Politique

Vioulac : Pour une anthropologie négative

Jean Vioulac est philosophe. Lecteur attentif de la tradition phénoménologique, de Marx et de Nietzsche, l’auteur ne craint jamais de sortir des chemins tracés par une modernité peu encline à prendre du recul sur elle-même. Dans son dernier ouvrage, « Métaphysique de l’Anthropocène » (PUF), il trace les contours d’une histoire humaine dont le trait essentiel reste la négativité. Au moment où le divertissement dissimule la catastrophe climatique, Jean Vioulac nous donne une leçon d’hygiène intellectuelle magistrale.

Éditions PUF, 2023, 368 p.

Parmi les nombreuses humiliations narcissiques infligées à l’Homme, il est commun de citer les travaux implacables de certains neuro-scientifiques : n’étant pas le centre de l’Univers, de la Nature et de sa propre psyché, l’Homo Sapiens a été maintes fois décrit comme un mécanisme dont nous pouvions prédire le fonctionnement. Cependant, ce réductionnisme théorique ne survit pas à l’épreuve des faits : Nietzsche, prophétique sur de nombreux sujets, caractérisait l’homme comme « l’animal non encore fixé » (Fragments Posthumes). Issu de la terre (humus), ce dernier est justement celui par qui la négation surgit au sein de l’opacité de ce qui existe : êtres de transhumance et d’exhumation, les hommes sont capables d’un écart avec leur environnement. Animaux d’interdits, de tabous, de mutilations, de tatouages, de scarifications ou encore de coutumes, nous pouvons être définis comme des créatures « métaphysiquement divagantes » (Cioran). Loin d’être un fait, nous sommes ceux qui constituons les faits, et cela nous distingue très nettement du règne animal : en somme, nous pouvons configurer des mondes.

Or, cette « surrection dans l’être » dont Sartre faisait l’éloge a une incidence telle qu’elle porte en elle la possibilité de l’extinction totale de l’espèce humaine : dans Les Limites de la croissance (1972), le Club de Rome nous alerte d’une émission anthropogénique de gaz carbonique dans l’atmosphère jamais atteinte auparavant. Cinquante années plus tard, le GIEC rédige un rapport alarmiste sur l’état désastreux du climat qui résulte indubitablement de l’empreinte de l’Homme sur son milieu naturel : loin des milleniums de la fraternité universelle annoncés avec enthousiasme par certains mouvements progressistes adeptes d’un messianisme sécularisé, Jean Vioulac se veut dandy punk misosophe et lanceur d’alerte au vu de la catastrophe planétaire qui point à l’horizon. Ce déchaînement de la négativité qui exhausse l’homme est aussi ce par quoi il peut périr. Or, quel évènement a pu mener à un tel état du monde ?

Vioulac attribue cette tendance à ce qu’il nomme l’Anthropocène, qui se définit comme l’ère géologique à partir de laquelle l’Homme a une empreinte telle sur ce qui l’entoure qu’il risque d’anéantir les conditions de possibilité de vie sur Terre. Déclenchée dans les années 1780 par le décollage (take-off) de l’économie capitaliste libérale, la révolution industrielle a mis au pinacle un système techno-marchand qui tient sous sa coupe la quasi-totalité de la planète. Vioulac écrit à ce sujet : « Celle-là nous a transformé en fonctionnaires déterritorialisés d’un dispositif planétaire qui définit notre rapport au réel par la médiation de ses écrans et nos moyens de subsistance par une quantité d’argent. » Les derniers peuples nomades en voie de prolétarisation n’échappent pas non plus à ce que l’auteur nommait dans un précédent ouvrage « la logique totalitaire » : issue de l’identité entre le réel et le rationnel postulé par la métaphysique grecque, celle-ci a comme conséquence l’auto-valorisation de la valeur, l’idéalisme carcéral de la cybernétique, ou encore la dévastation des milieux naturels.

En outre, le roseau pensant a épuisé toutes ses possibilités de chimères imaginatives et infantiles : asséchée par la rigueur implacable de la science et de la rationalité, l’analyse du philosophe ne peut plus tirer à présent ses explications d’une théodicée. À la question « Qu’est-ce que l’homme ? », Vioulac répond : il est un négateur infatigable, dont l’obstination technique produit de la néguentropie, c’est-à-dire des processus qui vont endiguer un moment l’entropie, qui s’apparente à la dissipation de la matière. Cependant, à la manière de Bernard Stiegler, Vioulac comprend que l’homme techno-marchand d’aujourd’hui est bien plus producteur d’entropie que de néguentropie, ce qui explique la possibilité d’une disparition d’Homo Sapiens.

« Ce déchaînement de la négativité qui exhausse l’homme est aussi ce par quoi il peut périr. »

Après les catastrophes d’Auschwitz et d’Hiroshima, le philosophe balaie du revers de la main toute possibilité d’une ruse de la Raison à l’œuvre dans l’Histoire. S’il n’est pas créature de Dieu, ou esprit purement rationnel, que peut-il être ? Avant tout, le produit d’une négativité particulière.

L’Homme, une rupture ?

Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770 -1831)

Si l’Homme ne peut être compris par un prisme spiritualiste, il est nécessaire de le circonvenir par une analyse souterraine de son psychisme, qui a engendré toutes les armatures culturelles qui ont pu lui donner une place dans le monde. Sujet historique, il peut être caractérisé comme tributaire d’un fondement qui le place au sein du Tout : héritier d’une langue, d’un rapport à autrui, d’une tradition et embarquée dans une Histoire qui l’excède en partie, le négantrope prend appui sur la communauté des hommes en chair et en os et campés sur la terre bien ronde. Comme l’écrit Marx, l’homme s’est extrait de son animalité par le truchement du travail qui est l’effectuation de la négativité propre à ce dernier.

Ainsi, loin de l’explication hiérarchique propre à une certaine métaphysique pour qui tout prend source dans un principe intangible, Vioulac propose une ontologie anarchéologique qui prend en compte le fait que les fondements philosophiques cachent l’abîme qui réside dans l’homme. Si Platon et les divers architectes-philosophes étaient à la recherche d’une cause première solide, l’histoire de la philosophie prouve amplement qu’il est impossible de la trouver : l’arkhè des Grecs est un miroir aux alouettes conceptuel pour cacher que nous nous tenons au bord d’un gouffre ontologique qui fait notre singularité. Or, cette dernière constitue aussi un péril majeur pour notre survie. D’après le Global Assessment Report des Nations Unies (2022), l’humanité est « entrée dans une spirale d’auto-destruction ».

Cette rupture qu’est l’Homme au sein du Tout, Hegel l’attribue à « la monstrueuse puissance du négatif » : prenant appui sur les histoires bibliques, le philosophe d’Iéna apparente le Néolithique à la connaissance qui supprime l’unité naturelle, à savoir la Chute. Au sein de l’Eden du paléolithique, l’Homme est un pur présent à lui-même, il n’est animé, comme l’écrit Rousseau, que par l’amour de soi et par la pitié. Or, il s’éloigne progressivement de cet éternel présent : il invente l’histoire ; le chasseur-cueilleur nomade est supplanté par l’agriculteur sédentaire. À ce moment-là apparaissent la propriété, l’esclavagisme, l’écriture ou encore la justice : c’est le passage de l’état de nature à l’état de culture. Or, à l’inverse d’Hegel, Vioulac n’inscrit pas la négation de ce qui est dans une totalité métaphysique naïve qui envisage que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes : elle n’est pas un moment mais un mouvement général qui emporte tout. Cioran écrit à ce sujet : « L’homme, à en croire Hegel, ne sera tout à fait libre qu’en s’entourant d’un monde entièrement créé par lui. Mais c’est précisément ce qu’il a fait, et il n’a jamais été aussi enchaîné, aussi esclave que maintenant. »

En somme, l’esprit qui nous caractérise est une liberté, une non-coïncidence qui se sait condamnée à la finitude et qui transforme le donné en permanence afin de dissiper l’angoisse qui nous assaille. Par l’intermédiaire du langage, Homo Sapiens se fait Homo Demens, il donne corps à un cortège d’idées saugrenues qui rendent l’existence supportable : comme l’écrit Paul Valéry, « la parole est ce moyen de se multiplier dans le néant. » Arraché à l’opacité des choses, l’homme se définit donc comme l’être fantasmagorique par excellence, celui qui engendre les mythes, les religions, les croyances diverses qui l’arrachent aux ténèbres originelles : étymologiquement, le fantasme renvoie à l’image, au spectre, qu’Homo Sapiens peut faire perdurer par le langage.

Cette mort qu’il craint a paradoxalement une fécondité étonnante : héritier, l’homme porte un nécronyme, il honore ses défunts par le biais des cimetières, des cultes rendus aux morts. Comme l’écrit Jean Vioulac, il oppose l’héritage à l’hérédité : êtres non spécifiés, nous nous faisons dépositaires de cultures, de patries, de legs pluri-millénaires qui constituent notre humanité. Or, le revers de cette médaille est la prolifération des nations, des guerres, des narcissismes de la petite différence : cette histoire humaine repose ainsi sur la structure psychique de la mélancolie.

 » Vioulac propose une ontologie anarchéologique qui prend en compte le fait que les fondements philosophiques cachent l’abîme qui réside dans l’homme. »

Les ressorts psychiques de la négativité

Sigmund Freud (1856-1939)

Cette négativité constitutive de l’Homme provient selon Vioulac du psychisme a-narchique de ce dernier. En effet, un des premiers penseurs à avoir compris cela est Sigmund Freud, fondateur de la psychanalyse : déchiré par de nombreuses pulsions contradictoires, le Moi est confronté à une anarchie originelle qui risque de l’emporter dans un gouffre insondable. Afin d’échapper à cette possibilité, il n’a pas d’autre choix que de se constituer par lui-même une hiérarchie, un « commandement du sacré » qui ordonne les impulsions, notamment par le truchement des injonctions du monde extérieur intériorisées par l’instance du Surmoi.

Une des nombreuses modalités de ce psychisme troublé reste ce que le philosophe qualifie de travail de la mélancolie : le patient s’attache avec beaucoup d’énergie psychique à un objet perdu à jamais. Cette forme de deuil qui confine à la pathologie est consubstantielle à la psyché humaine.

Cependant, cette mélancolie provient elle-même d’une pulsion de mort inhérente à l’Homme décrite par Freud. Si l’âme humaine a longtemps été caractérisée comme positivité et comme Vouloir-Vivre, Freud met en lumière les souterrains psychiques qui nous conditionnent : l’homme est avant tout un animal léthargique, hanté par la létalité, c’est-à-dire par la possibilité du non-être qui nous ferait revenir à un état inorganique d’absence de souffrance et de désir. Ainsi, la culture, caractérisée par le retournement de l’homme contre lui-même, mais également l’idéalisme dominant l’histoire de la philosophie, ne sont que la fine pointe d’un édifice psychologique précaire fondé sur la pulsion de mort.

« L’esprit qui nous caractérise est une liberté, une non-coïncidence qui se sait condamnée à la finitude et qui transforme le donné en permanence afin de dissiper l’angoisse qui nous assaille. »

Loin d’encenser ce culte romantique de la mélancolie qui imprègne certaines fictions, Jean Vioulac écrit à ce sujet : « La mélancolie est la bile noire, c’est-à-dire la puissance corrosive du négatif que la subjectivité sécrète en elle-même, l’acide la négativité par lequel le sujet s’auto-anéantit, la catastrophe d’un appareil psychique défini par le tragique et qui consacre toute son énergie vitale à la pulsion de mort. » En somme, ce dernier se ferme à l’altérité et use son énergie libidinale au service d’un Idéal chimérique ; il s’agit donc d’une subjectivité suicidaire et totalitaire.

Profond et dérangeant, le dernier ouvrage de Jean Vioulac assène un coup de grâce à toute forme d’anthropologie béate. Au moment où une crise multi-factorielle nous assaille, cet ouvrage nous livre le récit d’un Homme travaillé par le négatif et la mélancolie, qui se révèle être tout à la fois porteur de liberté et de destruction.

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