J’ai fini ma nouvelle bio’ Tinder en songeant à ce que Jean-Claude Michéa en aurait dit … Il m’a presque semblé voir sa figure sympathique apparaitre par-dessus mon écran, lunettes de vue en équilibre précaire sur le bout du nez, mine concernée. Je crois bien que s’il en avait eu quelque chose à foutre, cela l’aurait probablement un peu agacé. Il aurait formulé quelque chose du genre : « Voici la preuve que la tenaille libérale/libertaire est parfaitement huilée, elle fait de toute sphère de l’existence un marché comme un autre », avant d’évoquer Adam Smith, de sa voix rocailleuse, comme s’il avait été un vieux copain de la pétanque qui aurait lâché l’équipe du village, sans un mot d’excuse, et sans prévoir le désarroi qui saisirait le collectif… Comme souvent, il aurait eu raison.
S’il lit ces lignes, je lui demande pardon… Et d’ailleurs, je vais me désinscrire, bien sûr, très bientôt… Il faut juste que je fixe un rendez-vous avec cette comptable aux jambes déliées, à la peau dorée, celle qui place trois émoticônes par message, et qui n’a pas l’air d’avoir un sens du tragique extrêmement développé… Ensuite, ce sera bon, promis. Et puis, malgré tout, je voudrais aussi dire que les vertus pédagogiques d’une inscription sur Tinder me semblent valoir la peine d’être remarquées. Quelque part, nous pouvons tomber d’accord pour dire que c’est un peu le cœur de la Bête, là où toutes les illusions viennent s’échouer, ballotées par le ressac, comme des canettes de bières abandonnées aux vagues… Oui, il me semble que l’on va sur Tinder comme au-devant d’une petite mort. En entérinant une espèce de trahison de ses souvenirs et des visages que l’on a pu connaitre, de ces histoires sentimentales qui n’ont pas commencé derrière un écran, de ces temps où l’on imaginait rencontrer l’amour au cours d’une aventure exotique, sur un voilier, au sommet d’une montagne battue par les vents, dans une rame de métro, tard le soir, après un sauvetage héroïque… C’est une catastrophe, bien entendu, mais c’est aussi un point de vue unique.
Aussi, laissez-moi, je vous prie, la fantaisie de croire que j’y suis un peu en explorateur, en plus d’y être avec l’espoir ténu de trouver ma femme. Laissez-moi la fantaisie de croire que j’y suis en sociologue en herbe, pour témoigner, moi aussi, des incroyables choses que j’ai pu y voir : filtres, descriptions hallucinatoires, photos identiques, avec les même angles, les mêmes poignets (faussement) cassés, les mêmes hanches cambrées, les mêmes îles grecques, avec les mêmes postures, les mêmes habits, les mêmes sourires, mêmes marques de vêtements, mêmes centres d’intérêt, même folie collective… Laissez-moi aussi l’illusion de penser que j’ai quelque fois retourné l’application contre elle-même, comme lorsque j’ai commencé une histoire de science-fiction à quatre mains avec Camille, ou envoyé mes poèmes à Alice… Laissez-moi dire, enfin, que ceux qui jugent trop durement Tinder, de mon expérience, sont aussi ceux qui n’ont jamais connu la solitude telle que je l’ai connue, en compagnie de quelques autres âmes égarées… Je parle d’une solitude âpre et pratiquement irrespirable, de celle qui vous revient après la perte d’amis proches, de celle qui vous étreint par tempérament, héritage ou drame… Et peut-être un peu de tout cela à la fois.
Car sur cette application, j’ai vu des femmes que l’isolement avait rendues demi-vivantes, les marquant durement dans leur chair. J’en ai vu qui prenaient soin de leurs grands-parents grabataires, dans des contrées reculées, loin du bruit des métropoles, qui survivaient grâce à des occupations tragiques, des métiers éreintants, qui vivaient à l’emporte-pièce … Je pense à ces vigies lumineuses, à ces Cassandres abandonnées. Je pense à nous autres, agents de la nuit, adeptes des marches solitaires et qui souhaitons parfois traverser l’existence sur la pointe des pieds, avides des promontoires où admirer les vues décisives et interdites… En de rares occasions, grâce à Tinder, nous avons pu poser les questions de l’intime, obtenir des réponses qui fendaient le réel en deux. C’est pourquoi, je dis : Regardons donc Tinder avec le dégoût justifié qui revient à cette application, mais soyons lui aussi reconnaissants ; car inhabituelles sont les occasions de mourir un peu avec l’espoir discret de renaitre bientôt, par solitudes interposées.
Orel Petitemouche
Catégories :Fiction / Récit
Et ben putain tu m’auras mis le seum en deuspi frérot
Je précise quand même qu’il existe » l’espoir discret de renaitre bientôt, par solitudes interposées. » et même si ça ne veut rien dire, c’est bon pour le moral.