Comment lit-on une étude sur l’assimilation quand on est soi-même un fils d’assimilé ? Si l’identification n’est pas le seul mode de réception d’un livre, surtout d’une fresque historique aussi vaste que celle de Raphaël Doan, on ne peut s’empêcher de chercher au fil des pages des éléments de compréhension de l’expérience qui est la nôtre, ou qui nous a été transmise. Ce « Rêve de l’assimilation » (éditions Passés Composés) cerne brillamment les enjeux qu’il y a, pour un État, un empire ou une nation, à réussir ou non une harmonisation culturelle de sa population. Pour autant, il se heurte à un point qui reste souvent aveugle aux historiens : le conflit de loyautés que l’individu assimilé essaie secrètement de résoudre tout au long de son existence.
Avant les conquêtes d’Alexandre, les Grecs n’étaient guère intéressés à helléniser les Barbares, ces étrangers dont la langue leur était inintelligible. Sparte, minuscule société de 8000 citoyens, craignait pour la solidité de son modèle social, et pratiquait la xénélasie, l’expulsion systématique des étrangers. Athènes, quant à elle, acceptait d’accueillir, mais à condition que les arrivants eussent coupé les ponts avec leur nation d’origine. Cela n’était cependant pas synonyme de naturalisation : la citoyenneté athénienne était un privilège coûteux pour les finances publiques et jalousement gardé par ses détenteurs, si bien qu’à partir du Ve siècle avant notre ère, sous l’impulsion de Périclès, l’accès à celle-ci fut strictement fondé sur le droit du sang. Dans la Grèce antique d’alors, il y avait un rapport de forces clair dans les relations entre la population majoritaire et les individus culturellement minoritaires. Mais à compter du moment où, dans le sillon des conquêtes du grand roi de Macédoine, les Grecs ont dû côtoyer des Scythes, des Parthes, des Égyptiens ou des Arméniens, où les nombreuses Alexandrie orientales ont été fondées, il a fallu se poser la question de l’admission des éphèbes étrangers dans les gymnases : c’est sur cette ouverture que repose l’universalité de la culture grecque, devenue culture de référence d’un empire.
L’assimilation, une pratique humaniste
L’assimilation a partie liée aux empires et aux conquêtes, et Raphaël Doan leur porte une attention impressionnante d’érudition et de maîtrise. Historien antiquisant, agrégé de lettres classiques et auteur d’un précédent livre sur Rome et le populisme, il réussit à emmener son lecteur à travers les continents et les siècles, depuis l’Antiquité occidentale jusqu’aux États-Unis au XXe siècle, en passant par Al-Andalus, l’Indochine et l’Algérie françaises, ou encore Taïwan et la Corée dominées par le Japon impérial. Cette volonté de globaliser l’histoire d’une pratique n’est pas anodine. Fort de son succès dans une entreprise aussi ambitieuse, l’auteur parvient à repérer une constante : l’assimilation est surtout la marque des sociétés ouvertes, et c’est précisément lorsque l’on refuse cette opportunité d’appartenir à une communauté de destin à des catégories de population, comme cela fut refusé aux Afro-Américains pendant la ségrégation, que l’universalisme n’a plus de sens. L’assimilation, écrit Doan en conclusion – et nous sommes portés à le croire avec lui –, est radicalement incompatible avec le racisme. Assimiler, c’est accepter que l’autre puisse devenir son semblable, c’est fonder son action sur la conviction que la culture et la langue d’un être humain prévalent sur sa nature et sa naissance.
Une question reste toujours en suspens : celle du degré d’ouverture, du bon équilibre entre majorité et minorité. L’assimilation des Indiens d’Amérique dans la Nouvelle-France américaine échoue précisément parce qu’ils n’étaient pas assez au contact des Français. Celle des Arabes dans l’Algérie colonisée semble impossible non seulement en raison de la défense jalouse, et souvent motivée par le racisme, de leurs privilèges par les Pieds-Noirs, mais aussi parce que la France a échoué à en faire une colonie de peuplement. La démographie triomphe parfois des constructions historiques et, si ce livre fait preuve d’une élégance indéniable, s’il tient bien sa promesse de n’éclairer qu’en creux les problématiques de notre époque, on devine entre les lignes certaines des idées politiques de l’auteur. Lorsqu’il essaie de répondre à la question de savoir si l’Empire romain est mort d’avoir trop ou trop peu assimilé les Barbares, ses pages semblent habitées d’une angoisse qui a été celle de tant de Modernes : est-ce que cela pourrait nous arriver ?
« L’assimilation est radicalement incompatible avec le racisme. »
Le dilemme d’Arminius
« L’histoire a effacé la géographie » s’enthousiasmait Jules Michelet, cité par l’auteur, à propos de l’unification de la France. À la fin de la même page, l’historien américain Eugen Weber abonde : « On peut voir le fameux hexagone comme un empire colonial qui s’est formé au cours des siècles, un ensemble de territoires conquis, annexés et intégrés dans une unique structure administrative et politique[…] ». Qu’une politique volontariste d’harmonisation culturelle de sa population, à travers des outils comme l’école ou la langue, soit une condition de la pérennité d’un État ou d’un Empire, Raphaël Doan en fait une démonstration convaincante. Mais quid, justement, de celui dont la « géographie » a été effacée ? Du Breton auquel on a interdit de parler sa langue et de cracher par terre ? Du paysan des bords du Nil qui s’entête dans ses antiques traditions quand les Lagides hellénisent les élites égyptiennes ? Ce livre est une histoire vue « d’en haut », ce qui s’explique par le fait qu’il soit une synthèse réalisée à partir de sources secondaires, principalement des monographies universitaires. Or, il aurait été intéressant de voir également cette histoire « d’en bas », à partir de récits de vie et de témoignages d’assimilés ou de laissés pour compte. Mais les sources sont plus rares en la matière, et sans elles, un historien rigoureux rechigne naturellement à s’aventurer sur le terrain de la psychologie.
L’histoire coloniale de la France a produit de nombreux exemples d’une assimilation effectuée à marche forcée. Enfants rapatriés d’Indochine, souvent nés de pères inconnus présumés français et de mères indigènes, que ces dernières ont dû « remettre » à la France, enfants réunionnais envoyés par Michel Debré pour repeupler la Creuse dans les années 1960, élèves des écoles d’enfants de troupe en Indochine ou en Afrique du Nord, etc. Pour qualifier ces itinéraires, l’historiographie actuelle emprunte souvent à Michel Foucault le terme de « biopolitique », c’est-à-dire d’un pouvoir qui s’exerce sur la vie et non sur un territoire ; qui s’exerce sur des colonisés après la décolonisation, somme toute. S’il ne s’agit pas nécessairement d’un traumatisme, notion trop souvent instrumentalisée, s’ils éprouvent de la fierté pour un parcours qui leur a permis de devenir Français, il y a bien chez ces assimilés une expérience psychologique qui est absente du livre de Raphaël Doan. L’assimilation, comme l’exil, a parfois pour conséquence une nostalgie de la part manquante, de la culture qu’on a amputé. Celle-ci n’est pas toujours exprimée, mais il arrive que l’interrogation identitaire qui éclot à la génération suivante n’en soit que plus violente.
« L’assimilation, comme l’exil, a parfois pour conséquence une nostalgie de la part manquante, de la culture qu’on a amputé. »
Arminius était un barbare germain que Rome avait pris à ses parents pendant l’enfance. Devenu citoyen romain et membre de l’ordre équestre, insigne honneur, il n’en fut pas moins en proie à un dilemme cruel, récemment mis en scène dans une série télévisée. En revenant sur ses terres natales, il fit le choix de trahir Rome pour combattre aux côtés des Barbares, et fut l’un des principaux artisans de la bataille de Teutobourg, au cours de laquelle les invincibles armées impériales furent mises en déroute. Dans une époque où le temps des empires semble révolu, Raphaël Doan s’accorde à dire que l’assimilation est une problématique qui a trait aux pays d’immigration, dont la France. Au moment où le débat porte sur les notions de « séparatisme » et de « communautarisme », ce livre est un plaidoyer pour un « universalisme » qui s’assume. Réhabiliter l’assimilation et franciser les mœurs est certes un beau projet, mais on est tenté de répondre à l’auteur que l’enjeu est d’y parvenir tout en trouvant un point d’équilibre. Il ne faudrait pas que la nostalgie de l’absente devienne monstrueuse, et qu’en s’interrogeant sur leur identité, d’aucuns ne connaissent le même conflit de loyautés qu’Arminius.
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