Politique

Peut-on être socialiste et aimer les animaux ?

 La question animale, ne faisant que de rares incursions dans le débat public, est généralement considérée apolitique. Plus significativement encore, elle est régulièrement qualifiée, au sein même du socialisme, de combat réactionnaire ou petit-bourgeois. Entre des militants animalistes pas toujours clairement politisés, et des membres de la gauche radicale exprimant leur indifférence voire leur mépris pour une cause qu’ils rattachent à un simple marché bourgeois de la bonne conscience, le désamour est aussi persistant qu’inexplicable.

Le moins qu’on puisse dire, c’est que la littérature socialiste traditionnelle ne se montre guère accueillante pour les animalistes. Qu’ils ouvrent le Manifeste de Marx et Engels : ils se verront rangés dans le camp des « réformateurs en chambre » soucieux de « consolider la société bourgeoise », ce qui n’est probablement pas la meilleure des façons de leur donner envie d’approfondir l’œuvre touffue des deux maîtres. George Orwell ne se montrera pas mieux disposé à leur égard dans Le quai de Wigan, où il faisait du végétarien à sandales le type même du militant de gauche méprisable, propre à précipiter le peuple dans les bras de la droite. Plus récemment, le philosophe Slavoj Žižek a ajouté sa pierre à l’édifice en traitant les végétariens de «dégénérés », avec tout le tact qu’on est en droit d’attendre d’un intellectuel et psychanalyste (!) soucieux de convaincre la population des valeurs de bienveillance portées par le socialisme.

Difficile dans ces conditions de suspecter la moindre connexion entre le socialisme ou l’anarchisme et l’animalisme, connexion que les militants de groupes « véganarchistes » sont à peu près les seuls à tenter d’exhiber.

Voilà à quoi ressemble « l’exploitation rationnelle des animaux » selon le responsable de la ferme des 1000 vaches.

Il serait certes faux de prétendre que la question animale est totalement absente de l’espace médiatique et politique. Durant les douze derniers mois, les grands médias nationaux ont largement fait écho à un Manifeste de 24 intellectuels pour un changement du statut juridique de l’animal, et l’opposition au projet de la ferme géante « des mille vaches » — qui vient d’ouvrir ses portes — aura été une exceptionnelle occasion de convergence entre anticapitalistes et animalistes. Néanmoins, le traitement de ces actualités — et paradoxalement surtout par les associations de défense des droits des animaux elles-mêmes, telles que L214 — est privé de tout contexte, dépolitisé à l’extrême et relégué à la simple indignation hors-sol. Comme si ces questions ne recoupaient d’aucune manière l’organisation économique du monde et les rapports strictement humains ; comme si elles étaient en lévitation quelque part autour du contrat social.

L’exploitation animale reposerait ainsi sur des principes épistémologiques et moraux bien différents de ceux qui sont à l’œuvre dans l’exploitation humaine. Une longue tradition littéraire et philosophique tend au contraire à considérer que la seconde n’est qu’une inévitable conséquence des principes que l’Homme a institués pour se permettre la première.

L’animal dans la tradition européenne : du réceptacle de l’âme humaine après la mort au meilleur ami de l’homme

Si la lutte organisée pour le droit des animaux au travers d’associations et de partis politiques est relativement récente, la question elle-même ne l’est pas et remonte au moins à l’Antiquité grecque. On en trouve la trace dès les présocratiques, en particulier chez Pythagore. Son approche de la question animale s’effectue sous un aspect spiritualiste, relié à la croyance en la transmigration des âmes, croyance qui conduit mécaniquement à instituer un rapport bien différent à l’ensemble des êtres vivants. Si chaque animal sur Terre peut être vu comme un membre de l’espèce qui accueillera notre âme après notre mort, notre rapport aux êtres non-humains et le respect qu’on leur voue changent nécessairement puisqu’il n’existe aucune barrière essentielle entre « nous » et « eux ».

L’animal lui-même entrera réellement dans la sphère de la moralité humaine lorsque son respect devra être mis en balance avec les intérêts proprement humains.

On retrouvera une opinion exactement inverse chez Aristote qui, reproduisant — il est très intéressant de le noter — sa distinction entre esclaves et êtres humains véritables, théorise une division essentielle entre animaux et humains. Dans chacune de ces deux distinctions, la première catégorie, supposée dépourvue de raison, n’a pour rôle que de servir la seconde qui peut l’assujettir à sa guise. Thomas d’Aquin, aristotélicien convaincu, s’appuiera plus tard sur la Bible pour développer la même thèse anthropocentriste.

Toutefois, même chez Pythagore, la considération pour les animaux restait largement biaisée car ne relevant pas de la moralité à proprement parler. Le respect de l’animal inspiré par la croyance en la métempsycose ne permet pas encore de reconnaissance ou de respect pour une condition spécifiquement animale, mais seulement la projection sur l’animal d’une hypothétique condition humaine, future ou passée.

Contrat_social

Du contrat social, un livre qui doit peut-être beaucoup à la conception animale chez Rousseau.

L’animal lui-même entrera réellement dans la sphère de la moralité humaine lorsque son respect devra être mis en balance avec les intérêts proprement humains. Rousseau est un des initiateurs de cette mutation idéologique en Europe. Dans son Discours sur l’inégalité, où les notions de sensibilité et d’empathie tiennent un rôle central, Rousseau perçoit la pitié comme un sentiment donné à l’Homme en guise d’indispensable contrepoids altruiste à l’intérêt qu’il a à la préservation de son être. « Répugnance innée à voir souffrir », elle assure ainsi un équilibre naturel où chacun peut « faire son bien avec le moindre mal d’autrui qu’il est possible ». Pour Rousseau, la pitié est la véritable condition nécessaire à toute possibilité sociale, amenant chacun à dépasser la simple poursuite de ses intérêts privés.

Schopenhauer, déclarant son admiration pour Rousseau dans ses Fondements de la morale, approfondira l’idée de Jean-Jacques faisant de la pitié «la seule qualité [dont] découlent toutes les vertus sociales ». Il approuvera la portée politique que Rousseau donne à la sensibilité pour la cause animale lorsque ce dernier écrit dans son Émile que le fait de nous identifier avec un animal souffrant, « de quitter notre être pour prendre le sien », offre à l’homme « des objets sur lesquels [peut] agir la force expansive de son cœur, qui l’étendent vers les autres êtres, qui le fassent partout se retrouver hors de lui, […], et tendent le ressort du moi humain ». Impossible d’y voir autre chose qu’une étape indispensable dans l’éducation du citoyen. Rousseau, qui déclarait lui-même que son chien était un meilleur ami que tous ceux qu’il avait pu trouver parmi les hommes, et dont l’amour pour les animaux est bien connu, faisait ainsi de cette qualité de compassion pour l’animal une disposition morale solide pour toutes les grandeurs de l’âme dans les rapports strictement humains. N’ayant eu de cesse d’exalter, dans ses deux Discours, les dispositions innées du cœur contre les raffinements décadents de l’esprit — qui offrent un masque présentable à l’égoïsme — il n’est guère surprenant de retrouver dans sa description du citoyen modèle une capacité d’empathie sans limite, au-delà même de sa propre espèce.

La position de chaque citoyen sur la question animale reflète, et conditionne en partie, son positionnement politique et sa défense des humains opprimés.

Il y a donc bien, chez Rousseau comme chez Aristote, un parallèle et une cohérence entre leurs conceptions des rapports strictement humains et des rapports avec les animaux. On peut y voir quelque chose de fondamental au sens premier du terme, au sens où la question animale traduit la façon dont l’Homme se situe dans son rapport à la vulnérabilité d’autrui : faut-il la respecter et accepter de s’auto-limiter, ou bien l’exploiter à tout prix ? La position de chaque citoyen sur la question animale reflète, et conditionne en partie, son positionnement politique et sa défense des humains opprimés. Ce que Milan Kundera exprimera dans un célèbre passage de l’Insoutenable légèreté de l’être : « La vraie bonté de l’homme ne peut se manifester en toute pureté et en toute liberté qu’à l’égard de ceux qui ne représentent aucune force. Le véritable test moral de l’humanité, le plus radical […], ce sont ses relations avec ceux qui sont à sa merci : les animaux. Et c’est ici que s’est produite la faillite fondamentale de l’homme, si fondamentale que toutes les autres en découlent. »

L’animalisme comme refondation du socialisme

Toutes les autres, et en particulier la faillite sociale et environnementale de l’ère post-moderne. La souffrance animale, qui atteint aujourd’hui des sommets inégalés dans l’enfer des batteries et des élevages intensifs concentrationnaires, est une conséquence inévitable du fondement libéral de nos sociétés — fondement qui, depuis Hobbes, voit l’État comme une simple machine à pacifier les conflits inter-individuels, dont la neutralité axiologique rend impossible toute prise en compte de catégories considérées comme inertes car muettes ou impuissantes : l’environnement, les animaux, et… les pauvres.

« L’impératif éthico-politique de notre époque va au-delà de la lutte contre le capitalisme. Le problème fondamental, révélé par l’essor du capitalisme mais dont les sources remontent aux origines de la civilisation elle-même, c’est la haine de l’animal. » — Krzystof Forkasiewicz, in Journal for critical animal studies.

La logique libérale et capitaliste est par essence une segmentation du monde : son découpage en un « nous » et un « eux ». La distinction de classes sociales, capitalistes et prolétaires, en est l’exemple canonique. Mais plus largement, lorsque le « nous » désigne une communauté d’intérêts dotée d’un avantage décisif (la raison, la force… ou la détention d’un capital), et le « eux » le groupe de tous ceux qu’on peut contrôler voire exploiter grâce à cet avantage, la faillite fondamentale dont parle Kundera réside dans le principe même d’une telle segmentation, et non dans la composition de chacun des groupes. La simple existence d’un « eux » — quelles qu’en soient les frontières [i] — pour qui on demeure incapable d’empathie, et pour qui on s’exonère donc de tout questionnement moral selon Schopenhauer, est le fondement de toute faillite humaine. Celui de considérer la vulnérabilité comme une opportunité donnant tout droit de propriété et d’exploitation — bien entendu rationnelle ! — de ceux qu’on peut soumettre à notre joug [ii].

Chicken Run, la révolte prolétarienne avec des plumes.

Peut-être faut-il donc formuler une hypothèse douloureuse pour le microcosme socialiste : celle que les vrais radicaux se trouvent dans les rangs de l’animalisme et de l’écologie profonde. Si le socialisme peut parfaitement s’accommoder du productivisme, de la destruction des ressources naturelles et de la souffrance animale, le souci de l’animal est quant à lui incompatible avec toute forme d’exploitation humaine. Là où socialistes et marxistes luttent contre une configuration précise et historiquement délimitée de l’exploitation humaine, les analyses des animalistes dont se moquait Marx gardent toute leur validité à travers les lieux et les époques — on ne peut justement pas en dire autant du marxisme !

La crise environnementale et les injustices sociales ont toutes deux été rendues possibles par la rupture de l’homme avec l’animalité : celle des non-humains, et la sienne propre. Cette rupture est au fondement même du capitalisme, mais ne lui est en rien exclusive. L’anticapitalisme et l’écosocialisme, du moment qu’ils se donnent pour seul objectif abstrait de « réenchasser l’économie dans le social », et non de réenchasser l’homme dans sa condition animale et naturelle, se condamnent à rester dans l’erreur. Rejetant l’idée de progrès, le journaliste américain Dwight Mac Donald affirmait après la Seconde Guerre mondiale que « la racine, c’est l’homme » : occasion manquée de comprendre que la racine, c’est l’animal.

La crise environnementale et les injustices sociales ont toutes deux été rendues possibles par la rupture de l’homme avec l’animalité : celle des non-humains, et la sienne propre.

Il faut bien concéder aux animalistes sceptiques envers l’anticapitalisme qu’un régime socialiste qui reproduirait la distinction « nous » / « eux » (capitalistes VS prolétaires) en en changeant simplement les contours (humains « maîtres et possesseurs de la nature » VS animaux et environnement) aurait gravement échoué à se différencier fondamentalement des régimes antérieurs. Pour toute société socialiste à vocation universaliste, le seul salut possible est d’apprendre à penser non pas à partir d’elle-même et pour elle-même, mais bel et bien contre elle-même. Et, partant, de repousser les frontières du « nous » le plus loin possible, là où l’individualisme libéral tend in fine à les comprimer jusqu’à les atrophier en un agrégat de « moi ». Le mépris des partis écosocialistes pour la question animale [iii] donnera pourtant à chacun l’occasion de constater qu’en la matière, il y a encore du chemin à parcourir.

Nos desserts :

Notes :

[i] Adorno établira un parallèle entre l’indifférence à la souffrance animale et la survenue de l’esclavage ou des pogroms dans l’Histoire humaine (« leur éventualité est décidée », dit-il, au moment où l’homme détourne le regard face à la souffrance de celui « qui n’est qu’un animal »). Quiconque a appris à étendre le « nous » jusqu’aux animaux d’élevage semble peu suspect de rester indifférent (et encore moins d’être favorable !) au bombardement de civils par des drones. Civils qui, il est vrai, « ne sont que des Palestiniens », images abstraites et lointaines pour lesquelles le repas-devant-le-JT apprend à développer autant d’empathie que pour le poulet rôti accompagnant sur la table le spectacle télévisé des décombres gazaouis. Pour Rousseau, la capacité d’empathie s’acquiert par le partage de réalités vécues avec nos semblables et la profonde conscience du partage des mêmes vulnérabilités. On peut douter que notre société du spectacle, socialement cloisonnée et tout entière orientée vers la jouissance narcissique, soit très adaptée à la formation de cette disposition essentielle du citoyen.

[ii] À quoi d’autre pourrait bien servir la « raison » aux êtres supérieurs dont parlait Aristote ? L’exploitant de la ferme des mille vaches s’en vantait le 13/09/2014 sur France Info : «  l’industrie, c’est la rationalité ; notre ferme est l’exploitation rationnelle des animaux ». L’ordre social et naturel d’Aristote est fondé sur la raison, élément de supériorité donnant toute légitimité à asservir ; celui de Rousseau se base sur la pitié, don divin invitant à la bienveillance et au partage. Le culte de la rationalité dans un monde plus inégalitaire que jamais n’a donc rien de surprenant.

[iii] L’exemple le plus frustrant étant l’absence ou l’abstention de Jean-Luc Mélenchon, voire son vote contre, à la plupart des textes soumis au Parlement européen en faveur du « bien-être animal ». Néanmoins, l’évolution du Front de Gauche sur la question animale est notable sur les deux dernières années.

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5 réponses »

  1. Réduire la question de l’éthique animale au problème du capitaliste serait l’enfermer dans le welfarisme (recherche de moindres souffrances lors de l’exploitation mais sans remise en cause de l’exploitation et de la mise à mort des animaux).
    Il me semble tout à fait logique que cette question d’éthique et d’évolution de la société ne se cantonne pas à un parti politique (d’ailleurs à l’heure actuelle aucun parti français ne correspondrait aux attentes), tout comme ce devrait être le cas pour l’écologie. Et puis le travail d’une association (puisque vous citez L214) n’est pas de jouer au parti politique, c’est une autre façon d’agir.

    • Bonjour,
      Je pense qu’il est problématique d’assimiler l’anticapitalisme et le welfarisme, comme vous le faites ici (si j’ai bien compris ?). Il me semble au contraire que le socialisme (conséquent) a partie liée avec l’abolitionnisme. Quitte à radoter avec l’article, le capitalisme se caractérise justement par son incapacité à incorporer ce qui ne peut être que des externalités pour lui : l’environnement, la souffrance animale, ou bien évidemment les besoins humains primaires (l’accès à l’eau en est un exemple parfait). Le partenaire naturel du welfarisme, ça me semble beaucoup plus être le capitalisme que le socialisme. Une des préoccupations essentielles du capitalisme est de s’offrir des éléments de soutenabilité pour perdurer : « croissance verte », « développement durable », « défense des minorités », bref, tout ce qui peut faire que le système continue de dérouler son histoire sans fondamentalement se réformer, ni se heurter à des barrières sociales ou naturelles trop handicapantes. En cela, le capitalisme est compatible avec une certaine forme d’écologie (a minima), une certaine forme de social-démocratie dégénérée, et évidemment le welfarisme. Par contre, le welfarisme n’a, à mon avis, aucune place dans les morales anarchiste ou socialiste telles que je les conçois. Poussées et développées de façon cohérente dans tous les domaines de la vie humaine, elles mènent nécessairement à l’abolitionnisme ou l’antispécisme. Les courants véganarchistes en témoignent très efficacement.

      Nous sommes d’accord pour le reste : il est souhaitable que les moyens d’action ne se cantonnent pas à un abord politique de la question, en effet. Mais il est indispensable que la politique soit présente dans le débat. La question animale est *totalement* politique. Or, jusqu’ici, ça ne se voit pas tellement…

      Merci pour vos remarques !

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