Société

La Coupe du Monde ou le goût perdu du sacrifice

Le soir du dimanche 15 juillet, qui avait déjà éclipsé la fête nationale tant les tornades de la société du spectacle nous destinent à vivre au rythme du buzz et de l’éphémère, l’atmosphère idyllique des supporter en liesse voile une réalité moins digne d’un happy end façon Disney.

Cette liesse, commune au patriotisme révolutionnaire et au “shoot d’adrénaline” encensé par les médias à paillettes, est une force populaire à double tranchant. Invincible lorsqu’elle est orientée vers le dépassement d’une situation socio-politique stagnante, elle devient une faiblesse quand les appareils idéologiques d’Etat s’en saisissent.

Dans les Marseillaises chantées à tue-tête – qui relèvent davantage d’un patriotisme éphémère vibrant au son de la victoire que d’une réelle prise de conscience collective – il y a des intérêts radicalement opposés à ceux du peuple, des travailleurs et des jeunes. Mais aussi à ceux d’une Méditerranée pacifique, et de l’Afrique d’où sont originaires la plupart des Bleus, toujours davantage instrumentalisée et exploitée. Remarquons et regrettons aussi qu’un élément fondamental du patriotisme leur manque : la notion de sacrifice. Combien parmi les supporter seraient prêts à sacrifier ne serait-ce qu’une once de leur confort quotidien à la France (sans parler de leurs existences) ? Que sacrifie-t-on à rester bien au chaud chez soi en s’identifiant aux millionnaires qui évoluent sur la pelouse moscovite ?

« Toute compétition sportive commerciale est une opération de propagande orchestrée par les appareils idéologiques d’Etat de plusieurs nations qui se partagent le butin. »

En parlant de sacrifice, la préparation de cette Coupe du Monde a coûté la vie de milliers de chiens et chats errants, qu’onze municipalités russes se sont employées à abattre pour « purger » leurs rues avant l’arrivée des supporter. Des dommages collatéraux sanglants, cruels et définitifs pour ceux qui en ont fait les frais, qui passent pourtant inaperçus tant ils sont noyés dans l’indifférence générale.

Par ailleurs, faut-il rappeler que toute compétition sportive commerciale est une opération de propagande orchestrée par les appareils idéologiques d’Etat de plusieurs nations qui se partagent le butin ? Autrement dit, de consolidation et de justification d’un ordre mondial, politique et social, qui ne repose pas sur des performances exclusivement sportives. À cet égard, les temps n’ont pas changé depuis la Rome antique : les jeux (ludi) du cirque étaient un moment politiquement crucial. Juvénal ne s’y était pas trompé, et les empereurs s’en sont toujours servi pour manifester leur puissance et leur générosité aux petites gens. Offrir de beaux jeux a toujours été et demeure le meilleur moyen d’un souverain pour regagner une popularité déclinante, leçon que Macron, une fois encore inspiré par les fulgurances de Machiavel, a reprise à son compte.

Le divertissement qu’offre un tel spectacle, sous son apparence de légéreté, mobilise de nombreuses ficelles de la psychologie collective. C’est un support d’identification et de projection mythologique massif : on s’y rapporte comme à une guerre cosmique qu’il nous faudrait à tout prix remporter, sous peine de voir le monde toute entier s’écrouler. Les forces du mal y combattent les forces du bien, et chacun se sent investi d’une puissance magique qu’il tente de transmettre aux joueurs – valeureux guerriers s’apprêtant à affronter un monstre menaçant.

Là ou croît le péril…

Ce face-à-face est une confrontation avec l’ennemi intérieur de chacun, et la liesse proprement dionysiaque exprimée au moment de la victoire une extériorisation de la violence qui a symboliquement manqué de nous détruire. La lumière a triomphé sur les ténèbres, dimension de régénération collective qu’il est facile d’instrumentaliser pour qui sait la reconnaître.

« Albert Camus avait déjà reconnu la nature véritable du football, que son détournement bourgeois et capitaliste ne saurait occulter : celle d’un milieu à même de transmettre un code moral, et par là même, un véritable sens social. »

Mais c’est quand le peuple se sent purifié et qu’il est pris de fureur sacrée, qu’il a la sensation trompeuse de revivre après un lourd combat – c’est là qu’il est le plus vulnérable, et que l’ennemi réel en profite pour frapper.

N’oublions cependant pas que « là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve » [I]Albert Camus avait déjà reconnu la nature véritable du football, que son détournement bourgeois et capitaliste ne saurait occulter : celle d’un milieu à même de transmettre un code moral, et par là même, un véritable sens social. Loin de postuler une continuité entre sa pratique populaire et son instrumentalisation politique spectaculaire, il nous faut souligner la gouffre qui sépare ces deux approches du football.

Là où le code d’honneur de ce sport, lieu de réalisation de la conscience populaire, n’est ni négociable, ni substituable, sa mise en scène ainsi que son télescopage auprès d’enjeux politiques et économiques lors de la Coupe du Monde compromettent les fondements même qui le caractérisent.

Aujourd’hui, il nous faut pourtant atterrir, abandonner cette euphorie hypnotique, cette vague sur laquelle surfent les puissants comme les charognards rôdent autour d’un cadavre encore frais. Parlons un peu des attentats, de la politique de la France au Mali et en Syrie, cet horizon tacite de la Coupe du Monde. Ce n’est pas un propos de pisse-froid : dans l’adversité, il nous faut savoir regarder le réel en face même lorsque l’illusion est plus belle (c’est à dire souvent).

Propagande, mon amour

Ce président soudainement si populaire a poussé l’ignominie jusqu’à exhiber un blessé de guerre du Mali dans les vestiaires des Bleus. Message ? Voyez, vous qui désapprouvez l’ingérence française en Afrique : Djibril Sidibé, lui-même d’origine malienne et vedette des jeunes des cités, acclame la République de Macron et sa politique internationale néo-colonialiste. Admirez la magie à l’oeuvre : cet homme mutilé ne souffre plus, une fois son antidouleur administré, il est Lazare ressuscité par mes largesses. Face à cette dissonance cognitive insupportable, on mise sur la sympathie pour le joueur, et par contamination, pour Macron lui-même. Grassement payés pour leur rôle éminent dans le maintien de l’ordre social (ne l’oublions pas), les joueurs sont prêts à réciter les boniments qu’on leur a inculqués face caméra. « Vive la République, Monsieur le Président », dixit Pogba après avoir dabbé avec Macron. L’argent et l’intégration sociale au plus haut degré du système étouffe bien des élans contestataires.

« Sous couvert de victoire, Macron montre les muscles, plus autoritaire que jamais, déterminé à passer en force sur sa politique étrangère, ses choix hypocrites face à la radicalisation et ses contre-réformes anti-sociales. »

Une stratégie aussi commune que bien ficelée qu’il est difficile de ne pas remarquer tant elle repose sur des ressorts de manipulation collective classiques, qu’Edward Bernays, le père de la propagande politique institutionnelle, avait parfaitement théorisés [II]. En effet, que se-dit-on ? Après tout, si ce président aime le foot et que la France a gagné “grâce à lui“ (appropriation que les médias orthodoxes s’appliquent à démentir), après tout, il doit avoir les intérêts du pays en tête lorsqu’il commet toutes ses exactions – en France comme en Afrique.

Sous couvert de victoire, Macron montre les muscles, plus autoritaire que jamais, déterminé à passer en force sur sa politique étrangère, ses choix hypocrites face à la radicalisation et ses contre-réformes anti-sociales. Lui qui était au plus bas dans les sondages il y a quelques semaines, prétend nous faire oublier tout ce qui a été fait et tout ce qui s’annonce, ainsi que son engagement en Syrie et au Mali, responsable de la crise des migrants. Celui qui se fait prendre en photo par le photographe officiel de Poutine, chargé de la propagande nationale russe, Alexei Nikolsky, est également celui qui tente de construire son mythe impérial : sa position travaillée rappelle celle des statues antiques.

Gare à ceux qui le comparent encore à Napoléon, ou mieux, Jupiter lui-même, en passant de l’empereur au dieu de l’Olympe – au moment où la séparation des pouvoirs est de nouveau menacée par la décision de l’Assemblée Nationale sur la présence du président au Congrès.

Après la mort de Dieu qu’annonçait Nietzsche, noyés dans le nihilisme ambiant, nous semblons oublier les braises de psychologie archaïque qui sommeillent en chacun de nous – et donc, que ces caricatures renforcent l’image recherchée par En Marche. Celle d’un héros civilisateur alors même qu’il n’a jamais été davantage question de déstructuration sociale et de tumeur politique et écologique exponentielle.

Le Macron de la Coupe du Monde n’en est pas moins l’imposteur vendeur d’armes qui fraternise avec ceux que la France prétend combattre, tout en acceptant l’argent sale des pétromonarchies intégristes. Cette Coupe du Monde a intrinsèquement du sang sur les mains, celui des victimes du néo-colonialisme, et du politiquement correct, trop beau pour être vrai. Ce n’était pas la religion, mais les jeux du cirque qui étaient l’opium du peuple dans l’Antiquité, une dose injectée correspondant à une période de fausse paix sociale.

En somme, si vous pleurez parce que vous avez perdu votre travail, ou un cousin éloigné qui s’est fait assassiner en Syrie, on vous offre un bonbon et un billet pour le Parc Astérix – lot de consolation pour le moins discutable.

Dans les prochaines semaines et les prochains mois, il s’agira pour le peuple Français d’avoir la mémoire longue de nos luttes, contre l’immédiateté de paillettes aveuglantes. Le patriotisme véritable n’est pas celui qui s’éteint lorsque le match s’arrête : il se joue au quotidien, dans les urnes, et dans un service militaire supprimé qu’on tente désespérément de déplacer sur le sport de spectacle.

Demain, lorsque viendra l’heure du combat politique, combien parmi ceux qui ne défendent la France que lorsqu’elle gagne une Coupe du Monde brandiront encore le drapeau tricolore ?

Nos Desserts :

Notes

[I] Hölderlin, Patmos. « Wo aber Gefahr ist, wächst Das Rettende auch ».

[II] Edward Bernays combina les idées de Gustave Le Bon, Wilfried Trotter et Freud pour aboutir à une théorisation raffinée de la propagande politique à l’usage des chefs d’Etat. Rappelons qu’il fut chargé par Woodraw Wilson en 1917 de retourner l’opinion publique Américaine pour la disposer à une entrée en guerre.

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3 réponses »

  1. Ohhh mon Dieu ! Ce que vous dites va chercher diablement loin… Je partage beaucoup de ce que vous écrivez mais ne sous-estimez pas les facultés de discernement des français… Bien sûr qu’il y a imbrication entre la politique et le football, mais laissez vous toucher par cette magie qui opère qu’on le veuille ou non! Celle du peuple bleu rassemblé derrière son équipe ! Pour avoir participé à la liesse je peux vous dire que ça fait vraiment du bien de voir toutes sortes de gens avec des drapeaux français et l’envie de partager ce moment avec les autres! C’est peut être trop simple pour vous , mais ce 15 juillet le peuple de France s’est retrouvé sur la place publique , comme un pied de nez à tout ce qui nous divise ! Ça
    fait diablement du bien !

  2. De ce que j’en ai vu, le peuple français s’est montré rétif à toutes les tentatives d’instrumentalisation politique directes, que ce soit l’évocation de l’origine des joueurs ou de leurs salaires trop élevés. En revanche, il est bien possible que l’euphorie collective ait permis au gouvernement Macron de faire passer en douce certaines réformes et d’en faire oublier d’autres. Cependant, il semble improbable que cela ait un effet durable sur sa popularité: les Français ne sont pas assez bêtes pour lui attribuer le mérite de la victoire. Quant à l’aspect « rituel d’union nationale », il me paraît d’autant plus nécessaire que la France est divisée: de temps en temps, il est bon de remettre une couche pour combler les fissures dans le ciment de notre coexistence. Surtout quand le FN fait 20% et que l’occasion nous est donnée de célébrer une équipe française aux origines diverses.

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