Culture

Michel Ragon, le serf affranchi

Dans les rares librairies anarchistes qui continuent d’exister en France, telle la librairie Quilombo dans le XXe arrondissement de Paris, chaque semaine ou presque se vend un roman, une magnifique fresque qui retrace quatre-vingts ans de militantisme libertaire en France et en Europe : « La mémoire des vaincus », de Michel Ragon. Romancier, donc, mais aussi critique d’art, historien de la littérature prolétarienne et de l’architecture, ouvrier manœuvre et bouquiniste sur les quais de Seine, Michel Ragon a eu mille vies, depuis son enfance vendéenne jusqu’à son décès à Suresnes le 14 février 2020. Biographie d’un « serf affranchi ».

Albin Michel, 1986, 215 p.

Sa naissance à Marseille le 24 juin 1924 avait été un hasard. La famille y était de passage au retour d’un des nombreux voyages de son père, sous-officier de l’armée coloniale en Indochine entre 1909 et 1922, dont il était revenu avec une fille métisse, Odette. Peut-être faut-il commencer par parler de Michel Ragon en évoquant cette sœur, morte en 1943 à l’âge de vingt-quatre ans, et à laquelle il a consacré un livre plein de tendresse en 1982, Ma sœur aux yeux d’Asie. Odette Ragon avait été la proie d’un tiraillement : elle était prise entre deux mondes, entre l’Asie du Sud-Est visible dans ses traits et une campagne vendéenne où elle passa l’essentiel de sa vie. Le jeune Michel avait ce tiraillement en partage avec sa demi-sœur, même si ses mondes à lui n’étaient pas géographiques mais sociaux. Son enfance, en effet, se fait dans des conditions matérielles difficiles, sans qu’elles soient tout à fait miséreuses. La famille s’était établie à Fontenay-le-Comte, petite ville vendéenne qui avait vu au XVIe siècle la naissance de la vocation littéraire de François Rabelais. Et le monde rural avait ses solidarités : il y avait des enfants de riches et des enfants de pauvres dans les écoles, mais ils y mangeaient à la même table.

Ce n’est qu’après la mort de son père en 1932 et l’obtention de son certificat d’études à la fin des années 1930 que Michel et sa mère partent s’installer à Nantes. Là, dans cette ville industrielle de l’Ouest un brin figée dans ses conservatismes, l’adolescent se retrouve confronté à l’âpreté du monde capitaliste. Il exerce divers petits métiers, de garçon de course à employer de Préfecture, pour aider sa mère, lingère, avec qui il vit dans une petite maison des bords de l’Erdre. C’est là également qu’il noue ses premières amitiés avec des artistes. Martin Barré (1924-1993) et James Guitet (1925-2010) étaient étudiants aux Beaux-Arts de Nantes et avaient peu ou prou le même âge. À leur fréquentation et à celle des livres, entre autres, de Jean Guéhenno, Michel Ragon formule le rêve de « s’affranchir » de la misère et d’un monde sans culture. Dans une interview donnée en octobre 1999, il eut d’ailleurs cette formule : « J’ai en tête l’image du serf qui, au Moyen-Âge, était affranchi s’il réussissait à s’évader de la terre et à rester un an dans une ville franche sans être repris. Toute ma vie, j’ai été ce serf qui s’était enfui et, toute ma vie, j’ai eu peur d’être rattrapé. »

Nantes marque donc le début de son long chemin d’autodidacte. Mais avant la montée à Paris, il y a un détour. En 1943, à dix-neuf ans, il avait rédigé des tracts anti-allemands. Les représailles nazies aux actes de résistance étaient déjà tristement célèbres dans la région, après l’exécution des cinquante otages à la fin du mois d’octobre 1941 en réaction à l’assassinat du Feldkommandant Hotz par un résistant communiste. Il lui faut partir se cacher dans le bocage vendéen, revient brièvement à Nantes en 1944 après la Libération puis, la guerre terminée et la majorité acquise, s’élance pour la capitale. Cependant, le monde parisien dans lequel il arrive diffère sensiblement de celui d’Eugène de Rastignac.

L’expérience prolétaire

Henry Poulaille (1896-1980)

Un matin de l’année 1945, il se présente au 61, rue des Saints-Pères, au siège des éditions Grasset. Celles-ci sont assez mal en point, après que leur fondateur a été accusé de collaboration. Mais ce n’est pas Bernard Grasset que Michel Ragon vient voir. C’est un auteur et un éditeur aujourd’hui oublié, mais alors au sommet de sa gloire : Henry Poulaille. Ragon voit dans cet écrivain « prolétarien », comme lui autodidacte et sensible aux idéaux sociaux et libertaires, l’archétype de ce qu’il veut devenir. Et Poulaille se prend d’affection en retour. Il lui ouvre les colonnes de sa revue Maintenant et surtout, lui fait rencontrer nombre de figures des milieux politiques radicaux : le poète Armand Robin, l’historien du mouvement ouvrier Edouard Dolléans et le militant libertaire et écrivain Maurice Joyeux. Un peu plus tard, au début des années 1950, il rencontre Louis Lecoin, célèbre pour son combat pour la reconnaissance du statut des objecteurs de conscience. Entre les deux hommes se noue également une affection profonde.

« Michel Ragon formule le rêve de « s’affranchir » de la misère et d’un monde sans culture. »

Si l’on exclut les quelques poèmes rédigés et publiés à Nantes pendant la guerre, c’est à ce moment-là, sous l’influence d’Henry Poulaille, que Michel Ragon se met à écrire. Il correspond avec divers écrivains prolétariens autodidactes, comme Ludovic Massé et Émile Guillaumin, contribue à divers journaux, assure la rédaction en chef des Cahiers du peuple en 1946-1947, et surtout, travaille à ce qui sera son premier ouvrage : Les écrivains du peuple, publié en 1947. Le livre est assez bien reçu ; l’auteur ne cessera de le retravailler, à travers diverses éditions successives, jusqu’à la parution de son Histoire de la littérature prolétarienne en France en 1974.

En ces lendemains de guerre, Michel Ragon est animé par cette conviction que la littérature ne doit pas être laissée à la bourgeoisie, et que le monde des livres n’est pas nocif au monde du travail. Sa conscience politique est d’autant plus marquée qu’il fait lui-même l’expérience de la condition ouvrière. Il exerce en effet ce qu’il a appelé de « drôles de métiers », qui donneront le titre de son premier roman publié en 1953 : l’usine, d’abord, puis il trouve une place dans une fonderie en tant que manœuvre, se fait brièvement commis-libraire avant de devenir bouquiniste sur les quais de Seine dans les années 1950. À chaque fois, il a un engagement syndical, et devient même secrétaire du syndicat des bouquinistes en 1955. Il a néanmoins du mal à se satisfaire de la fréquentation d’un seul monde social. Ces années où il écrit et lutte auprès des libertaires sont aussi celles où il met le pied dans un monde qui est en apparence aux antipodes du prolétariat : celui de l’art contemporain, et plus particulièrement de l’art abstrait.

Critique d’art à la Libération

Gaston Chaissac (1910-1964)

Au sortir de la guerre, le milieu artistique parisien se passionne pour les débats entre la figuration et l’abstraction avec l’émergence de peintres aujourd’hui immensément célèbres, comme Pierre Soulages, Hans Hartung ou Serge Poliakoff. Deux femmes, deux galeristes, ont alors une influence importante, car elles sont les seules à exposer ces jeunes peintres. Colette Allendy, veuve du psychanalyste René Allendy, vivait dans une maison bourgeoise du XVIe arrondissement de Paris, où elle exposait les jeunes artistes. Curieux, Michel Ragon passe la porte. Il se souvient : « Il n’y avait aucun autre visiteur, sinon les jours de vernissage où c’était la fête. […] On regardait les tableaux sur les murs de cette maison, comme s’il s’agissait de la propre collection de votre hôtesse. Elle vous accompagnait aux étages et l’on voyait des dessins d’Antonin Artaud, l’un des malades de son mari. » (Extrait du Journal d’un critique d’art désabusé). En 1947, dans une autre galerie, celle de Lydia Conti, il rencontre Hans Hartung et Jean-Michel Atlan. Ces deux peintres, à force de voir ce garçon timide regarder leurs œuvres, lui demandent ce qu’il fait dans la vie. Ragon ne le sait pas encore, mais il vient de faire un pas décisif vers la critique d’art.

« La littérature ne doit pas être laissée à la bourgeoisie. »

C’est le début d’une activité intense : il est l’un des premiers à s’intéresser à l’art brut en France, d’abord avec les travaux du peintre vendéen Gaston Chaissac puis à ceux de Jean Dubuffet. Puis, « sa » grande découverte est celle du groupe CoBrA (acronyme de Copenhague, Bruxelles, Amsterdam). Il met sa plume au service des peintres danois (Asger John), néerlandais (Karel Appel), belges (Georges Collignon) qui composent ce mouvement, jusqu’à rédiger des éditos de revue et écrire des manifestes. Il devient l’un des défenseurs de « l’abstraction lyrique », terme qui décrit les travaux de ses nouveaux amis, aux côtés d’autres critiques qui émergent, comme Pierre Restany. Pendant toutes les années 1950, il continue de cheminer aux côtés d’artistes comme Zao Wou-Ki, et s’intéresse même aux artistes japonais, auxquels il consacre un numéro de la grande revue de critique d’art des années 1950, Cimaise.

D’une berge à l’autre

Avoir un pied dans plusieurs mondes, sauter « d’une berge à l’autre » (c’est le titre d’un de ses livres), quitte à être tiraillé parfois, était quelque chose qui caractérisait Michel Ragon. Il jonglait entre les milieux sociaux et les classes sociales, au point que certains lui en ont fait le reproche. À compter de 1957, il se brouille par exemple avec le mentor de ses débuts, Henry Poulaille, qui lui reproche ses goûts bourgeois en matière d’art. Ils ne se réconcilieront qu’à la fin des années 1970, peu de temps avant la mort de celui-ci. Dans les années 1960, André Malraux devenu ministre de la Culture lui demande d’effectuer des conférences à l’étranger, en étant rémunéré par le ministère des affaires étrangères. Puis, en 1965, il soutient une thèse d’État, rédigée alors qu’il était bouquiniste, en histoire de l’architecture, ce qui lui permet de devenir professeur à l’École supérieure des Arts décoratifs de Paris. Le garçon-coursier de Nantes est « arrivé » dans les milieux intellectuels parisiens, il n’est plus prolétaire vagabond. C’est le moment où il commence à regarder derrière lui.

Michel Ragon, bouquiniste sur les quais de Seine, de 1954 à 1961

En Vendée, département qui fut longtemps dirigé par Philippe de Villiers, Michel Ragon est un écrivain « patrimonial », qui a eu le droit à tous les honneurs, dont celui de se voir consacrer une exposition rétrospective dans le hall du Conseil général au début de l’année 2000. Par quel miracle un militant libertaire et défenseur de l’art contemporain parvient-il à être célébré par le très droitier et très conservateur fondateur du Mouvement pour la France ? La réponse se trouve dans la deuxième partie de l’œuvre de Michel Ragon : les romans qu’il se met à écrire à compter de la fin des années 1970. Sa mère meurt en 1976, et dès lors, il commence à s’interroger sur sa mémoire familiale et sur l’histoire de son milieu d’origine : la petite paysannerie vendéenne. L’accent de ma mère paraît en 1980, suivi de près par Ma sœur aux yeux d’Asie (1982), mais très vite, Ragon élargit sa documentation, afin de faire des romans qui ont une portée quasi-anthropologique sur ce qui était bel et bien une classe opprimée. Il veut « dépoussiérer » l’histoire de ce département, et c’est précisément cela qui intéresse le fondateur du Puy du Fou.

L’ambiguïté culmine avec la parution des Mouchoirs rouges de Cholet en 1984. Dans ce roman, récompensé par de nombreux prix dont celui du Goncourt du récit historique, Ragon s’attaque au sujet fondamental de la mythologie locale : les guerres de Vendée. Il y voit avant tout, c’est-à-dire avant Charette de la Contrie et les prêtres réfractaires, une jacquerie, une révolte plébéienne menée par des chefs plébéiens, qui s’opposent à la conscription et aux guerres européennes de la République. Au mitan des années 1980, les célébrations du bicentenaire de la révolution se préparent et les conflits de mémoire entre « Bleus » et « Blancs » dans la région sont loin d’être apaisés. L’année qui précède la parution des Mouchoirs rouges, en 1983, une thèse – considérée comme très réactionnaire – a été soutenue à la Sorbonne par Reynald Seycher et les défenseurs de la thèse du « génocide vendéen » s’organisent pour se faire entendre. Philippe de Villiers tente d’annexer le succès littéraire de Michel Ragon, mais celui-ci tient des propos clairs et maintient sa ligne : « J’ai redonné à la Vendée une histoire qu’elle avait perdue, mais je pense qu’elle l’a reperdue parce que toutes les tendances réactionnaires s’en sont emparées à nouveau. » En un mot, ce qui l’intéresse, ce ne sont pas les nobliaux, les Blancs, mais ceux qui ont voulu défendre un mode de vie et ont été pris dans une guerre fratricide.

« Ragon n’a jamais renié son engagement libertaire. »

Gloire aux Vaincus

Le Livre de Poche, 1992, 559 p.

Le plus beau et le plus important des romans de Michel Ragon est sans conteste La mémoire des vaincus, paru en 1990 aux éditions Albin Michel. En racontant l’histoire de Fred Barthélémy, personnage qui traverse tous les courants de l’anarchisme, du terrorisme de la bande à Bonnot jusqu’à Mai 68, en passant par Cronstadt et la guerre civile espagnole, tour à tour ouvrier, soldat, clochard, conseiller de Zinoviev pendant la révolution russe, polémiste, bouquiniste et retraité miséreux des banlieues rouges, il propose une fresque saisissante de l’engagement de ces hommes et de ces femmes qui, pour s’être mis au service de la justice et de la liberté, se sont retrouvés du côté des vaincus de l’histoire. Fred Barthélémy, bien sûr, est un personnage de fiction, mais il est inspiré de personnes réelles. Henry Poulaille mais aussi Marcel Brody, le Français de la révolution russe, et bien d’autres, anonymes militants de la Fédération anarchiste ou contributeurs du Libertaire, journal historique du mouvement social. Le livre leur rend un hommage à la fois vibrant et sans compromission. On y croise aussi de grands noms, Trotsky, Makhno, Durruti, ou encore Léon Blum, que l’auteur n’hésite pas à égratigner.

Ragon n’a jamais renié son engagement libertaire et a même continué d’y être fidèle jusque dans ses vieux jours, signant là une pétition, s’opposant à telle ou telle guerre impérialiste, ou encore en présidant, à titre honorifique, la société Octave Mirbeau, autre écrivain libertaire qui n’a pas eu la postérité qu’il méritait. Certes, à la fin de sa vie, on pouvait sentir parfois chez lui un peu d’aigreur, en particulier face à l’évolution de l’art contemporain, mais quel amateur sincère d’art ne s’inquiète pas de sa financiarisation et de ses hypocrisies ? Il est mort à Suresnes au début de l’année 2020, en région parisienne, où il vivait avec son épouse, professeure de piano. Celles et ceux qui l’ont connu dans les dernières années gardent le souvenir d’un homme chaleureux et très humain. Mais ce qu’il reste de lui trois ans après sa mort est surtout une leçon, une ligne de conduite : la vie de Michel Ragon nous rappelle qu’il est possible et désirable de s’affranchir de tous les servages.

Nos Desserts :

Catégories :Culture

1 réponse »

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s