Figure centrale du socialisme radical, penseur inclassable, tout à la fois communard, géographe précurseur de l’écologie et pédagogue de génie, Élisée Reclus a notamment rédigé un essai afin de cerner les contours de l’anarchisme. Cet ouvrage, « L’Anarchie » (1894), réédité par les 1001 Nuits, vise à défendre la pertinence de la philosophie libertaire en dépit de la mauvaise réputation des militants accusés de terrorisme. Prononcé devant un parterre de francs-maçons, ce discours esquisse un avenir radieux et égalitaire pour l’humanité.
D’emblée, il s’agit pour Reclus de récuser l’idée selon laquelle l’anarchisme serait une théorie nouvelle, sortie ex nihilo d’un esprit farfelu. Dès le XVIe siècle, Rabelais s’oppose au dogmatisme et au pouvoir des Sorbonnards, en leur opposant le modèle de l’Abbaye de Thélème où les individus n’ont comme règle que « leur vouloir et leur franc arbitre ». Plus tard, au XIXe siècle, c’est Proudhon qui cherche à poser les bases d’une alliance volontaire entre les hommes en proposant une théorie libertaire, selon laquelle il faudrait bâtir « un ordre sans le pouvoir ». Impertinent, l’auteur va jusqu’à inclure certains catholiques comme Saint François d’Assise dans la catégorie des anarchistes. En dépit de ce qui sépare ces figures intellectuelles, tous appellent de leur vœux une société sans maîtres, sans dépositaires de la morale publique, sans geôliers, et aiguillée par une volonté d’autonomie individuelle radicale. Cependant, si certains chrétiens ont pu contester un édifice social inique, les athéistes libertaires postulent un renversement de celui-ci de type révolutionnaire. Également, ces derniers se différencient des croyants par une foi inébranlable en la science, vectrice de progrès et d’émancipation.
Reclus fait de l’anarchisme un tempérament humain qui persévère à travers le temps, tout en restant extrêmement minoritaire. En effet, « un vieil instinct humain mène à la turpitude » écrit Victor Hugo, celui de l’homme qui brûle d’envie de se placer en état de minorité, mettant sa tête sous le joug de son bourreau avec un contentement bovin. Contre cette servitude volontaire, le libertaire cherche à cultiver son impertinence, en constatant que l’État n’est pas un organe dévoué au bonheur de tous, mais plutôt une membrane parasitaire, s’étendant sans cesse au-delà de ses prérogatives initiales et voulant dominer ses ouailles sans aucune vergogne. En outre, le pédagogue constate que cette tendance fâcheuse n’échappe pas non plus aux révolutionnaires dits « de gauche » : « Eux aussi, détenteurs du pouvoir, devront se servir des instruments du pouvoir. » Contre ces volontés délétères d’hégémonie et de domination, il s’agit de développer une société où les individus s’accordent entre eux sans avoir recours à la coercition.
L’harmonisme contre le désordre capitaliste
Si les anarchistes souhaitent mettre fin aux modes de productions présents depuis le Néolithique, ils se doivent de mettre sur pied un contre-modèle à ceux-ci. Ce dernier, Reclus le nomme « harmonisme » : contre une logique de contrainte qui broie la personne en pliant ses désirs au profit d’une minorité exploiteuse, le libertaire propose un libre accord des vouloirs où chaque individu s’apparente à un univers dont le centre se situe en lui-même. En somme, il s’agit de révoquer toutes les organisations sociales qui souhaiteraient morigéner les individus : dans cette perspective, l’égoïsme n’est plus un fléau, puisqu’il est question de développer les facultés de chacun, mais sans que cela ne s’oppose à « l’égalisation progressive des conditions » dont parlait Alexis de Tocqueville. Si à première vue, nous sommes tentés d’établir une stricte dichotomie entre la liberté et l’égalité, l’idéal anarchiste souhaite au contraire marier les deux. Pour que cela se réalise sur la terre ferme, le géographe nous encourage à nous libérer de nos chaînes réelles et symboliques.
Tout d’abord, Reclus fait le constat que toutes les autorités s’appuient sur la terreur des asservis : ainsi, la Bible déclare que « craindre Dieu est le commencement de la sagesse » (Psaume 111 ; 10). Cette logique conduit à rabaisser chacun des membres d’une société : la femme devient servante, l’homme se transforme en ouaille, et l’enfant en esclave. Afin de naturaliser ces strates de subordinations, l’État s’appuie sur la métaphysique en faisant appel à la hiérarchie, qui rappelons-le, renvoie au « pouvoir du sacré ». Ainsi, le père est l’envoyé de Dieu sur Terre, et il peut donc disposer de sa femme tout en ayant le pouvoir de vie et de mort sur ses progénitures. Dans la plus pure tradition anarchiste, Reclus fait de Dieu et de l’État des concepts idéalistes servant d’alibis aux dominants pour écraser les plus faibles : c’est la célèbre aliénation dont parle Marx, projetant le statut de sujet humain responsable dans un Empyrée, qui se révèle être une chimère (« L’Homme a fait Dieu à son image » disait le philosophe Ludwig Feuerbach). Toute cette éthique toxique se concentre en une formule : « La morale officielle consiste à s’incliner devant le supérieur, à se redresser fièrement devant le subordonné. »
« Les athéistes libertaires se différencient des croyants par une foi inébranlable en la science, vectrice de progrès et d’émancipation. »
Si la morale des structures sociales issues du néolithique sanctifie la terreur et la hiérarchie, elle s’appuie en outre sur la notion d’autorité, permettant au supérieur d’avoir toujours le dernier mot face aux plus démunis. Dans cette optique, le corps social est un organisme où la tête (l’élite) remporte toujours le débat face à l’estomac (le peuple). Si nous nous référons à l’étymologie de ce terme, il renvoie au verbe « augmenter » (augere). Nos sociétés sont donc fondées sur l’idée selon laquelle l’homme est un arbre qui pousse de travers et qu’il s’agit de tuteurer. En somme, l’homme aliéné doit être éduqué, conduit (Duce), amené à un état supérieur (ed-ucere), et cela par l’intermédiaire d’un maître. Contre un despotisme moral purement normatif et extérieur à l’individu issu de la division du travail, Reclus inclue la morale à la vie concrète de l’individu. Loin du pharisianisme, l’anarchisme propose aux hommes de se conduire eux-mêmes sans se vendre au premier sermonneur venu : entre égaux, la morale est d’autant plus exigeante que la responsabilité est agrandie par la disparition des appareils coercitifs.
Ainsi, Reclus affirme que le dépérissement de la métaphysique induit par les progrès scientifiques mènera les hommes à l’anarchisme. Si ces derniers ont cherché à comprendre les causes de ce qui leur arrivait par des fantasmagories diverses et variées, ils se sont raisonnés par l’intermédiaire de connaissances rationnelles. Selon cette perspective, les âges théologiques et métaphysiques laissent place à l’âge positif, où la science se bâtit sur les rapports des phénomènes naturels entre eux et non plus sur des causes premières ou finales invisibles : la mort de Dieu détruit la culpabilité humaine de succomber à la libido sciendi, et les pouvoirs archaïques (fondées sur le principe) vacillent puisque le Créateur se réduit à une « hypothèse » dont la science n’a plus besoin (Laplace). Dans ce cas de figure, l’aristocratie n’a plus de légitimité à dominer ses « inférieurs », et la fiction bourgeoise du mérite ne tire plus ses racines du ciel.
De ce fait, tout homme, par l’éducation anarchiste, garde un coin dans son esprit pour penser par lui-même, et cela est la preuve d’un mouvement ineffable de l’humanité vers le socialisme libertaire, nous dit Reclus : « Il est trop tard pour arrêter le déluge. »
Enfin, un autre élément conforte son optimisme, celui de la disparition graduelle du respect pour le statut social.
De l’extinction du respect
S’il n’était pas rare d’observer pendant longtemps des foules s’attrouper devant l’équipage vide d’un seigneur, cela a été de plus en plus rare. En effet, le désenchantement du monde, provoquant la destruction des frissons chevaleresques, a également mis à nu toutes les structures de domination. La bourgeoisie, ne s’embarrassant pas du merveilleux, bâtit son hégémonie sur une morale de prédation, celle du vice privé qui mènerait selon elle au bien public (Bernard Mandeville). Ainsi, cette rationalisation brutale et ce progrès des Lumières au sein des populations sont bénéfiques selon Reclus, puisque ces deux phénomènes vont mener à l’érosion du respect de l’inférieur envers son supérieur. Comme nous l’avions dit plus haut, la hiérarchie, l’autorité et la terreur sont de moins en moins opérantes en raison du progrès technique, vecteur de libération pour les foules. Si la religion avait une aura de grandeur, si elle était l’âme d’un monde sans cœur, sa disparition entraîne la chute inéluctable de tout ce sur quoi l’ancien monde reposait. À ce sujet, Tocqueville, penseur conservateur catholique du XIXe siècle, proclamait : « Amis de la grandeur humaine, levez-vous ! » (De la Démocratie en Amérique). Cette déclaration désespérée s’apparente aux derniers râles d’une civilisation au bord du tombeau.
Ainsi, Reclus tire de ses développements la conclusion fatale aux gouvernements de toute sorte : sans fiction, ces sociétés injustes ne sauraient perdurer. Seule demeure la division du travail et le petit groupe humain ramassant les fruits d’une majorité maintenue sous le joug d’une discipline de fer. Rappelons avec Marx que la bourgeoisie est une classe éminemment révolutionnaire puisqu’elle a subverti le féodalisme : si elle a renversé son système économique, elle a aussi mis à bas toutes les structures religieuses, et plus généralement le sacré, qui promouvait « le sacrifice tout en interdisant le sacrilège » (Régis Debray).
« Dans la plus pure tradition anarchiste, Reclus fait de Dieu et de l’État des concepts idéalistes servant d’alibis aux dominants pour écraser les plus faibles »
Cependant, le pédagogue ne se fait pas d’illusion sur les objections qu’on pourrait lui adresser : si l’idéal anarchiste semble attirant, il pourrait être qualifié de chimérique. Or, il n’en est rien.
Tout d’abord, la Grèce républicaine, malgré ses esclaves, a mis en avant la notion d’isonomie, proclamant l’égalité des citoyens devant la loi. Puis, vint la Renaissance, entérinant l’éminente dignité de l’Homme. Enfin, le mouvement des Lumières proclame « Sapere Aude », encourageant les individus à user de leur propre raison contre les préjugés diffusés par l’Église. Tout ce processus a mené à l’industrialisation mais aussi à l’élévation significative du niveau de vie et du niveau d’éducation de nombreux hommes. En outre, Reclus fait de l’utopie « La Jeune Icarie » d’Étienne Cabet un exemple de communisme libertaire, prometteur pour l’avenir de l’humanité.
Pour conclure, Reclus définit la société comme un ensemble d’individus concourant au bien de tous, sans avoir recours à la coercition. Prenant l’exemple d’un navire dont le capitaine refuse de guider les marins, le communard cherche à mettre en avant un type d’organisation sociale qui se fonderait sur le principe « Je ne veux ni commander ni obéir ». Promouvant une grande santé politique ancrée dans les personnes concrètes, L’Anarchie de Reclus, malgré un progressisme assez naïf, restera un livre capital pour ceux dont la soif d’émancipation ne saurait s’étancher.
Nos Desserts :
- Se procurer L’Anarchie chez votre libraire
- Sur Le Comptoir, lire notre article sur Étienne Cabet et la cité d’Icarie en Amérique
- « Élisée Reclus, vivre entre égaux » sur le site de Ballast
- « Élisée Reclus ou l’émouvance du monde » sur La Vie des Idées
- « Élisée Reclus, le géographe qui n’aimait pas les cartes » sur Le Monde Diplomatique
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