Politique

« Sur l’emploi du temps libre » par Guy Debord

Décédé le 30 novembre 1994, Guy Debord était écrivain, essayiste, cinéaste et marxiste à la pensée révolutionnaire. Pour les 20 ans de sa disparition, nous avons décidé de lui rendre hommage tout au long de la semaine. Dans le texte ci-dessous paru originellement dans la revue « Internationale situationniste » (nom de l’organisation révolutionnaire fondée par Guy Debord, à la suite de l’Internationale lettriste) et que nous avons reproduit, le théoricien opère une critique du concept bourgeois de « loisir » et s’interroge sur le temps libre. Ce texte, paru dans la revue « Internationale situationniste » n°4 (juin 1960) est très représentatif de la critique radicale de la vie quotidienne des situationnistes

La plus grossière banalité des sociologues de gauche, depuis quelques années, est d’insister sur le rôle des loisirs comme facteur déjà dominant dans la société capitaliste développée. Ceci est le lieu d’infinis débats pour ou contre l’importance de l’élévation réformiste du niveau de vie ; ou la participation des ouvriers aux valeurs dominantes d’une société où ils sont toujours plus intégrés. Le caractère contre-révolutionnaire commun à tout ce verbiage est de voir obligatoirement le temps libre comme une consommation passive, comme la possibilité d’être toujours plus spectateur du non-sens établi. À un colloque particulièrement accablant de ces chercheurs (Arguments 12-13), le numéro 27 de Socialisme ou Barbarie consacrait un rappel à l’ordre qui retraçait leurs travaux mythologiques dans le ciel des sociologues.

« Le vide des loisirs est le vide de la vie dans la société actuelle, et ne peut être rempli dans le cadre de cette société. »

Canjuers écrivait : « Comme le capitalisme moderne, pour pouvoir développer la consommation toujours davantage, développe dans la même mesure les besoins, l’insatisfaction des hommes reste la même. Leur vie ne prend plus d’autre signification que celle d’une course à la consommation, au nom de laquelle on justifie la frustration de plus en plus radicale de toute activité créatrice, de toute initiative humaine véritable. C’est-à-dire que, de plus en plus, cette signification cesse d’apparaître aux hommes comme valable… » Delvaux faisait remarquer que le problème de la consommation se laissait encore partager par la frontière misère-richesse, les 4/5e des salariés vivant perpétuellement dans la gêne. Et surtout, qu’il n’y avait aucunement lieu de s’inquiéter si le prolétariat participe ou non aux valeurs parce qu’« il n’y en a pas ». Et il ajoutait cette constatation centrale que la culture même « de plus en plus séparée de la société et de la vie des gens — ces peintres qui peignent pour les peintres, ces romanciers qui écrivent pour les romanciers des romans sur l’impossibilité d’écrire un roman — n’ est plus, dans ce qu’elle a d’original, qu’une perpétuelle auto-dénonciation, dénonciation de la société et rage contre la culture elle-même ».GUY-DEBORD

Le vide des loisirs est le vide de la vie dans la société actuelle, et ne peut être rempli dans le cadre de cette société. Il est signifié, et en même temps masqué, par tout le spectacle culturel existant dans lequel on peut distinguer trois grandes formes.

Il subsiste une forme « classique », reproduite à l’état pur ou prolongée par imitation (par exemple la tragédie, la politesse bourgeoise). Il existe ensuite une infinité d’aspects d’un spectacle dégradé, qui est la représentation de la société dominante mise à la portée des exploités pour leur mystification propre (les jeux télévisés, la quasi-totalité du cinéma et du roman, la publicité, l’automobile en tant que signe de prestige social). Enfin, il y existe une négation avant-gardiste du spectacle, souvent inconsciente de ses motifs, qui est la culture actuelle « dans ce qu’elle a d’original ». C’est à partir de l’expérience de cette dernière forme que la « rage contre la culture » arrive à rejoindre justement l’indifférence qui est celle des prolétaires, en tant que classe, devant toutes les formes de la culture du spectacle. Le public de la négation du spectacle ne peut plus être, jusqu’à la fin même du spectacle, que le même public — suspect et malheureux — d’intellectuels et d’artistes séparés. Car le prolétariat révolutionnaire, se manifestant comme tel, ne saurait se constituer en public nouveau, mais deviendrait en tous points agissant.

« L’I.S. est la première organisation artistique qui se fonde sur l’insuffisance radicale de toutes les œuvres permises. »

Il n’y a pas de problème révolutionnaire des loisirs — du vide à combler — mais un problème du temps libre, de la liberté à plein temps. Nous avons déjà dit : « Il n’y a pas de liberté dans l’emploi du temps sans la possession des instruments modernes de construction de la vie quotidienne. L’usage de tels instruments marquera le saut d’un art révolutionnaire utopique à un art révolutionnaire expérimental. » (Debord,« Thèses sur la révolution culturelle », Internationale situationniste, numéro 1). Le dépassement des loisirs vers une activité de libre création-consommation ne peut se comprendre que dans sa relation avec la dissolution des arts anciens ; avec leur mutation en modes d’action supérieurs qui ne refusent pas, n’abolissent pas l’art, mais le réalisent. L’art sera ainsi dépassé, conservé et surmonté, dans une activité plus complexe. Ses éléments anciens pourront s’y retrouver partiellement mais transformés, intégrés et modifiés par la totalité.

Les avant-gardes précédentes se présentaient en affirmant l’excellence de leurs méthodes et principes, dont on devait juger immédiatement sur des œuvres. L’I.S. est la première organisation artistique qui se fonde sur l’insuffisance radicale de toutes les œuvres permises ; et dont la signification, le succès ou l’échec ne pourront êtres jugés qu’avec la praxis révolutionnaire de son temps.

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