Culture

Le jeune Michel Ragon, une ode à l’émancipation et à la lecture

Dans un ouvrage qui vient de paraître aux éditions L’Echappée, Thierry Maricourt propose un récit littéraire de la jeunesse de Michel Ragon, écrivain aux convictions libertaires décédé au début de l’année 2020. Maricourt, qui s’inscrit dans la tradition des écrivains prolétariens et autodidactes, signe un texte qui nourrit la réflexion sur l’ascension sociale et les transfuges de classes, tout en pointant du bout de la plume le plus bel outil en faveur de l’émancipation : la lecture.

Éditions L’Échappée, 2023, 176 p.

Devenir, envers et contre tout. Le XXe siècle, avec ses fracas, ses tragédies et ses pièges, autorisait son lot de trajectoires hors du commun. Celle de Michel Ragon, auquel nous avions consacré un long portrait, compte parmi les plus extraordinaires de la France des lendemains de la Seconde guerre mondiale. Comment un jeune homme orphelin de père, né à la campagne parmi les humbles, dans une petite ville de Vendée où l’on se méfie des livres et où l’on ne jure que par les choses concrètes, qui n’a pour tout bagage scolaire que le certificat d’études primaires, devient-il romancier à succès, critique d’art, historien de la littérature et de l’architecture, tout en restant fidèle à ses idées libertaires ?

C’est la question à laquelle tente de répondre Thierry Maricourt, dans un joli livre, sorte de biographie littéraire du jeune Michel Ragon, paru aux éditions l’Echappée en septembre 2023. Cette recension aurait pu s’appeler « Les transfuges de classe, avant », tant l’auteur a choisi de traiter la jeunesse de son héros sous l’angle de la tension entre sa classe sociale de départ et celle de sa classe sociale d’arrivée. Entre 1942 et 1943, alors qu’il est employé à la préfecture de Nantes à l’âge de 18 ans, Ragon a une aventure avec une jeune femme « issue d’un milieu que l’on dit favorisé », qui vit dans les beaux quartiers de Nantes. Rapidement néanmoins, entre le jeune prolétaire qui était jusqu’à peu saute-ruisseau, c’est à dire garçon coursier, et la jeune bourgeoise, les « conventions sociales affûtent leur couperet et font d’eux des ennemis ». Et l’auteur de prêter une citation au jeune homme, rédigée dans ses carnets : « Je comprends que jamais, si j’accède un jour au rang des riches, je ne pourrais vivre parmi eux sans gêne, ni sans honte. »

Transfuges

Transfuge de classe, donc, bien avant que ce mot n’existe. Depuis une quinzaine d’années, les « transfuges » ou « transclasses » occupent les chercheurs en sciences sociales et peuplent les rayonnages des librairies. Chantal Jacquet, Rose-Marie Lagrave, ou encore Édouard Louis, pour ne citer que trois auteurs parmi une pléthore possible. Les embûches de la traversée du champ social semblent être devenues un sujet vendeur, à tel point que certains peuvent s’en lasser, et soupçonner dans l’analyse rétrospective de son propre parcours une autocélébration qui emprunte les codes du récit du « self-made man » capitaliste. La célébration du parcours du transfuge de classe au XXIe siècle est en quelques sortes une conséquence de sa rareté, et va de pair avec la rhétorique de la méritocratie, très utile au maintien de l’ordre social tel qu’il est établi. Sans doute le siècle précédent, avec la grande reconfiguration de l’après-guerre où tout était à reconstruire, faisait que l’ordre social était plus perméable.

C’est dans ces brèches-là que le jeune Michel Ragon s’engouffre. La beauté de ce personnage, c’est sa volonté obstinée de sortir de sa condition, avec la conviction que les livres, tous les livres, sont des guides. Néanmoins, on ne sent pas poindre chez son personnage une ambition qui serait dévorante, un désir de marcher sur le monde et en premier lieu sur la capitale, façon Rastignac. Pas d’obsession de devenir, comme cela s’observe souvent, par exemple, chez les jeunes hommes dans les Grandes écoles françaises, qui communiquent avec plus ou moins d’élégance sur ce qu’ils aspirent à être, avant de se confronter à l’âpreté de l’existence. Au contraire, l’impression qui ressort de la lecture de cette Rage de lire, est que le jeune Michel Ragon s’est laissé porter par la connaissance et par la littérature, et que ce sont elles qui l’ont amené à destination. Il n’imaginait rien, il y est arrivé quand même.

« La beauté de ce personnage, c’est sa volonté obstinée de sortir de sa condition, avec la conviction que les livres, tous les livres, sont des guides. »

Lire pour s’émanciper

Jean Guéhenno (1890-1978 )

Mais il est long et difficile, le chemin de l’autodidacte. Lire, oui, mais en commençant par quoi ? Faire comme le personnage de Sartre, dans la Nausée, qui voulait engloutir tous les rayonnages de la bibliothèque, en allant des titres commençant par A jusqu’à ceux commençant Z ? Au risque de ne rien retenir ? Et comment s’orienter, sans professeur, sans personne pour indiquer la voie ? Thierry Maricourt se présente lui aussi comme autodidacte, et figure ainsi parmi les héritiers de Ragon, ne serait-ce que par le sujet de ses recherches. Une des joliesses qu’il retranscrit dans cet ouvrage est le caractère presque religieux, l’attention extrême, que l’autodidacte met dans chacune de ses lectures. Le jeune Ragon, puisque c’est de lui dont il s’agit, lit Victor Hugo, Jean Guéhenno ou Jules Verne sans sauter la moindre ligne, et met un point d’honneur personnel à cela. Qui sait, peut-être que le mot qu’on aurait oublié de lire renferme un trésor ?

Ce livre n’aurait pu être qu’un livre pour amateurs de l’œuvre de Michel Ragon, ou pour Nantais férus d’histoire locale – l’essentiel du récit se déroule entre la Vendée et Nantes, entre le milieu des années 1930 et le début des années 1950. S’il apporte effectivement nombre de détails peu connus sur les rencontres de l’auteur avec des figures nantaises, comme René Guy Cadou ou encore le collectionneur d’art Julien Lanoë, le résumer à cela ne serait pas lui rendre justice. Avec ce récit admiratif, Thierry Maricourt propose une ode et à l’émancipation, un vademecum pour tous les saute-ruisseaux qui rêvent de franchir un jour des fleuves.

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