« Tout ce que j’ai écrit de sérieux depuis 1936 a été écrit, directement ou indirectement, et jusque dans la moindre ligne, contre le totalitarisme et pour le socialisme démocratique », expliquait George Orwell en 1946[ii]. Pourtant, si son antitotalitarisme est largement connu, sa pensée socialiste reste encore occultée. En France, le philosophe Jean-Claude Michéa a réussi à populariser dans son premier essai le terme « anarchiste conservateur »[iii] pour le qualifier. L’un de ses principaux biographes, le Belge Simon Leys, décédé en août 2014, relève qu’« anarchiste conservateur » est « certainement la meilleure définition de son tempérament politique »[iv], car il reflète parfaitement son refus de toute hiérarchie, ainsi que son attachement aux valeurs traditionnelles. Cependant, cette boutade utilisée par George Orwell lui-même pour se définir durant sa jeunesse ne reflète pas exactement ses positions politiques. D’ailleurs, à partir de 1936, quand la pensée politique de l’écrivain s’affine complètement, il ne se décrit plus que comme « socialiste » défendant la common decency, une société « libre, égale et décente ».
Mais, c’est une tâche difficile que de classer Orwell strictement au sein du socialisme. Car le Britannique était trop révolutionnaire pour être social-démocrate, trop démocrate et libertaire pour être communiste et trop pragmatique pour être anarchiste, malgré une réelle sympathie, presque de l’admiration, pour ce dernier mouvement. Ce qui ressort le plus dans le socialisme de George Orwell – et de ceux qui s’en réclament, de Jaime Semprun à Christopher Lasch, en passant par Bruce Bégout, Noam Chomsky, Jean-Claude Michéa ou encore Simon Leys –, c’est l’attachement aux « gens ordinaires », antithèses des « gens totalitaires », et qui se caractérisent par leur envie de vie simple.
« Les petites gens ont eu à subir depuis si longtemps les injustices qu’elles éprouvent une aversion quasi instinctive pour toute domination de l’homme sur l’homme. » George Orwell
Un socialisme du vécu anti-théorique
Comme le notent les philosophes Alice Holt et Clarisse Zoulim, le socialisme de George Orwell présente les mêmes bases que celui de la philosophe Simone Weil, notamment un attachement à « l’expérience directe » et des idées « caractérisées par la reprise et le remodelage de thèmes traditionnellement de droite »[v].
Jeune, il est pensionnaire à la preparatory school de Saint-Cyprien, une expérience qu’il raconte dans un court récit en 1947 (Such, Such were the Joys). Bien qu’il y obtint de bons résultats, il décrit cette expérience comme un « épouvantable cauchemar », qui fait naître en lui un sentiment de révolte et lui a fait découvrir le mépris de classe. Il est par la suite boursier au collège Eton, la plus réputée des public schools (école privée au Royaume-Uni). Bien qu’appréciant sa scolarité, Orwell ne s’intéresse que très peu à ses études et ses résultats sont médiocres. Il s’y passionne cependant pour la littérature et la poésie – être écrivain a toujours été son rêve – et pour la politique, même s’il admet par la suite que son engagement relevait plus de la posture [vi].
Son engagement au service de l’Empire britannique en Birmanie – qui lui inspire Une histoire birmane (Burmese Days, 1937) –, quelques années plus tard, le dégoûte à jamais du colonialisme et de l’oppression. Par la suite, ses excursions dans les bas-fonds de la société auprès des vagabonds – qu’il raconte dans Dans la dèche à Paris et à Londres (Down and out in Paris and London, 1933) – et ses rencontres avec le prolétariat – dont il parle dans Le Quai de Wigan (The Road to Wigan Pier, 1937) – le convertissent au socialisme et le transforment en avocat des « gens ordinaires ». Pour finir, la guerre d’Espagne – sujet de son Hommage à la Catalogne (Homage to Catalonia, 1938) – lui prouve que le socialisme est bien une réalité et pas une utopie, mais surtout lui fait prendre conscience de l’horreur du totalitarisme.
« Le révolutionnaire s’active pour rien s’il perd contact avec la décence ordinaire humaine. » George Orwell
De plus, George Orwell se considère avant tout comme un écrivain, et non comme un militant politique[vii] – Bernard Crick ou Simon Leys relèvent tous les deux que l’Anglais va même jusqu’à écrire qu’il a « horreur de la politique ». Son œuvre et son socialisme sont donc littéraires et anti-théoriques. C’est pour cela qu’il cite bien plus volontiers ses confrères britanniques H.G. Wells, James Joyce, Jonathan Swift, Gilbert Keith Chesterton, Henry Miller, D.H. Lawrence ou encore Charles Dickens – et ce même s’ils n’appartiennent pas nécessairement à sa famille politique[viii] –, plutôt que Karl Marx, Jean Jaurès, Bakounine, Antonio Gramsci, Lénine ou Rosa Luxemburg. Pourtant, bien qu’anti-théorique, sa pensée politique repose sur un concept dont il a le monopole : la common decency, traduit en français par « décence commune » ou « décence ordinaire ».
Common decency contre « homme nouveau »
Dans un ouvrage intitulé De la décence ordinaire[ix], le philosophe Bruce Bégout définit la common decency orwellienne comme « la faculté instinctive de percevoir le bien et le mal ». Il ajoute qu’« elle est même plus qu’une simple perception, car elle est réellement affectée par le bien et le mal » et qu’elle correspond « à un sentiment spontané de bonté qui est, à la fois, la capacité affective de ressentir dans sa chair le juste et l’injuste et une inclination naturelle à faire le bien. » Ces vertus ne sont pourtant pas des vertus théoriques ou fantasmées qui tombent du ciel. Pour Orwell, la common decency provient de la pratique ordinaire de l’entraide, de la confiance mutuelle et des liens sociaux minimaux mais fondamentaux. La décence des classes populaires vient donc de la banalité de leur quotidien, tandis que les classes supérieures (bourgeoisie et petite bourgeoisie, notamment intellectuelle) se caractérisent par leur pratique du pouvoir et de la domination (économique ou culturelle). La common decency est également un sentiment défensif de réaction face à l’oppression. George Orwell écrit d’ailleurs : « Les petites gens ont eu à subir depuis si longtemps les injustices qu’elles éprouvent une aversion quasi instinctive pour toute domination de l’homme sur l’homme. » L’écrivain n’idéalise pas pour autant les classes populaires. D’abord parce que, selon lui, la common decency n’est pas une immunité contre le mal, mais c’est avant tout un ensemble de valeurs éthiques propres à une communauté, sans caractère réellement universel. Ensuite, parce qu’elle ne relève que du vécu, la common decency est apolitique. C’est ce qui explique que les gens ordinaires peuvent facilement se laisser avoir par les régimes fascistes. Pourtant, vu que ce sont eux les premières victimes de ces régimes, ils n’y adhèrent jamais entièrement – contrairement aux intellectuels – et y deviennent même rapidement hostiles.
Si la common decency est si centrale chez Orwell, c’est que, pour lui, elle devrait être le fondement de toute société socialiste. Opposé à tout projet utopique, il pense que le rôle des socialistes doit être d’œuvrer pour un monde meilleur, mais surtout pas un monde parfait ou un « paradis terrestre ». Ainsi, il est réticent à la création d’un « homme nouveau » voulue par le marxisme, estimant que le rôle du socialisme doit être de changer les conditions de vie des hommes, mais pas de changer les hommes eux-mêmes. Enfin, pour Orwell, la common decency est le seul moyen de toucher le peuple et « le révolutionnaire s’active pour rien s’il perd contact avec la décence ordinaire humaine »[x].
Pour un socialisme réellement populaire
La volonté de s’appuyer sur la common decency donne au socialisme d’Orwell une série de caractéristiques. D’abord, le socialisme ne doit pas faire « table rase du passé », mais s’appuyer sur les modes de vie et traditions en place. Il doit donc être patriote. Il définit même son socialisme comme un « patriotisme révolutionnaire ». Pour l’écrivain, « le patriotisme n’a rien à voir avec le conservatisme. Bien au contraire, il s’y oppose, puisqu’il est essentiellement une fidélité à une réalité sans cesse changeante et que l’on sent pourtant mystiquement identique à elle-même. »[xi] Selon lui, « la théorie selon laquelle « les prolétaires n’ont pas de patrie », […] finit toujours par être absurde dans la pratique »[xii]. De plus, il considère que la volonté d’être libre ne peut provenir que d’un attachement aux lieux, aux êtres ou aux manières de vivre, et c’est pour cela qu’« aucun révolutionnaire authentique n’a jamais été internationaliste. » Il ne faut cependant pas se tromper, le patriotisme orwellien reste profondément attaché à l’idée de solidarité internationale et s’oppose au nationalisme – qu’il a combattu arme en main lors de la guerre civile espagnole –, incompatible avec la common decency et qui est, pour lui, « indissociable de la soif de pouvoir. » Il ajoute également : « Le souci constant de tout nationaliste est d’acquérir plus de pouvoir et de prestige non pour lui-même mais pour la nation ou l’entité au profit de laquelle il a choisi de renoncer à son individualité propre. »[xiii]
« Les socialistes ont assez perdu de temps à prêcher des convertis. Il s’agit pour eux, à présent, de fabriquer des socialistes, et vite. » George Orwell
Autre point de rupture avec le socialisme dominant : la question du progrès et de la technique. Alors que le marxisme traditionnel considère l’histoire comme linéaire, et donc le capitalisme (ainsi que l’industrialisation et le machinisme qui l’accompagnent) comme un progrès devant lui-même être dépassé, Orwell propose une autre version. Il explique dans Le Quai de Wigan : « Seule notre époque, l’époque de la mécanisation triomphante, nous permet d’éprouver réellement la pente naturelle de la machine, qui consiste à rendre impossible toute vie humaine authentique. »
Loin des doctrines intellectuellement sophistiquées, le socialisme d’Orwell est simple. Il se résume à « la propriété centralisée des moyens de production, plus la démocratie politique »[xiv] et l’opposition « à toute forme de domination de l’homme par l’homme » (Le Quai de Wigan), sans pour autant que la petite propriété privée ne soit supprimée. D’après Orwell, « tout être capable de se servir de son cerveau voit bien que le socialisme, en tant que système appliqué sans réticence à l’échelle mondiale, offre une issue à nos maux. Le socialisme nous garantirait au moins de quoi manger, même s’il venait à nous priver de tout le reste. En un sens, le socialisme est si conforme au bon sens le plus élémentaire que je m’étonne parfois qu’il n’ait pas déjà triomphé. »
L’écrivain constate cependant que le fascisme réussit à lever les foules, quand « le socialisme tel qu’il se présente actuellement attire principalement les esprits médiocres, voire inhumains ». La raison pour lui est simple : les intellectuels, qui se caractérisent par leur indécence, y tiennent le haut du pavé. Il reproche à ceux qu’il qualifie de « bolcheviks de salon » une radicalité d’apparence qui ne trompe pas les classes populaires. L’Anglais déplore dans Le Quai de Wigan que « le petit-bourgeois inscrit au Parti travailliste indépendant et le barbu buveur de jus de fruits [soient] tous deux pour une société sans classe, tant qu’il leur est loisible d’observer le prolétariat par le petit bout de la lorgnette ». Il poursuit : « Offrez-leur l’occasion d’un contact réel avec le prolétariat […] et vous les verrez se retrancher dans le snobisme de classe moyenne le plus conventionnel. »
« Si Orwell plaidait pour qu’on accorde la priorité au politique, c’était seulement afin de mieux protéger les valeurs non politiques. » Bernard Crick
Pour contrer ce problème, l’écrivain souhaite que le socialisme sorte de la logique politicienne pour devenir enfin populaire. Dans Le Quai de Wigan, il alerte ainsi : « Les socialistes ont assez perdu de temps à prêcher des convertis. Il s’agit pour eux, à présent, de fabriquer des socialistes, et vite. » Selon lui, les socialistes doivent rassembler les classes populaires, des prolétaires aux classes moyennes – des petits boutiquiers aux fonctionnaires –, en passant par les paysans. C’est pour cela que dans Le Quai de Wigan, il plaide pour un Front populaire capable d’accueillir « tous ceux qui courbent l’échine devant un patron ou frissonnent à l’idée du prochain loyer à payer » afin de former « une ligue des opprimés contre les oppresseurs ».
L’écrivain ne fait cependant pas qu’énoncer de grands principes. Dans Le Lion et la Licorne, – qui, comme le rappelle Simon Leys, constitue « son manifeste politique le plus complet et le plus explicite » –, il propose également un programme en six points, dont trois nationaux (nationalisation des terres, mines, chemins de fer, banques et grandes industries ; limitation des revenus sur une échelle de un à dix ; démocratisation de l’éducation) et trois internationaux (indépendance de l’Inde ; formation d’un Conseil avec représentation des « personnes de couleur » ; alliances avec la Chine, l’Abyssinie et toutes les nations en proie aux fascismes). Toujours dans sa volonté de rallier les petites gens, il explique à propos de ce programme : « Délibérément, je n’y fais figurer aucun objectif que l’individu le plus simple ne puisse comprendre et dont il ne puisse saisir immédiatement la signification. »
Le socialisme des gens ordinaires de George Orwell apparaît d’abord comme un socialisme radical et anti-dogmatique, qui pourrait être rangé du côté des socialismes pré-marxistes. Le double aspect à la fois révolutionnaire et conservateur n’est d’ailleurs pas sans rappeler Pierre-Joseph Proudhon[xv]. Mais le définir précisément est secondaire, car au fond, le socialisme de George Orwell est anti-politique : c’est avant tout un appel à la solidarité et à la défense des vraies valeurs humaines. D’ailleurs, Bernard Crick résumait ainsi : « Si Orwell plaidait pour qu’on accorde la priorité au politique, c’était seulement afin de mieux protéger les valeurs non politiques. »
Nos Desserts :
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- Le journal d’Orwell en français et en anglais
- Entretien de Bruce Bégout sur la common decency dans Article 11
- La ferme des animaux en dessin animé et le film 1984
- Romain Masson vous parle du patriotisme socialiste de George Orwell
- Hommage à George Orwell sur L’Entreprise de l’Impertinence
- George Orwell : le frivole et l’éternel sur Le Comptoir
Notes :
[i] Bernard Crick, George Orwell: A life, 1980 (trad. George Orwell, Éditions Balland, 1983)
[ii] George Orwell, Pourquoi j’écris (1946), Repris dans Dans le ventre de la baleine, et autres essais, Ivrea, 2005
[iii] Jean-Claude Michéa, Orwell, anarchiste tory, Castelnau-le-Lez, Éditions Climats, 1995
[iv] Simon Leys, Orwell ou l’horreur de la politique, Hermann, 1984 ; Plon, 2006
[v] Holt Alice et Zoulim Clarisse, « À la recherche du socialisme démocratique » La pensée politique de George Orwell et de Simone Weil, Esprit, 2012/8 Août/septembre, p. 69-91. En ligne ici (payant)
[vi] Dans Le Quai de Wigan, il explique : « À dix-sept, dix-huit ans, j’étais à la fois un petit snob poseur et un révolutionnaire. J’étais contre toute autorité […] Je n’hésitais pas à me parer de la qualité de « socialiste », mais je n’avais pas grand-chose du contenu réel du socialisme et il m’était toujours impossible de me représenter les ouvriers comme des êtres humains. […] J’ai l’impression d’avoir passé une moitié de mon temps à vilipender le système capitaliste, et l’autre moitié à pester contre les receveurs d’autobus. » Voir Le Quai de Wigan (The Road to Wigan Pier), 1937, traduction Éditions Ivréas, 1999
[vii] Selon Simon Leys, « la littérature fut toujours le premier de ses soucis. » Orwell explique de son côté : « Il me serait impossible de poursuivre la rédaction d’un livre, ou même simplement d’un long article, si cette tâche ne constituait aussi une expérience esthétique. » Voir George Orwell, Pourquoi j’écris (1946), Repris dans Dans le ventre de la baleine, et autres essais, Éditions Ivrea, 2005
[viii] A ce propos, il écrit : « Le péché mortel est de dire : « X… est un ennemi politique, donc c’est un mauvais écrivain. » » Voir Essais, articles et lettres, volume II, Éditions Ivrea & Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 1995-2001, traduction due à Anne Krief, Bernard Pecheur et Jaime Semprun
[ix] Bruce Bégout, De la décence ordinaire. Court essai sur une idée fondamentale de la pensée politique de George Orwell, Allia, 2008
[x] George Orwell, La révolte intellectuelle (1946). Repris dans George Orwell, Écrits politiques (1928-1949), Sur le socialisme, les intellectuels & la démocratie, Agone, 2009, trad. Bernard Hoepffner
[xi] George Orwell, Le lion et la licorne : socialisme et génie anglais (1940). Repris dans Dans le ventre de la baleine, et autres essais, Ivrea, 2005
[xii] George Orwell, Notes en chemin (1940). Repris dans George Orwell, Écrits politiques (1928-1949), Sur le socialisme, les intellectuels & la démocratie, Agone, 2009, trad. Bernard Hoepffner
[xiii] George Orwell, Notes sur le nationalisme. Voir Essais, articles et lettres, volume III, Éditions Ivrea & Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 1995-2001
[xiv] George Orwell, La liberté périra-t-elle avec le capitalisme ? (1941). Repris dans George Orwell, Écrits politiques (1928-1949), Sur le socialisme, les intellectuels & la démocratie, Agone, 2009, trad. Bernard Hoepffner
[xv] Rappelons que l’anarchiste français écrivait : « Qui dit donc révolution dit nécessairement progrès, dit par-là même conservation. » Voir Pierre-Joseph Proudhon, Toast à la révolution, 1848
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