Politique

Vioulac : Une spirale d’autodestruction

Auteur d’ « Anarchéologie » (2022) et d’ « Approche de la criticité » (2019), Jean Vioulac met au centre de ses réflexions les origines de la catastrophe climatique qui advient : entrée dans « une spirale d’auto-destruction » (António Guterres), l’humanité serait au bord du tombeau. Dans son dernier ouvrage, « Métaphysique de l’Anthropocène, II, Raison et destruction » (PUF, 2024), le misosophe poursuit sa réflexion sur les causes profondes de cette ère géologique où pour la première fois l’Homme rivalise avec les forces de la Nature.

PUF, 2024, 472 p.

D’emblée, le philosophe donne le ton : notre époque peut être baptisée « Catastrocène », puisqu’elle porte en elle les germes d’une dévastation de la Nature et de notre espèce. Or, loin de se contenter d’une telle assertion, Jean Vioulac s’efforce de la démontrer à l’aide de chiffres implacables : ainsi, la teneur en dioxyde de carbone (CO2) dans l’atmosphère est passée de 280 ppm au XVIIIe siècle à 420 ppm en 2023, ce qui n’est pas sans incidence sur l’augmentation de la température terrestre moyenne qui a augmenté de 1,1°C en deux siècles et qui continue de croître. De cela résulte notamment la fonte des glaces, l’élévation globale du niveau des océans, mais aussi une perturbation de la totalité des zones littorales.

Au début du XVIIIe siècle, 66% des terres émergées étaient recouvertes de forêt, il n’y en a plus que 31% aujourd’hui, et le rythme de la déforestation ne cesse de s’intensifier. Quant à la flore, elle est progressivement détruite par l’annihilation du couvert végétal permettant la conversion de l’énergie solaire et le dioxyde de carbone en biomasse, ce qui a pour effet d’augmenter la concentration de CO2 dans l’atmosphère. L’océan absorbe ainsi largement ce dernier, ce qui a pour conséquence une diminution du potentiel hydrogène de l’eau (pH) et de son acidification : ainsi, 50% des récifs coralliens ont disparu, et le plancton, base de la chaîne alimentaire marine, s’en trouve menacé.

Ces nombreuses données préoccupantes laissent donc présager une « extinction » de l’espèce humaine : en 1778, le naturaliste Buffon pose les premières bases de cette notion en constatant qu’il existait des espèces qui existaient autrefois et qui ne sont plus (Des époques de la nature). Cependant, c’est l’anatomiste Cuvier qui établit scientifiquement le phénomène d’extinction en montrant que les os de mammouths retrouvés étaient différents de ceux des éléphants : « La vie a été troublée sur cette Terre par des évènements effroyables. Des êtres vivants sans nombre ont été victimes de ces catastrophes » (Recherches sur les ossements fossiles des quadrupèdes).

Après lui, le « catastrophisme » a notamment été développé par William Whewell. De son côté, William Buckland, scientifique britannique, est le premier à découvrir le fossile d’un dinosaure. Luis et Walter Avarez, physicien et géologue américains, établissent que la disparition des dinosaures résultait de l’impact d’un astéroïde mais aussi d’éruptions volcaniques massives. L’extinction, loin d’être une anomalie, est une loi de l’évolution : par exemple, la fin du Permien a vu une extinction massive des espèces (90%) qui aurait pu tuer la vie sur Terre en tant que tel.

Notre époque n’échappe donc pas à cette règle : l’ampleur et la vitesse de la destruction des espèces font que nous traversons la « sixième extinction ». À cela s’ajoute l’emprise des zones urbaines sur les zones tropicales favorisant les zoonoses, le dégel du pergélisol susceptible de libérer des virus disparus ou inconnus, la pollution de l’air et des sols tuant neuf millions d’humains chaque année, la crise de la pollinisation, ou encore la possibilité que 52% de la population mondiale soit en stress hydrique : en somme, il s’agit de tirer la sonnette d’alarme. Si d’aucuns pensent Homo Sapiens Sapiens immortel, Jean Vioulac nous rappelle les données de la paléoanthropologie : Homo habilis, Homo ergaster, Homo Erectus ont vécu avant nous, tandis qu’Homo denisova, Homo floresiensis, entre autres, ont coexisté avec nous mais ces espèces d’hommes ont toutes disparues. Pourtant, ces dernières partageaient avec nous le culte des morts, certains savoir-faire, plusieurs pratiques artistiques, ou encore le langage.

« Au début du XVIIIe siècle, 66% des terres émergées étaient recouvertes de forêt, il n’y en a plus que 31% aujourd’hui. »

L’Homme entre en scène

Nous l’avons vu, la crise est bien présente sous la forme de « la catastrophe » à une échelle géologique : or, contrairement à l’impact de l’astéroïde tuant les dinosaures, celle-ci n’est pas naturelle. En effet, les tonnes de dioxyde de carbone sont issues de la combustion d’hydrocarbures, la pollution atmosphérique est le résultat de l’émission d’ozone, de méthane, ou encore de protoxyde d’azote, la pollution des eaux vient de l’usage intensif de pesticides et d’engrais synthétiques, tandis que l’effondrement des réserves halieutiques s’explique en large partie par la pêche industrielle. La population mondiale, quant à elle, est passée de 900 millions d’individus en 1900 à 8 milliards aujourd’hui : la pression sur les ressources naturelles s’en trouve donc accrue. À cela s’ajoute la bétonisation générale du monde liée à l’urbanisation de la planète : en 1800, 5% de la population mondiale logeait en ville ; aujourd’hui, 57% y vit.

En somme, il existe une transformation anthropogénique totale de la Nature : 83% de la surface terrestre est désormais sous influence humaine directe. L’origine anthropique de la crise climatique est donc certaine : en 1995, le GIEC, lobby institué par Ronald Reagan et Margaret Thatcher dans le but d’éviter les remises en cause des bases énergétiques de leur puissance par un programme des Nations Unies, publie plusieurs rapports. Au fur et à mesure du temps, le diagnostic est de plus en plus strict : la responsabilité de l’Homme dans le réchauffement climatique est « sans équivoque » (rapport de 2021).

« L’ampleur et la vitesse de la destruction des espèces font que nous traversons la « sixième extinction ». »

Éditions La Part Commune, 90 p.

Or, nous pouvons nous questionner sur les origines historiques d’un tel processus. À la fin du XVIIIe siècle, la Révolution Industrielle commence en Angleterre et le décollage économique a lieu (take-off), transformant l’agriculteur-éleveur sédentaire du Néolithique en fonctionnaire déterritorialisé d’un dispositif planétaire qui « définit notre rapport au réel par la médiation de ses écrans et nos moyens de subsistance par une quantité d’argent ». L’augmentation des gaz à effet de serre, conséquence de la Révolution Industrielle, peut se constater à travers les carottages de glaces de l’Antarctique : au XIXe siècle, Karl Marx et Charles Fourier constatent déjà le ver contenu dans le fruit du Progrès de l’ère industrielle. « Le déclin de la santé du globe », écrit Fourier, peut être imputé « aux ravages de l’industrie civilisée et des fléaux dont elle affecte la surface de la planète » (Détérioration matérielle de la planète). Quant à Marx, il pressent que tout progrès dans l’accroissement de la fertilité de la grande industrie pour un laps de temps donné est « en même temps un progrès de la ruine des sources de cette fertilité » (Le Capital). Tout progrès implique donc une régression.

Une ère géologique nouvelle apparaît donc durant les temps modernes où l’Homme devient une force égalant les puissances naturelles : dès 1873, le géologue Stoppani parle « d’ère anthropozoïque » où Homo Sapiens devient une « force tellurique » (Cours de géologie). Cependant, le terme d’« Anthropocène » apparaît sous la plume du géochimiste Paul Crutzen vers l’an 2000 : il désigne l’époque géologique présente, dominée à de nombreux titres par l’action humaine, époque en laquelle l’humanité est devenue une force géologique majeure dont l’impact sur l’écosystème terrestre est tel qu’il rivalise avec les puissances océaniques ou volcaniques. En effet, la géologie, fondée sur la stratigraphie, étudie les dépôts sédimentaires à la surface de la Terre, il est donc possible de constater les effets de l’activité humaine sur la planète : ainsi, le plastique se trouve aujourd’hui aussi bien dans le corps des animaux que dans les cœurs des Hommes, ce qu’une étude de 2023 portant sur les tissus cardiaques de patients pékinois a démontré.

Au plastique s’ajoute toute une panoplie de résidus chimiques comme les engrais et pesticides, l’arsenic, le cadmium, le nickel, le plomb, ou encore le mercure. S’il est contesté, l’emploi du terme d’Anthropocène indique une nécessité de nommer une situation grave qui risque de tous nous emporter. À ce sujet, Jean Vioulac écrit : « La crise écologique constitue en effet, avec l’avènement de l’intelligence artificielle, le plus grand défi que l’humanité ait jamais eu à affronter. »

« Au XIXe siècle, Karl Marx et Charles Fourier constatent déjà le ver contenu dans le fruit du Progrès de l’ère industrielle. »

Une question de vie ou de mort

En avril 2022, le Global Assessment Report publié par les Nations Unies affirme sans ambages que l’humanité est entrée dans « une spirale d’auto-destruction ». Or, Jean Vioulac le rappelle, cela n’est pas arrivé par hasard puisqu’il s’agit de l’aboutissement de la logique du Capital : communauté universelle atomisée dominée par le machinisme réduisant les hommes à une matière première, l’humanité a été ravalée au rang d’outillage et de rouage. Dispositif autonomisé de « l’objectivité morte », le Capital tel que décrit par Marx dans son ouvrage homonyme fait certes progresser la puissance objective notamment par le biais du numérisme et de l’automatisme mais cela se paye d’une réification des sujets et de la destruction du vivant. Afin d’enrayer un tel processus, une « révolution » est nécessaire (António Guterres), cependant elle ne doit pas répéter les erreurs passées. Chargés de nous et de nos semblables, frères humains, nous le sommes tout autant des « animaux » martyrisés par la machinerie inhumaine capitaliste, ce que n’a pas manqué de prophétiser le poète Arthur Rimbaud dans une lettre à Paul Demeny (15 mai 1871).

Éditions Flammarion, 304 p.

De plus, cette déshumanisation, portant en elle les germes de la mort, doit être contrée par une révolution linguistique : système figé de stéréotypes et de lieux communs, la langue quotidienne est malheureusement la courroie de transmission privilégiée de la pensée machinale du Capital. L’État, l’Église, le Capitalisme sont autant d’institutions totalisantes chargées d’éradiquer l’altérité pleine de vie à ses marges : Vioulac rappelle que la France républicaine a mené une politique de standardisation du français notamment en stigmatisant les patois régionaux. Puisant chez Victor Hugo et chez Walter Benjamin, le philosophe en appelle à un arrachement de la langue aux puissances de mort permises par la standardisation machinique du Capital.

Également, il s’agit de contester la toute-puissance de la consommation de masse : dans ses Écrits corsaires, le poète Pasolini constate avec tristesse l’uniformisation rampante des cultures régionales italiennes. À ce propos, il affirme avec véhémence que la société de consommation est le « vrai fascisme » puisqu’elle a réussi à étendre partout son rouleau compresseur contrairement à la doctrine de Mussolini qui a essayé de le faire, en vain. Enfin, le « consommariat », remplaçant l’antique prolétariat, est aussi une part non négligeable de la catastrophe : à force de ne pas vouloir « négocier le mode de vie de l’américain moyen » (George H. Bush), le Capital précipite l’humanité vers son anéantissement final.

« Communauté universelle atomisée dominée par le machinisme réduisant les hommes à une matière première, l’humanité a été ravalée au rang d’outillage et de rouage. »

Apocalyptique et étincelant, Raison et destruction cherche à connaître les causes de l’Anthropocène et plus généralement de la crise climatique possiblement anthropocide : la Révolution Néolithique a laissé place à la Révolution Industrielle, ce qui a permis un changement radical de la place de l’Homme dans la Nature mais aussi un anéantissement possible de l’humanité. Au moment où tous les voyants sont au rouge, lire cet ouvrage est salvateur.

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