans une société socialiste, il deviendrait une activité pratique humaine libérée et libératrice.travail

Ainsi, en même temps que se produit l’avènement de la bourgeoisie, puis que se développent la grande industrie, le salariat et l’exploitation à grande échelle, naît le besoin de donner un fondement normatif au nouvel ordre social et d’en enchanter la réalité. C’est l’acte de naissance de la valeur travail : sous la plume des Lumières – Voltaire en tête, comme de coutume dans ce genre de cas – le travail devient opportunément une vertu, une possibilité de rachat envers ses semblables et envers Dieu, et sera presque décrit comme le moyen d’absoudre tous les péchés. Jacques Ellul résumera la logique très pragmatique de cette soudaine transformation : « Cette mutation du travail en valeur, c’est le système le plus courant de justification. Parce que le bourgeois est voué au travail, il faut évidemment que celui-ci soit plus qu’une situation de fait : il faut que ce soit une vertu. »

« La valeur travail, et son complément naturel qu’est l’idéologie du Progrès, ont l’excellente propriété
de promettre que les souffrances d’aujourd’hui sont toujours la libération de demain.
»

Tout naturellement, la valeur bourgeoise du travail pénétrera ensuite les milieux ouvriers afin d’assurer la viabilité de la domination. Si le travail est une vertu, toute extension de son emprise sur la vie des individus peut alors être parée des atours les plus séduisants. La journée de douze heures ou le travail des enfants ? Autant de promesses de rédemption dans un hypothétique futur [i]. La valeur travail, et son complément naturel qu’est l’idéologie du Progrès, ont l’excellente propriété de promettre que les souffrances d’aujourd’hui sont toujours la libération de demain : en ce sens, elles constituent le socle métaphysique indispensable des sociétés capitalistes. Adolphe Thiers ne pourra livrer confirmation plus éclatante du fait que la valeur travail est un instrument de domination des masses lorsqu’il déclarera compter sur le clergé pour « propager cette bonne philosophie qui apprend à l’homme qu’il est ici-bas pour souffrir et non cette autre philosophie qui dit au contraire à l’homme : jouis ». Le décor est planté.

Quelle « valeur travail » pour les travailleurs ?

Outre celui du clergé, le transfert au monde ouvrier du système de valeurs bourgeois du travail se fera d’ailleurs avec le concours malheureux de Marx et des syndicats ouvriers : alors que son gendre Paul Lafargue se démarque clairement en prônant le Droit à la paresse, Marx restera un disciple de l’idéologie du travail, à la fois par sa lecture de l’histoire en termes exclusifs de rapports de production, et par son idée du travail perçu comme essence de l’homme. Libéré du lien salarial, le travail est pour Marx le domaine par excellence de la liberté et de la construction de soi, et le seul mode de relation avec la nature et l’environnement, restant à s’approprier grâce à lui. On connaît le mépris de Marx pour les classes qui ne travaillent pas, ainsi que la proposition 8 du ManifesteTravail obligatoire pour tout le monde ») : dans la théorie marxiste, le travail désaliéné est une composante essentielle (mais certes non exclusive !) de l’épanouissement humain.

Tout poussera donc la classe ouvrière, jusqu’à ses propres alliés socialistes et même anarchistes, à intérioriser la dimension positive de la valeur travail, ce qui constituera un tournant philosophique et social historique. En naîtront de grandes espérances (non matérielles), inévitablement déçues dans les faits, la société du travail désaliéné promise par Marx tardant à pointer le bout de son nez. Le travail restera dès lors par essence du travail en miettes : fragmenté, spécialisé, déshumanisé. Georges Friedmann pensait que la division du travail et le lien salarial vidaient le travail de toute valeur et de toute substance. Ce que la société gagne en productivité globale, l’individu le perd en capacité à s’identifier à son œuvre et à se construire grâce à elle : la séparation du travailleur et de ce qu’il produit – ainsi que de la propriété des outils de production ! – le rend totalement étranger à sa propre tâche. Partant de ce constat, on pourra se demander en quel nom l’ouvrier serait tenté de placer la valeur travail au centre de sa vie.

Glorifier le travail pour dominer les travailleurs

Le retour de Nicolas Sarkozy et les galéjades d’un Emmanuel Macron promettent de beaux jours au discours selon lequel il faut et il suffit de « revaloriser le travail pour recréer de l’emploi » [ii]. Du grand classique dans l’idéologie et la phraséologie libérales : le salarié possède une appétence pour le loisir et le travail est une désutilité, aussi tout chômage est-il nécessairement volontaire. Ce qui lui confère la douce propriété de pouvoir être rompu en éliminant les rigidités archaïques de cette saloperie de Code du travail, et en mettant les lève-tard au boulot à grands coups de savate. On laissera répondre Georges Friedmann : « Beaucoup d’individus utilisent les loisirs pour y réaliser les virtualités dont ils ne peuvent trouver l’emploi dans leur travail professionnel […]. Ce dont les travailleurs ont été privés dans le travail – initiative, responsabilité, achèvement – ils cherchent à le reconquérir dans le loisir. » Si la thèse de Friedmann n’explique certes pas les audiences de TF1 ou M6, elle permet déjà de percevoir que l’appétence pour le loisir n’est pas sans rapport avec une insatisfaction intrinsèque face à l’organisation moderne du travail.

Revaloriser le travail pour recréer de l’emploi, c’est encore en filigrane le discours officiel du PS par le biais d’un Macron, pour lequel « le travail est une valeur de gauche » et, surtout, « un chômeur ne doit pas tout attendre de l’État » – c’est quand même bien lui le problème, quoi : du travail, il y en a quand on en veut ! On repensera à un bon mot de Laurent Cordonnier : la théorie libérale du PS, du FN et de l’UMP réunis, c’est faire croire qu’il suffit de se promener dans les bois avec un panier pour faire pousser les champignons.

Car finalement, quelle est la cause du chômage ? Le pouvoir actionnarial jetant de pleines cargaisons de personnes au chômage pour la rentabilité immédiate ? Le niveau indigent du salaire minimum depuis une décennie, ne le démarquant que peu des revenus dits d’assistanat ? La mainmise de la sphère financière sur l’économie réelle ? Pas du tout : c’est la fainéantise du peuple et sa hantise pour le travail, qu’on vous dit. Théorie nettement plus scientifique il est vrai – et probablement plus simple à présenter en deux lignes dans Direct matin, ce qui ne gâche rien. Et pourquoi ne pas contribuer au passage à horizontaliser les animosités sociales ? Mieux vaut que le travailleur maudisse son chômeur-assisté de voisin plutôt que son tyran de patron… Glorifier le travail reste le plus court chemin pour dominer les travailleurs, en attribuant un prestige symbolique à leur sueur, et parfois à leur souffrance. Aucun ordre de domination ne survit durablement sans bâtir ce type de légende valorisante, propre à assurer la servitude volontaire – voire zélée – des dominés.

Réhabiliter la valeur travail ou désaliéner le travail ?

Manifestation en 2013 au Canada contre le projet de réforme de l’assurance chômage. (Photo : © Radio Canada.)

La valorisation du travail est aussi une arme idéologique du libéralisme en vue de la destruction des structures sociales. On exalte toujours d’autant plus le travail que le chômage est élevé et que la protection sociale est amenée à se réduire : parfaite préparation au renoncement à la solidarité et au chacun pour soi, chaque citoyen étant invité à ne compter que sur sa propre peine pour s’en sortir. Manière également d’exonérer les structures et l’organisation politique de toute responsabilité, et de déplacer la question sur un autre terrain – on imagine que bientôt, la « crise » sera à son tour renvoyée dans la liste des questions relevant des simples choix individuels ! En clair, camarades, les temps sont durs, il n’y aura pas de solution politique, pas de « changement de cap », peut-être plus du tout de service public ni même de supplément cornichons dans les rillettes, et tout cela est inévitable. Mais fort heureusement, chacun peut travailler dur pour tirer son épingle du jeu dans le monde qui se prépare !

C’est bien le sens caché du travailler plus pour gagner plus, ou du travail le dimanche : travailler plus qu’avant pour gagner plus, travailler le dimanche pour gagner plus… relativement à ceux qui auront refusé ce choix. On ne promet pas que la taille globale du gâteau augmentera, mais que ceux qui accepteront d’aller toujours plus loin dans le travail pourront en prélever une plus grosse part. Au milieu de cette compétition haussière du temps consacré au travail et d’éclatement du socle commun de solidarité, on se demande quelle place (ou même quelle importance !) pourra garder l’activité associative ou la participation à la vie politique.

Marx affirmait dans son Introduction générale à la critique de l’économie politique que « l’économie véritable [devrait consister] à économiser du temps de travail », afin que l’homme, libéré des contraintes matérielles, devienne libre de se réaliser pleinement et puisse maîtriser au mieux son temps de vie entre travail, vie citoyenne et loisirs privés. Dans une époque où l’économie prétend devenir la science reine, elle n’a sans doute jamais été aussi étrangère au sens que lui donnait Marx.

Nos Desserts :

  • « Il faut réduire davantage le temps de travail », une interview vidéo de Dominique Méda sur le site Bastamag
  • Comment les salariés en sont-ils parfois arrivés à fétichiser l’objet de leur exploitation et souscrire à la valeur cardinale du travail, jusqu’à réclamer eux-mêmes l’ouverture des magasins le dimanche pour tous, ou le droit aux heures supplémentaires ? Les travaux de Frédéric Lordon sont précieux pour étudier les stratégies du capital permettant de susciter l’adhésion des travailleurs (voir notamment cette excellente vidéo d’Usul, ou le livre Capitalisme, désir et servitude)
  • Une utopie contemporaine : le petit ouvrage du collectif altermondialiste basque Bizi, Travailler une heure par jour
  • Les sociétés « primitives » et pré-économiques : les « premières sociétés de l’abondance et des loisirs » ? Les travaux des anthropologues Marshall Sahlins et Pierre Clastres questionnent notre rapport actuel au travail et aux besoins qu’il est censé satisfaire
  • Un extrait des Manuscrits de 1844 de Karl Marx

Notes :

[i] Henri Guillemin rappela également le rôle de l’idéologie du travail comme complément de l’anticléricalisme pour le centre-gauche de la fin du XIXesiècle, qui est alors (ou devrait-on dire depuis ?) le parti de la bourgeoisie républicaine et de la finance. En combattant la morale religieuse, le pouvoir se privait alors de la discipline et de l’austérité qu’elle apportait aux ouvriers. À la promesse d’un paradis céleste après la mort, il fallait alors substituer la promesse d’un paradis bien réel pour les descendants de l’ouvrier qui aurait travaillé jusqu’à l’épuisement et la mort, permettant ainsi à ses enfants – lui disait-on – de connaître une vie meilleure que lui. C’est une étape décisive de la valorisation du travail, c’est-à-dire de sa recherche comme fin en soi.

[ii] L’expression, entendue mille fois dans la bouche des journalistes et hommes politiques libéraux,était exprimée sous forme chimiquement pure par Jean-François Copé en 2013.

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2 réponses »

  1. Très bon article. Cependant sur le rôle du clergé je pense que vous vous trompez. Vous auriez raison si vous aviez désigné plutôt une certaine bourgeoisie catholique. Le clergé, l’Eglise ont au contraire défendu les travailleurs face aux machines et au veau d’or. Regardez le nombre de jours fériés autrefois. On fêtait toutes sortes de saints, fêtes patronales etc. Ces jours chômés ont été réduits à peau de chagrin et ce n’est certainement pas le fait du clergé qui au contraire s’insurgeait, comme le saint curé d’Ars qui rappelait à ses ouailles qu’en « charriant le dimanche c’est votre âme que vous charriez en enfer ». La révolution industrielle et le capitalisme ont eu raison de tout un calendrier qui laissait une large place à de nombreuses célébrations, au repos et donc à la famille… C’est le veau d’or qu’on célèbre aujourd’hui… Quand on perd le sens de Dieu, on perd aussi le sens du travail… C’est un travail qui perd tout sens, et qui devient un labeur pénible… La Genèse montre bien que c’est le péché, le fait que l’homme se soit détourné de Dieu qui a fait que l’homme devrait travailler « à la sueur de son front ». Mais ce n’est pas une punition de Dieu… Dieu constate ce qui est une conséquence du péché de l’homme. A nous de retourner vers Dieu… En retrouvant le sens de Dieu et donc de l’homme nous retrouvons aussi le sens du travail…

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