Société

Grandeurs et misères de l’éducation à la française

En France, l’institution scolaire a toujours été fille de son temps. Solide et inflexible lors de l’affirmation républicaine, elle devint incertaine et contestataire à l’orée des années 1970, pour enfin se libéraliser progressivement des années 1980 à nos jours. Incertaine, elle ne l’aura jamais autant été qu’aujourd’hui, molestée de concert par la gauche et la droite qui, successivement, s’évertuent à la libéraliser sans limite depuis une quarantaine d’années, la rendant peu à peu infréquentable pour ses personnels comme pour les élèves. La récente loi de refondation, annoncée en grande pompe par un Peillon qui a depuis délaissé la rue de Grenelle, n’échappe pas à la règle, puisque les fondements de cette réforme dans l’air du temps puisent encore une fois dans la même source tarie. Et si nous prenions le pari d’aider le système éducatif à oser une logique inverse pour assurer son salut ?

De l’École républicaine aux couloirs de Pôle Emploi : quarante ans de libéralisation du système éducatif

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Jules Ferry, ministre de l’Instruction publique au début de la IIIe République.

Durant ce que l’historien Pierre Albertini appelle le « siècle de Jules Ferry » [i] (de 1880 à 1968 environ), le système éducatif se construit en France conjointement à la jeune République, à laquelle il garantit une solide assise. L’École participe alors à construire les valeurs de la nation française en garantissant à la fois gratuité, obligation scolaire et laïcité en ses murs. Albertini relève dans ce modèle un « sens très aigu des exigences de la citoyenneté », caractéristique française qu’il oppose au « rationalisme du modèle allemand ». Bien avant que l’Instruction nationale ne devienne l’Éducation nationale, on retrouve en France un souci très fort d’intégration de l’individu dans la société, par le biais de la construction de sa citoyenneté. À ce titre, le qualificatif de « hussards noirs de la République » octroyé aux instituteurs de la fin du XIXe siècle, selon l’expression de l’écrivain Charles Péguy, est loin d’être un hasard.

L’École française va ainsi, durant un siècle, promouvoir à la fois l’acquisition d’un sentiment national positif et la prise de conscience de la nécessité pour le citoyen de s’impliquer dans la vie politique de son pays, mais aussi un idéal méritocratique basé sur une approche du savoir souvent désintéressée, qui constituent les fondements idéologiques de la IIIe République. Le système scolaire français jouit durant cette période d’une très grande popularité dans l’opinion et d’une grande confiance de ceux qui le fréquentent. Cette image positive profite aussi aux enseignants, alors majoritairement issus du peuple et dont « le rôle social déborde largement de la salle de classe et s’étend à la gestion concrète des affaires communales, à la vie politique locale ou nationale, au journalisme et à la création littéraire » (Albertini, 2014). Rappelons tout de même que cette école a été, pendant longtemps, réservée à une élite, même si elle était théoriquement gratuite et accessible à tous. Les lycées, par exemple, restent jusqu’aux années 1960 très aristocratiques du fait de leur relative rareté et de la densité des programmes en vigueur, notamment en ce qui concerne ce que l’on appelait les « humanités » (lettres classiques). D’ailleurs, le baccalauréat reste, à cette époque, un diplôme très peu accessible pour les classes sociales les moins favorisées.

À la faveur de la crise de mai 1968, le système éducatif français connaît un premier bouleversement qui va peu à peu le transformer en profondeur. D’une part, il atteint un seuil de fréquentation inédit (boom scolaire), favorisé par une timide ouverture des lycées. Ceux-ci continuent pourtant à promouvoir une norme intellectuelle élevée qui crée des mécontentements au sein de la communauté lycéenne. Son organisation pédagogique va très vite être révolutionnée par des courants réformateurs venus du monde universitaire. Revendiquant un rejet virulent de l’élitisme, la fin de tout rapport d’autorité, notamment entre le maître et l’élève, ils réclament la modernisation en profondeur des programmes scolaires et exaltent la liberté d’expression de l’adolescent, vu comme moteur d’un progrès constant.

L’esprit de Mai, tourné contre la société traditionnelle et le pouvoir gaulliste en France, se caractérise alors par un double mouvement : en rupture avec le monde ancien et prônant la modernité, il incarne un libéralisme culturel précédant une libéralisation plus générale de l’École française. On assiste alors à une véritable révolution de cette dernière, à tous les niveaux : l’apprentissage traditionnel — dit transmissif — est vu comme rétrograde et aristocratique, ce qui conduit à rompre avec le cours magistral par l’adoption de pédagogies nouvelles inspirées de penseurs de l’éducation comme Célestin Freinet ou Jean Piaget. L’époque, marquée par un positivisme et un scientisme profonds, privilégie les sciences pures (mathématiques, biologie) vues comme égalitaires et démocratiques, au détriment des lettres et de la philosophie, jugées élitistes, irrationnelles et inutiles.

On observe dans les décennies suivantes un changement total de paradigme de l’institution scolaire, qui passe d’un modèle centré sur les savoirs à un autre centré sur l’élève, de plus en plus appréhendé comme un véritable client du système éducatif. Les culte de la jeunesse et du progrès scientifique, qui caractérisent l’École post-soixante-huitarde, deviennent des leitmotiv de plus en plus difficiles à remettre en question au sein de l’Éducation nationale (Albertini, 2014). Cette transformation du système éducatif français n’est pas fortuite : elle prend racine dans une société qui valorise toujours plus la technique. Partant, elle devient une technocratie, une société où l’on confie à des experts le soin de penser l’avenir et de le rationaliser selon des méthodes exclusivement scientifiques, elles-mêmes subordonnées à la pensée économique dominante.

« Les différents partis politiques au pouvoir, de droite ou de gauche, ont déclaré à l’unisson que le système éducatif devait désormais être rentable et avoir pour première attribution de préparer ses usagers à devenir productifs en s’insérant dans la société par l’emploi. »

Ainsi, depuis le début des années 1970, on assiste à une lente incorporation de l’école dans un système libéral qui ne cesse de s’étendre à tous les domaines de la vie. La fin des Trente Glorieuses et l’augmentation du chômage aidant, de nouveaux soucis se posent à l’institution scolaire. Elle passe d’une mission assimilatrice et émancipatrice basée sur la transmission du savoir à un projet beaucoup plus pragmatique : permettre à chaque élève de développer des compétences lui permettant de s’insérer dans le marché de l’emploi. C’est le sens et semble-t-il, le seul, des nombreuses réformes (loi Jospin de 1989, loi d’orientation de 2005, réforme Darcos de 2009…) qui se sont succédé ces trente dernières années en France concernant l’École. Les différents partis politiques au pouvoir, de droite ou de gauche, ont déclaré à l’unisson que le système éducatif devait désormais être rentable et avoir pour première attribution de préparer ses usagers à devenir productifs en s’insérant dans la société par l’emploi. En d’autres termes, les établissement scolaires sont désormais astreints à appliquer une politique du résultat (diminution des redoublements, augmentation fallacieuse du taux de réussite…), contre l’intérêt des élèves, au seul prétexte de gonfler des statistiques de réussite leur procurant davantage de subventions. Ainsi, les effectifs ne cessant de gonfler d’année en année, l’institution est passée d’un parangon méritocratique rigide à la mise en place de facto d’un droit au diplôme pour tous, diplômes qui ne cessent d’ailleurs d’être dévalués.

La refondation de l’École de la République (2012) : un rendez-vous manqué

Tronçonnée dans ses programmes comme dans ses budgets durant vingt ans de règne de la droite libérale en France, c’est une école bien mal en point que retrouve Vincent Peillon lors de sa nomination au ministère de l’Éducation nationale en juin 2012. À l’époque, nombreux sont ceux qui attendent une véritable remise en cause du système scolaire libéral, de la part d’un ministre socialiste qui a lui-même été enseignant.

Deux ans plus tard, si l’on peut constater certains changements intéressants (retour à un statu quo pré-Sarkozy de la formation enseignante, prise de conscience de l’importance de la méthodologie pour les élèves…), la déception est grande pour ceux qui attendaient une véritable refondation et n’y ont vu qu’un saupoudrage attentif à ne jamais entrer en désaccord avec les idéaux modernes de l’école-entreprise et du budget-roi.

Certes, le contenu de la loi de refondation de l’École de la République rédigé en 2012 ne peut que laisser une bonne impression à la lecture : outre la « création de 60000 postes d’enseignants », on y apprend que l’État lui donne pour missions premières de « lutter contre le décrochage scolaire », « faire entrer l’École dans l’ère du numérique », promouvoir « l’éducation à la santé et à la citoyenneté », « garantir l’acquisition des compétences du Socle commun » et d’offrir une « nouvelle formation des enseignants dans les Espé », parmi tant d’autres formules chatoyantes. Cependant, bien peu d’éléments concrets permettent de donner corps à des slogans trop souvent creux et vides de sens. Si tout le monde est d’accord pour lutter contre le décrochage scolaire, est-ce pour autant quelque chose de simple, quelque chose qui peut s’apprendre ? Sans doute pas, encore faut-il être conscient que chaque élève est différent et qu’en aucun cas il ne peut exister une réponse évidente à cette question. Que signifie la formule « d’entrée de l’École dans l’ère du numérique » (ou plutôt, d’entrée du numérique dans l’École), bourdonnée comme l’arlésienne depuis la fin des années 1980, si les personnels de l’Éducation nationale n’ont pas une bonne maîtrise des outils numériques et un recul critique suffisant pour les utiliser de façon raisonnée ? Promouvoir la santé et la citoyenneté, bien sûr, mais de quelle manière, en visant quels savoirs en particulier ? Et comment être sûr qu’une compétence est bel et bien acquise ?

À toutes ces questions, il n’est rien de plus téméraire que de trouver des réponses, tant la mission d’enseignant, d’éducateur, se révèle aujourd’hui un abysse au fond inconnu. Le remplacement des Instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM) par des Écoles supérieures du professorat et de l’éducation (Espé), qui n’ont de neuf que leur nom, ne suffira certainement pas à permettre au système éducatif de sortir de sa sclérose.

« La gauche au pouvoir ne s’est pas attaquée à la logique libérale qui prévaut depuis des années dans le monde scolaire , auquel on demande désormais d’être rentable, voire lucratif. »

Malgré cet aspect incantatoire, on ne peut évidemment pas jeter l’opprobre sur l’ensemble de la réforme : elle s’attache par ailleurs à donner plus de cohérence à certains programmes disciplinaires en jouant la carte de la transdisciplinarité, à instaurer l’éducation aux médias qui est sans doute salvatrice par les temps qui courent et à favoriser l’aspect méthodologique dans le processus d’apprentissage de l’élève (ce que l’on appelle de nos jours « apprendre à apprendre »). Seulement, cette refondation ne s’attaque en aucun cas à ce que le philosophe Jean-Claude Michéa appelle « l’école du Capitalisme total » [ii], participant au « au règne naissant de l’universalité marchande et de ses conditions techniques et scientifiques » et distribuant un « savoir utilitaire et de nature essentiellement algorithmique, qui ne fait pas appel de façon décisive à l’autonomie et à la créativité de ceux qui l’utilisent » (Michéa, 1998).

En d’autres termes, la gauche au pouvoir ne s’est pas attaquée à la logique libérale qui prévaut depuis des années dans le monde scolaire auquel on demande désormais d’être rentable, voire lucratif. Il suffit de se souvenir que la loi organique relative aux lois de finance (LOLF), votée en 2006 qui libéralise toute l’administration française dans une logique de performance, s’applique aussi au système scolaire. Elle n’a évidemment pas été contestée depuis sa mise en application par les hautes sphères du pouvoir. Cette logique imposée par l’Union européenne au nom du sérieux budgétaire est parvenue à apparaître de bon sens au plus grand nombre aujourd’hui, en dépit de ses conséquences désastreuses, d’ores et déjà sur le monde de la santé, bientôt sur celui de l’éducation.
Aujourd’hui, le texte de la loi de refondation met en avant un « rapprochement de l’école et de l’économie pour favoriser l’emploi des jeunes », ce qui est sans doute la meilleure manière de dégoûter encore un peu plus la jeunesse du système scolaire. Bientôt, l’École risque de devenir une institution produisant travailleurs et chômeurs de manière indifférenciée, sans parvenir à former des citoyens ; bientôt, elle ne sera plus que l’une des principales sources de revenu des industriels du numérique, si elle continue à voir en l’horizon technologique sa seule bouée de sauvetage ; bientôt, elle pourrait même devenir totalement inefficace si on lui demande tous les cinq ans de se réadapter à la réalité, une réalité voulue par nos élites souvent déconnectées du réel.

L’École dans la société française : histoire d’un désamour

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Couloir d’un établissement scolaire © Pixabay

Si une majorité de Français sont sans doute d’accord pour dire que l’École et l’acte d’apprendre sont aujourd’hui une nécessité vitale, un récent sondage de l’Institut CSA pour RTL nous apprend que ceux-ci sont très critiques envers l’institution scolaire d’aujourd’hui : 57 % d’entre eux ne lui font pas confiance dans sa mission de réduction des inégalités, ce qui témoigne d’un constat d’inefficacité, voire d’un désamour profond.

Assurément, l’institution scolaire n’est pas seule responsable. Elle affronte aujourd’hui ce que le spécialiste en sciences de l’information Olivier Le Deuff appelle une « crise des autorités » [iii], puisqu’elle n’a plus le monopole de la formation du savoir, concurrencée qu’elle est par de nouveaux médias qui dépassent le cadre institutionnel. On pense ici notamment à Internet et au web 2.0, web participatif qui permet à tout un chacun — via les médias sociaux — de s’exprimer en ligne. Or, Le Deuff, qui définit l’autorité comme un « héritage à transmettre, dont il faut se montrer digne et qu’il faut faire fructifier », met le doigt sur l’un des problèmes majeurs de l’École d’aujourd’hui, en affirmant qu’elle ne fait plus autorité. Cette perte d’autorité vient en partie, comme on vient de le voir, de l’extérieur, mais la rénovation pédagogique qui s’est déroulée au sein de l’École ces quarante dernières années doit aussi être questionnée. Certains pédagogues comme Philippe Meirieu, ardents défenseurs du socio-constructivisme et des pédagogies actives — qui, par ailleurs, ont montré leur intérêt dans bien des situations — s’en sont pris avec une rage démesurée à des méthodes pédagogiques qu’ils jugeaient dépassées, d’un autre temps, à l’exemple du cours magistral, décrétant que l’élève seul était à même de construire son propre savoir. Dans le même temps, on pouvait les entendre supposer que les enfants des milieux défavorisés devaient « apprendre à lire dans les modes d’emploi d’appareils électroménagers et non dans les textes littéraires » (Albertini, 2014), ce qui n’a sans doute pas manqué de froisser une grande partie de la population. Ce type de mépris de classe est sans doute facteur d’une rupture entre une École aux acteurs sans doute de bonne foi mais déconnectés du terrain, et la société française, qui mûrit aujourd’hui une grande défiance face à cette institution.

« Le Deuff, qui définit l’autorité comme un «  héritage à transmettre, dont il faut se montrer digne et qu’il faut faire fructifier « , met le doigt sur l’un des problèmes majeurs de l’École d’aujourd’hui, en affirmant qu’elle ne fait plus autorité. »

N’en déplaise aux « républicains », ce n’est pas le recours à de nouvelles pédagogies qui en soi conduit l’École française au bord du précipice, mais plutôt l’affirmation d’un modèle unique de l’apprentissage souvent éloigné des réalités car conçu par des acteurs qui ont quitté le monde scolaire il y a longtemps. S’il est plus que nécessaire de miser sur l’autonomie en élaboration de l’élève le plus souvent possible et de lui permettre de construire le savoir avec ses pairs, il faut à tout prix éviter ce que l’on pourrait appeler un « pédagogisme dogmatique : si l’enseignant devait s’effacer, jusqu’à lui ôter son rôle, il deviendrait un simple animateur au service d’autodidactes d’apparence. Car à pousser le bouchon trop loin, c’est toute la communauté enseignante qui risque de se sentir dépossédée, jusqu’à éprouver elle aussi un certain désamour pour son domaine d’activité. D’ailleurs, cette transformation du rôle de l’enseignant est aujourd’hui réduite à peau de chagrin dans les Espés, écoles de formation des maîtres qui ont succédé aux IUFM en 2013. Elles apprennent finalement moins à devenir un bon professeur qu’à passer un CAPES. La bonne maîtrise d’une vulgate progressiste assortie d’une novlangue libérale-orwellienne y sont de rigueur. Dans ces départements de l’université française qui n’ont de nouveau que le nom, on apprend avant tout à parler un jargon politiquement correct venu du monde de l’entreprise (jargon peuplé d’objectifs, de réflexions sur l’efficience, la mise en projet, la granularité du savoir…) empêchant toute réflexion, sous prétexte de prendre du recul sur des périodes de stage encore trop rares pour être commentées. Sans la bienveillance pourtant prodiguée dans l’Éducation Nationale, des formateurs ayant, pour beaucoup, quitté le terrain depuis des années, s’emploient donc à expliquer aux futurs enseignants qu’une quelconque maîtrise des savoirs à transmettre ne leur est d’aucune utilité et qu’ils leur faut avant tout se spécialiser dans l’ingénierie pédagogique. On comprend aisément pourquoi de nombreux candidats potentiels au CAPES prennent leurs jambes à leur cou.

Tous ces facteurs peuvent sans doute expliquer la crise de confiance qui frappe l’École à notre époque : devenue technocratique, celle-ci s’est éloignée du peuple qui ne voit plus en elle qu’une entreprise ; perdue dans ses dogmes, elle finit par perdre sa mission première de former des citoyens sachant lire, écrire, utiliser leur esprit critique ; rationalisée, elle en devient inhumaine et laisse sur le bord de la route trop d’élèves, qui accumulent les ressentiments une fois devenus adultes.

« Pédagogues » contre « républicains » : le Progrès contre la Réaction ?

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Célestin Freinet (1896-1966), inventeur d’une nouvelle pédagogie

Si le système éducatif français pédale dans la semoule aujourd’hui, c’est sans doute aussi parce que l’un des angles les plus couramment choisis par les médias lorsqu’ils l’évoquent se résume à la querelle grotesque entre deux camps – les républicains  et les pédagogues – connus pour soutenir chacun un certain ordre de pensée aussi immuable que carnavalesque. Les premiers pourraient être renommés élitistes, vivant dans une croyance en une époque scolaire idyllique que les moins de cinquante ans ne peuvent pas connaître. Les seconds ont une foi démesurée en ce qu’ils appellent les sciences de l’éducation, qui, comme toute construction humaine, ne peuvent passer pour vérités absolues. Les premiers sont les réactionnaires des seconds. Les seconds sont les démagogues des premiers.

Assurément, les deux camps mènent depuis plus de quarante ans un combat absurde, puisque l’École d’aujourd’hui devrait, dans l’idéal, puiser dans ces deux courants de pensée qui, finalement, sont complémentaires. Dans un ouvrage publié en mai 2014 [iv], les philosophes Marcel Gauchet et Marie-Claude Blais, ainsi que la chercheuse en sciences de l’éducation Dominique Ottavi, invitent d’ailleurs à penser une réconciliation des partisans du transmettre (les républicains) et des partisans de l’apprendre ( les pédagogues). Cet essai part d’une constatation simple : avec la massification de l’enseignement, l’institution scolaire est passée d’un modèle basé sur la transmission du savoir à un modèle ou l’on considère que c’est à l’élève de construire seul son propre savoir. Cependant, on s’aperçoit depuis quelques années que ce second système n’est ni plus efficace, ni plus égalitaire, ni plus juste que le premier. Pour les trois auteurs, la raison réside dans le fait que notre société moderne, qu’ils définissent comme une «  société de la connaissance », a besoin de s’enraciner dans une tradition scolaire aujourd’hui niée par les pédagogues. Par ailleurs, les républicains ont tort de rejeter en bloc toute expérimentation pédagogique nouvelle, et il est nécessaire de rompre avec l’« opposition supposée entre activité de l’élève et transmission du savoir ».
Il est donc pour le moins idiot, en 2014, de continuer à penser l’éducation de façon manichéenne, à la manière d’un affrontement du Progrès contre la Réaction. Pour transmettre un savoir, l’enseignant aura nécessairement besoin de faire preuve de pédagogie, de permettre à l’élève de s’exprimer lors d’une séance, de l’inciter à la réflexion à plusieurs. A contrario, une séance qui promeut l’activité de l’élève et l’apprentissage autonome ne peut se passer d’une intervention du professeur, qui a la charge de synthétiser les différents savoirs soulevés, fixer des jalons et guider les élèves dans leurs apprentissages.
En outre, rappelons que le grand nombre et la diversité des élèves d’aujourd’hui ne permettent pas l’usage d’un modèle pédagogique unique. Rappelons aussi que la pédagogie ne s’apprend pas uniquement dans les livres, et qu’elle résulte en grande partie aussi de l’improvisation, de l’expérience et d’une bonne connaissance des élèves. Pour toutes ces raisons, le savoir théorique et pratique de l’enseignant se doit d’être à la hauteur du défi, puisqu’il constitue une assise qui permet une différenciation pédagogique autant qu’un sens de l’improvisation important.

Pour une école républicaine d’aujourd’hui

Au début des années 1970, le philosophe Ivan Illich s’est intéressé à la question scolaire et fournit alors une réponse radicale à la crise de l’école qu’il voit poindre : partant du principe que « le système scolaire obligatoire représente finalement pour la plupart des hommes une entrave au droit à l’instruction »[v], il propose ni plus ni moins de déscolariser la société. Par cette idée, il suggère que c’est l’institution scolaire elle-même, qui selon lui détient un monopole éducatif et instructif, qui serait néfaste pour l’autonomie et l’envie d’apprendre de l’élève. Sans aller aussi loin, étant donné que la situation scolaire a considérablement changé des années 1970 à aujourd’hui (l’École n’a plus, désormais, le monopole du savoir), Illich est utile pour penser l’École d’aujourd’hui. Il affirme que pour garantir la réussite de l’élève, « il ne suffit pas de vouloir modifier l’attitude des maîtres face aux élèves, ni d’avoir recours à un matériel pédagogique, électronique ou non, sans cesse plus encombrant, ni encore de vouloir étendre la responsabilité du pédagogue jusqu’à lui permettre « d’envahir » la vie privée de ses disciples ». Son projet est de rechercher des « solutions de remplacement aux projets qui ne visent que le développement des industries de production de biens et service » : en cela, il entre inévitablement en confrontation avec le modèle scolaire d’aujourd’hui, qu’on retrouve en France et ailleurs. Bien que ce modèle, au moins en France, ne soit pas encore aux mains de l’économie seule, il semble nécessaire de refonder des limites à sa libéralisation.
Re-sanctuariser l’École pourrait ainsi être l’une des priorités de l’époque, lorsqu’on constate l’irruption intempestive de lobbies extérieurs (économiques, religieux…) au sein de l’institution, ces lobbies étant parfois soutenus par le pouvoir, comme lorsque le Medef se permet de donner son avis, en toute impunité, sur les programmes de sciences économiques et sociales, par exemple. Cette re-sanctuarisation, ne serait-ce qu’au niveau des programmes disciplinaires, permettrait de reconquérir une plus grande autonomie nationale en matière d’éducation, puisque c’est aujourd’hui l’Europe et ses dérives néo-libérales qui dictent les contenus à enseigner et la direction à prendre.
L’Éducation nationale pourrait également faire preuve de davantage de confiance envers ses enseignants, en arrêtant de prodiguer des discours, dans un sens ou dans l’autre, toujours plus caricaturaux, sur ce que doit être l’enseignement, l’éducation, l’apprentissage d’aujourd’hui. La liberté pédagogique de l’enseignant doit être réaffirmée et s’émanciper des discours normatifs qui, dans le fond, ont vocation à uniformiser les pratiques pédagogiques. Puisque chaque élève est différent, plusieurs modèles peuvent ou doivent coexister au sein de l’institution et les enseignants doivent pouvoir choisir celui avec lequel ils sont le plus à l’aise : un cours magistral n’est pas nécessairement ennuyeux, le socio-constructivisme n’est pas forcément démagogique.

« La mission de l’École doit être réaffirmée : elle n’est pas qu’un lieu ou l’on apprend à s’insérer dans la société. »

La mission de l’École doit être réaffirmée : elle n’est pas qu’un lieu ou l’on apprend à s’insérer dans la société. Elle est aussi, et surtout, un lieu de contre-pouvoir, ou l’élève doit pouvoir aiguiser son esprit critique contre toutes les formes d’attaques dont il peut être le sujet dans la société (l’influence de la publicité, par exemple, en plus de celle des lobbies de tous ordres). Plus que tout, il doit donc pour cela apprendre à lire, à écrire, à complexifier sa pensée, mais aussi à mener un véritable travail d’investigation dès lors qu’il recherche de l’information. Internet, qui concurrence rudement l’institution scolaire, est aujourd’hui à la fois un outil formidable et un leurre de la pire espèce : l’élève doit apprendre à lutter contre la mal-information et la désinformation, notamment parce que de nombreuses théories du complot et autres hoax circulent aujourd’hui sur le web.
Par-dessus tout, l’École d’aujourd’hui doit être capable de recréer du commun, des repères : en d’autres termes, elle ne peut plus se contenter de prêcher l’air du temps, et doit s’intéresser à la fois aux préoccupations réelles des Français pour être intégratrice et au bien-être, donc à l’avenir des élèves, pour être facteur d’un changement social positif.

16-09-13

© Daniel Casanave

 L’École et la question du numérique

La place de la technologie numérique dans l’École reste, aujourd’hui encore, une question qui fait s’écharper de nombreux acteurs du monde scolaire. Occasionnant des polémiques sans fin entre technolâtres – qui ont une croyance parfois messianique en les vertus intrinsèquement pédagogiques d’outils qu’ils sont parfois incapables eux-même de manipuler et de comprendre – et technophobes – qui nient totalement l’intérêt même d’une éducation au numérique et à la prise d’information sur Internet – il est bien difficile de se faire une idée mesurée de la manière dont l’École doit aujourd’hui apprivoiser l’outil numérique.
Pour le philosophe Bernard Stiegler, le numérique, qu’il définit comme un pharmakon, est « à la fois poison et remède ». Utilisée raisonnablement et sous un angle critique, la technologie reste un outil qui peut permettre à l’Homme de s’émanciper ; dès qu’elle devient une fin et non un moyen, elle se transforme en contrainte, voire en danger. Cette théorie fait écho à la pensée, partagée par un certain nombre d’acteurs scolaires, selon laquelle le numérique serait intrinsèquement pédagogique et donc la seule voie pour penser le monde scolaire de demain. Le « tout-numérique », devenu réponse à tout dans les esprits, incite pourtant trop souvent ces mêmes acteurs à se procurer des produits technologiques coûteux (tablettes, tableaux blancs interactifs…) qu’ils ne maîtrisent pas et qu’ils n’utilisent pas ou mal. Le jeudi 6 novembre 2014, les propositions de François Hollande concernant l’Éducation nationale furent d’ailleurs révélatrices de cette résurgence d’une pensée magique à l’endroit de la technologie. Préconisant « des cours de codage » et « une tablette» pour tous les élèves de cinquième à partir de 2016, le président a montré que, sans doute comme bon nombre de ses pairs, il se situait bien loin des préoccupations scolaires d’aujourd’hui, se contentant d’ânonner quelques mots-clé vendeurs. Aussi absurdes qu’irréalisables, ces propositions témoignent d’une appréciation du numérique à courte vue, comme une fin et non comme un moyen de développer d’autres connaissances, compétences ou de gagner en esprit critique.
Pour que le numérique trouve intelligemment sa place dans l’École d’aujourd’hui, commençons par donner à voir aux élèves ce qu’il est vraiment, quelle place il a pris dans la société, de quelle manière, positive ou négative, il a un impact sur notre vie quotidienne. Commençons également à nous servir des forces déjà en place dans le monde scolaire, comme par exemple les enseignants-documentalistes, dont l’une des nombreuses missions est d’apprendre aux élèves à rechercher l’information, notamment sur Internet, et qui doivent pourtant encore se battre pour inscrire des heures de cours dans leur emploi du temps. Enfin, gardons toujours l’esprit éveillé afin de ne pas tomber dans des écueils regrettables, le premier de ceux-ci étant l’équipement pour l’équipement, sans maîtrise ni réflexion pédagogique autour de l’outil. Les idées proposées par le champ d’étude que l’on appelle la littératie peuvent par exemple être une piste intéressante.

Nos Desserts :

Notes :

[i] Albertini P. (2014), L’école en France, du XIXe siècle à nos jours (4e éd.), Hachette Supérieur, Carré Histoire, 240 p.

[ii] Michéa J.-C. (1998), L’enseignement de l’ignorance et ses conditions modernes, Climats (2e édition, 2006), 115 p.

[iii] Le Deuff O. (2011), La formation aux cultures numériques: une nouvelle pédagogie pour une culture de l’information à l’heure du numérique, Éditions FYP, Collection « Société de la Connaissance », 159 p.

[iv] Gauchet M., Blais M.C., Ottavi D. (2014), Transmettre, apprendre, Stock, Essais-Documents, 264 p.

[v] Illich I. (1971), Une société sans école, Points, Essais, 220 p.

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2 réponses »

  1. Bonjour, enseignant dans le 1er degré j’ai apprécié cet article mais je suis en désaccord total avec le bilan de Peillon / Hamon / Belkacem

    – la réforme de l’ESPE n’est pas un simple « retour à un statu quo pré-Sarkozy » :
    Les jeune collègues stagiaires ont vu leur temps de stage en responsabilité doublé pour le seul intérêt de l’institution car dans le 1er degré il prennent en responsabilité une classe à 1/2 temps et sont comptabilisés à ce titre dans les 600000 postes promis

    – la réforme des rythmes scolaires Peillon/Hamon n’a pas permis de revenir sur le point fondamental de la réforme Darcos à savoir baisser le temps d’enseignement pour supprimer des postes d’enseignants spécialisés via la mise en place de « l’Aide Personnalisée » renommée par Peillon « Activités Pédagogiques Complémentaires »

    Ces 2 exemples démontrent que derrière ces réformes il y a aussi (et surtout) la volonté de faire des économies budgétaires en déréglementant en dérégulant … Comme le disait si bien Allègre « il faut dégraisser le mammouth »
    (un autre grand ministre socialiste de l’Éducation Nationale qui avait comme bras droit Ségolène Royale)

    Merci à Jean-Claude Michéa de m’avoir permis de mieux comprendre ce qui nous arrivait

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