Politique

Bernard Pautrat : « Spinoza voulait instaurer un communisme des esprits »

La Bibliothèque de la Pléiade propose une nouvelle édition des œuvres complètes de Spinoza. Introduite et dirigée par l’éminent spinoziste Bernard Pautrat, elle s’adresse autant à l’initié qu’au profane. Retour sur un philosophe emblématique dont la pensée brillait de mille éclats.

Le Comptoir : D’abord un mot sur la genèse de ce volume. La collection La Pléiade disposait déjà d’un volume des œuvres complètes de Spinoza.  En outre, les lecteurs disposent d’une myriade d’éditions de ses ouvrages. Comment dès lors vous est venue l’idée de proposer une nouvelle édition de son œuvre complète ?

Bernard Pautrat : Ce n’est pas à moi que l’idée est venue, mais au directeur de la collection de la Pléiade, Hugues Pradier. Il avait considéré que le volume des œuvres dites complètes publié en 1954 avait fait son temps, jugement assez largement partagé dans la communauté spinoziste francophone. En effet, l’édition des textes de Spinoza a très sensiblement progressé, la vision que l’on a de la biographie et de l’œuvre s’est considérablement enrichie, les traductions avaient beaucoup vieilli.

Hugues Pradier m’a donc contacté pour me faire part de son intention de publier une nouvelle édition, cette fois-ci vraiment complète (incluant donc le Précis de grammaire de la langue hébraïque), comportant, pour partie, certaines traductions déjà publiées par mes soins (à charge pour moi de les réviser), et pour partie des traductions nouvelles confiées à des collaborateurs et à moi-même (ainsi de la Correspondance). Il m’a proposé d’en prendre la direction.

L’œuvre de Spinoza suscite aujourd’hui un intérêt qui va bien au-delà des cercles scolaire et universitaire (essais, vidéos sur les réseaux sociaux, parfois chez des militants politiques dans les mouvements sociaux). De quoi cet engouement est-il le signe selon vous ?

Un sociologue serait mieux à même de répondre à cette question tant cet engouement est divers. L’intérêt que manifestent les professionnels (professeurs, étudiants, chercheurs) n’est pas le même que celui du grand public auquel nombre de livres et magazines fournissent des versions simplifiées du « spinozisme » qui ont pour point commun d’être « vendeuses ». Spinoza apôtre de la joie, du désir et du corps, coach ès développement personnel, mais aussi Spinoza rebelle contre les pouvoirs, contre les religions du Livre, contre Dieu, tout est bon pour changer la pensée de Spinoza en marchandise désirable. Et puis quel marqueur de distinction que de pouvoir ensuite causer de Spinoza, de l‘Éthique comme si on l’avait lue : « Spinoza j’adore ! » Cette mode passera.

Restent ceux, souvent simples « particuliers », dont l’engouement procède de ce qu’ils ont découvert, en lisant Spinoza, un outil qui pourrait leur servir dans la vie, mais alors ce n’est pas de l’engouement, c’est le plaisir de vivre et travailler en excellente compagnie.

L’histoire de la réception de Spinoza en a fait tantôt un philosophe conservateur tantôt un philosophe de la révolution (le jeune Marx, Louis Althusser, et plus récemment encore Toni Negri). Comment définiriez-vous Spinoza politiquement ?

Cette opposition simple (conservateur/révolutionnaire) n’est guère opératoire. Son Traité politique est seul fiable pour vous répondre. Spinoza ne cherche pas à y conserver quoi que ce soit, mais à bâtir la meilleure constitution possible pour chaque État, qu’il soit monarchique, aristocratique ou démocratique. Il est donc tourné vers l’avenir, et un avenir de liberté car la perfection se jugera au degré de liberté qu’auront les citoyens. Chemin faisant, il déclare que sa préférence personnelle irait au deuxième type de régime aristocratique qu’il vient de constituer ; mais, les riches étant ce qu’ils sont, ils ne manqueront pas de corrompre ce régime, si bien que sa préférence revient finalement au régime démocratique. Malheureusement Spinoza est mort avant d’avoir pu en rédiger la constitution. Peu importe : dans tous les cas la raison veut que soit changé l’état des choses et instaurée la nouvelle constitution.

Alors comment fait-on ? Spinoza le dit, la multitude déchaînée, qui veut défaire par la violence le régime existant, est redoutable, en ce sens il est contre la révolution. Je ne vois guère que la révolution par les urnes qui échappe à sa condamnation.

« Tout est bon pour changer la pensée de Spinoza en marchandise désirable. »

Certains exégètes rattachent Spinoza à la lignée de la philosophie matérialiste. Que vous inspire cette interprétation ? Peut-on dire que Spinoza est un philosophe matérialiste, et ce en dépit du fait que son ontologie admet deux attributs : l’étendue, qu’on peut certes assimiler au matérialisme, mais aussi la pensée ?

Ceux qui adhèrent à cette interprétation sont en général, de nos jours, bien intentionnés, mais je la trouve insoutenable. Spinoza n’est pas plus matérialiste qu’il n’est idéaliste (pour reprendre le couple cher à la tradition marxiste). Le dire matérialiste suppose d’abord que l’on identifie « l’étendue » et la « matière », ce qui ne va pas de soi, et ensuite que Spinoza soit en quelque sorte le champion de l’étendue, réduisant la pensée, l’esprit, au rang subordonné d’effet de l’étendue. Il n’en est rien.

Formé dans le cartésianisme, il a rompu avec lui sur l’essentiel : il n’y a pas deux substances, mais une seule. Cette substance, unique et infinie (qui est Dieu) se découvre à nous sous deux attributs, pensée et étendue, qui ne sont que deux manières de la percevoir. Ainsi une chose se donne-t-elle à nous comme corps, chose étendue, et comme idée de ce corps, mais ces deux, en vérité, ne font qu’un : je me perçois comme corps sous l’attribut de l’étendue, et mon esprit n’est rien d’autre que ce même corps perçu sous l’attribut de la pensée, l’idée de mon corps. Puisque ces deux choses n’en font qu’une, il ne saurait y avoir de primauté de l’une sur l’autre, ni de causalité de l’une par l’autre.

Le subtil et grand commentateur de Spinoza, Alexandre Matheron, a soutenu que, en définitive, Spinoza prône un communisme des esprits qui « impliquerait un communisme des biens ». Qu’entendait-il par-là ? Retrouve-t-on des relents communistes, du moins « communisants », dans sa pensée ?

Que Spinoza veuille que soit instauré ce que Matheron appelle un « communisme des esprits », cela ne fait pas de doute : il faut faire en sorte que les citoyens ne forment plus, « pour ainsi dire », qu’un seul esprit, donc aussi un seul corps. Mais je ne suis pas du tout convaincu que cela veuille dire une quelconque communauté des biens, et le recours que fait Matheron à la lettre 44 pour appuyer son dire me paraît très peu probant. Peut-être Spinoza en serait-il venu à défendre un tel communisme des biens dans sa constitution démocratique, mais ce n’est qu’une supposition. Dans tous les cas de figure dont il traite, il est attentif à sauvegarder le principe de justice, qui se résume à l’énoncé : à chacun le sien.

L’Éthique, son ouvrage majeur, reste un texte intimidant et difficile d’accès, tant par sa rigueur et précision talmudiques que par sa structure qui emprunte sa forme aux traités de géométrie et qui se décline en propositions, démonstrations, scolies, axiomes, etc. Comment peut-on l’aborder ?

Exactement comme on aborde un livre de mathématiques, puisque c’en est un : en l’ouvrant à la première page et en lisant.

C’est un livre difficile, certes, mais sans mystère, parce qu’il contient tous les éléments nécessaires à sa compréhension.

Le plus important, au fond, c’est la condition même de cet abord : il faut avoir envie de la lire, et suffisamment envie pour, une fois lancé, s’accrocher. Ce désir-là ne s’invente pas, mais il arrive qu’il se présente.

« La perfection se jugera au degré de liberté qu’auront les citoyens. »

Dans votre Introduction, vous rappelez que certains théologiens estimaient que « l’Éthique n’est rien qu’une autre bible, sans majuscule » ; « livre contre Livre », disaient-il ? Qu’entendaient-ils exactement par-là ?

Ce n’est pas tout à fait ce que je veux dire. Les théologiens, particulièrement les calvinistes de Hollande, mais aussi bien les théologiens catholiques en France et ailleurs, ont vite compris que la théologie énoncée comme démontrée dans la première partie de l’Éthique avançait l’idée d’un Dieu totalement incompatible avec le leur, et que le reste de l’ouvrage proposait une autre voie de salut que la leur, le salut non par la foi mais par l’intelligence. C’était mettre en grand péril le pouvoir qu’ils s’arrogeaient au nom du Dieu de la Bible. D’où les attaques qu’ils déchaînèrent contre l’Éthique, avant même sa publication, et les condamnations qui s’ensuivirent après la mort de Spinoza.

L’Éthique éclipse le reste de l’œuvre Spinoza. Quels sont les autres ouvrages qui nous parlent encore aujourd’hui ?

Je mettrais au tout premier rang le Traité théologico-politique. L’énoncé du titre suffit à expliquer pourquoi : le théologique et le politique ont partie liée. Spinoza a monté là une puissante machine de guerre qui peut encore servir. La liberté de pensée qu’il y réclame, c’est celle-là même qu’il y pratique : contre la religion en général, contre la Bible, contre l’oppression qui s’exerce au nom d’un Dieu qui n’existe pas (le Dieu du Livre). L’actualité nous offre trop d’exemples de ces constructions théologico-politiques qui asservissent les peuples. Cela explique, naturellement, l’extrême rareté des traductions de cet ouvrage partout où les théologiens sont au pouvoir.

Ce volume comprend certains textes de Spinoza peu connus ou tombés aux oubliettes, tels que son Abrégé de grammaire hébraïque. Dans quelle mesure ces textes, et ce dernier en particulier, complète la partie la plus célèbre des œuvres de Spinoza ?

Benedictus de Spinoza – Franz Wulfhagen (1664)

La seule nouveauté de cette édition, concernant les textes eux-mêmes, est en effet d’inclure le Précis de grammaire de la langue hébraïque (le traducteur et annotateur, Peter Nahon, a en effet choisi cette formulation du titre). Il n’y avait aucune raison de ne pas le faire.

Récemment de nombreux travaux ont voulu souligner l’importance de ce texte dans la pensée de Spinoza mais je partage l’opinion que défend Peter Nahon dans sa notice : à la demande de certains de ses amis désireux d’apprendre l’hébreu il a rédigé à leur intention une grammaire qui ne se distingue guère par son originalité dans la masse des grammaires produites avant lui, par exemple, par les hébraïsants chrétiens.

Ce volume comprend également la correspondance de Spinoza. Dans quelle mesure fait-elle partie de l’œuvre ?

Elle en est une part essentielle. La correspondance publiée en 1677 par les éditeurs et amis ne comporte que des lettres à teneur philosophique et il en va de même des lettres retrouvées plus tard, or Spinoza n’y est pas moins pensant que dans les textes achevés. Dans bien des cas elle est même le laboratoire où il agence des raisonnements qui trouveront leur place dans l’Éthique ou ailleurs La traduction de la correspondance m’ayant été confiée, j’ai choisi de la publier non pas dans l’ordre chronologique, mais classée par correspondants, ce qui permet de mieux voir à quel point l’argumentation, dans l’échange entre lui et ses correspondants (en particulier Blyenbergh), est serrée, riche, et bien souvent éclaire certains points difficiles des ouvrages mis en forme.

Et puis, bien sûr, une lettre s’écrit d’un autre ton qu’un traité, plus vivant, même parfois très vif dans l’ironie, et nous donne un autre regard sur ce que c’est vraiment que philosopher, quand on est Spinoza.

« L’actualité nous offre trop d’exemples de ces constructions théologico-politiques qui asservissent les peuples. »

Cette correspondance comprend le fameux et très commenté échange entre Spinoza et Guillaume de Blyenbergh sur le mal. Spinoza soutient, en substance, que le mal n’existe pas. Qu’entendait-il par cette thèse provocatrice ?

Si par mal on entend la souffrance, physique ou mentale, il ne nie pas son existence, évidemment, nous en faisons couramment l’expérience, ainsi que celle de son contraire, le bien, sous la forme du plaisir. Il s’agit d’autre chose, du bien et du mal en tant que prétendues entités métaphysiques particulièrement à l’œuvre dans la volonté. Tout part de la remarque que s’est faite Blyenbergh, marchand de grains, à la lecture de l’Appendice à l’ouvrage sur Descartes publié par Spinoza : si Dieu est cause de tout, et si la volonté libre, comme vous le soutenez, n’existe pas, alors, écrit-il à Spinoza, ou bien Dieu est cause du mal, ou bien le mal n’existe pas. La deuxième solution est la bonne : en effet le mal, « eu égard à Dieu », et non plus à nous humains, n’existe pas.

C’est l’occasion pour Spinoza d’avancer ses concepts de négation, de privation, de perfection, et d’analyser à leur lumière le cas du premier homme, Adam. Quand Adam décide de goûter au fruit défendu (volonté « mauvaise »), il y est déterminé par le libre décret de Dieu, en quoi il ne saurait pécher. Si bien que ce qu’il fait, qui est mal en apparence, en vérité ne l’est pas. Il m’est impossible de restituer l’argumentation dans les limites de cette réponse, la seule manière de l’entendre vraiment, c’est (encore une fois) de lire cet échange, qui est un magnifique exemple de ping-pong philosophique.

Nidal Taibi

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