Le Comptoir : Au regard des attentats du 13 novembre dernier et de la montée en puissance de Daech, comment comprenez-vous le fait que la lecture du Coran puisse entraîner autant d’interprétations ?
Tareq Oubrou : Le propre d’un texte est de se prêter à l’interprétation. Le Coran n’échappe pas à la règle et c’est d’ailleurs ce qui fait sa force. La multiplicité des approches tient de la diversité des profils des lecteurs. Un mystique cherchera l’allégorie et l’inspiration. Un juriste prêtera attention au côté normatif. Un littéraire, lui, mettra en relief le style. Le Coran est comme tout langage, la multiplicité des approches entraîne la pluralité des interprétations.
Vous avez évoqué, tout au long de ces dernières semaines, le caractère multifactoriel du glissement vers le radicalisme. De quelle manière le contexte social, l’état psychologique ou encore la situation géopolitique peuvent affecter un jeune et l’orienter vers une lecture extrémiste du Coran ?
La religion est une énergie qui peut être utilisée dans des sens très divers. La qualité de celui qui approche la religion et le contexte déterminent le type de lecture. Il existe un substrat religieux qui donne matière à ces dérives. Une lecture influencée par la théologie de la rupture peut créer de la violence mentale, et isoler le musulman de son monde. Ce type de lecture a été conceptualisé dans une logique de domination civilisationnelle. Dans la théologie de la rupture, l’islam parle avec lui-même et ne prend pas en compte l’autre. Pourtant, aujourd’hui, les musulmans et l’islam sont dilués dans le monde. Il faut donc penser une théologie de l’altérité. Le discours de la rupture peut paraître inoffensif mais il crée une division dans le mental. Pour des gens fragiles, cela peut avoir des effets très négatifs.
« Cette non-lecture idéologique se fonde plutôt sur des sentiments, des illusions et des perceptions floutés de l’islam. »
Pourquoi les lectures littéralistes rencontrent-elles un écho de plus en plus favorable auprès de jeunes musulmans ?
En réalité, il ne s’agit même pas d’une lecture littéraliste. Il n’y a pas de lecture. C’est une non-lecture qui attire en raison du bruit et des rumeurs qu’elle produit. Ce n’est ni de la pensée, ni un langage. Il n’y a pas de littéralisme car il n’y a pas de lettres. Cette non-lecture idéologique se fonde plutôt sur des sentiments, des illusions et des perceptions floutés de l’islam. Ceux qui n’ont pas l’esprit de nuance et de complexité s’attachent à une vision binaire : musulman/non-musulman ; haram/halal. La lecture du Coran dépend de la psychologie de l’individu. Ainsi, si on est psychorigide, on va dans le sens de la crispation. L’attrait pour cette non-lecture s’explique surtout par des éléments intellectuels et anthropologiques.
Les djihadistes aspirent avant tout à la reconnaissance. Ne sont-ils pas les produits d’une modernité caractérisée par le déracinement, la culture du narcissisme et le spectacle ?
Oui, ce sont des Rambo avec un vernis islamique. On est dans la production hollywoodienne. Et les jeux vidéo ont aussi un rôle. Ces jeunes sont déconnectés de la réalité et vivent dans leur monde. Ils sont en quête de gloire, de visibilité, de célébrité, de reconnaissance, de défi. C’est le produit dérivé de leur monde, avec une touche islamique qui donne sens à leur pulsion pour faire le buzz.
Certains musulmans rencontrent des difficultés à articuler leurs différentes identités. L’idée d’aimer leur pays serait notamment en contradiction avec leur identité musulmane. Peut-on parler de confusion entre culte et culture ?
Un être humain normalement constitué aime la terre sur laquelle il est né. On est de l’argile, fruit de la terre qui nous a vus naître. On n’a pas besoin de décréter l’amour de son pays. Il est tellement naturel d’aimer les parfums, les couleurs, les odeurs, la musicalité de l’environnement de son pays. Cela fait partie de la constitution de l’individu. Il n’est pas nécessaire de théologiser l’amour pour son pays. La confusion est créée par une lecture identitaire issue des pays d’origine ou par des discours religieux qui mettent le musulman en rupture avec sa nature originelle, alors que l’islam réconcilie l’individu avec ce qu’il est. Malheureusement, certains discours tendent à faire culpabiliser les musulmans d’être nés ici et maintenant. À partir de là, certains vont avoir du mal à assumer leur destin car ils considéreront que la meilleure époque est celle du prophète et que la meilleure géographie est la région de l’Arabie saoudite. C’est une illusion.
En ce moment, deux postures se distinguent au sein de la communauté musulmane. Certains n’hésitent pas à se désolidariser des terroristes en affirmant clairement que ces derniers trahissent les principes de l’islam alors que d’autres refusent de se justifier en arguant que les non-musulmans n’ont pas à demander des comptes aux musulmans. Qu’en pensez-vous ?
Il faut expliquer tout simplement. C’est notre devoir. Expliquer, ce n’est pas se justifier.
De l’extérieur, il semble que de nombreux musulmans ne comprennent pas la profondeur de leur religion et s’attachent plutôt à une pratique essentiellement identitaire et culturelle reposant sur des codes visibles (ne pas manger de porc, porter la barbe, ne pas saluer les femmes, etc.). Pour éviter que des jeunes se retrouvent sur Internet pour fabriquer leur propre grille de lecture d’une religion si riche et complexe, ne pensez-vous pas qu’une réelle formation – à l’image du catéchisme pour les catholiques – soit indispensable ?
Ce qu’il faut aux musulmans, c’est une doctrine tout simplement. Tout au long de l’Histoire, la religion musulmane a été synthétisée par des doctrines accessibles à n’importe qui. Différentes écoles ont émergé et divers rites ont vu le jour : malekite, hanafite, etc. Ainsi, dès la naissance, les enfants apprenaient les ablutions, la prière, les rapports avec les parents, le haram, le halal. Tous les sujets étaient simplifiés au sein d’un corpus.
Aujourd’hui, nous manquons ce corpus. C’est d’ailleurs ce sur quoi je travaille, notamment à travers deux concepts : orthodoxie et orthopraxie minimalistes. L’objectif est de donner à nos enfants et nos coreligionnaires les outils nécessaires pour comprendre l’islam et le pratiquer.
« La citoyenneté est un contrat que l’islam renforce. »
Que dites-vous à ceux qui opposent l’appartenance à l’islam et l’appartenance à la république et à la démocratie ?
Nous sommes dans deux registres totalement différents. L’islam relève du répertoire spirituel, tandis que la citoyenneté relève du répertoire politique. Ce n’est pas antinomique. La citoyenneté est un contrat que l’islam renforce. Selon les références musulmanes, être un citoyen, c’est s’inscrire dans un régime de contrats qu’il faut honorer et respecter.
L’islam de la Révélation se caractérise par son immédiate application dans le champ social. Les premiers versets incitent à libérer les esclaves, nourrir les pauvres et prendre en charge les orphelins. Bien que quelques initiatives voient le jour un peu partout, comment expliquez-vous que les musulmans soient si peu investis dans le champ social et politique ?
Le musulman est un être humain comme les autres. Comme nos concitoyens, il y a ceux qui sont impliqués et ceux qui sont égoïstes. Les gens sont plus égoïstes qu’impliqués en général. Cela relève de la nature de l’être en question. Ce n’est donc pas d’islam qu’il s’agit mais d’individus. Certains par nature, peu importe où ils sont, seront toujours égoïstes. L’islam ne change pas la nature des gens. Il travaille la nature mais ne la change pas.
« La civilisation arabo-musulmane fait partie de la civilisation occidentale »
Vous aviez évoqué à une époque la nécessité de relire l’histoire de France à la lumière de la présence musulmane et de ses apports à l’Occident. Quel effet cela aurait-il ?
C’est très important car cela peut permettre de changer la perception de l’islam et des musulmans, mais aussi aussi les rapports sociaux. Quand des élèves français, musulmans ou non, apprendront que les mathématiques qu’ils sont en train de manipuler à travers des équations, la trigonométrie, la géométrie, les algorithmes, viennent de six siècles de travaux acharnés de mathématiciens musulmans, c’est toute la perception de la civilisation arabo-musulmane qui changera. On ne raisonnera plus en termes de civilisation occidentale et de civilisation musulmane mais on comprendra que la civilisation arabo-musulmane fait partie de la civilisation occidentale. L’islam était présent au Moyen Âge, pas dans les chantiers mais dans les universités et les bibliothèques de Paris. Aujourd’hui, si l’islam est bien présent physiquement, il ne l’est pas intellectuellement et philosophiquement parlant.
Nos Desserts :
- Le prêche de Tareq Oubrou sur Rue 89
- Débat entre Tariq Ramadan et Tareq Oubrou
- « Loi d’Allah, loi des hommes. Liberté, égalité et femmes en islam » de Tareq Oubrou et Leïla Babès
- Tareq Oubrou et Gilles Kepel face à Jean-Jacques Bourdin
- Pour Olivier Roy, nous assistons plus à une « islamisation de la radicalité » plutôt qu’une « une radicalisation de l’islam »
- Notre analyse après les attentats du 13 novembre
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A reblogué ceci sur jacmarat.
Citation Tarek Oubrou : « Le musulman est un être humain comme les autres. Comme nos concitoyens, il y a ceux qui sont impliqués et ceux qui sont égoïstes. Les gens sont plus égoïstes qu’impliqués en général. Cela relève de la nature de l’être en question. Ce n’est donc pas d’islam qu’il s’agit mais d’individus. Certains par nature, peu importe où ils sont, seront toujours égoïstes. L’islam ne change pas la nature des gens. Il travaille la nature mais ne la change pas. »
L’Islam, comme le christianisme, la religion de progrès… influence profondément les structures mentales des personnes concernées.
Sa rigidité, son fixisme ont littéralement stérilisé intellectuellement le monde musulman sous son emprise, en faisant essentiellement des sociétés de mercantilisme exacerbé (pauvreté intellectuelle, culturelle, philosophique, scientifique, technique, architecturale…)
L’islam, comme tous les instruments sociaux de domination, « éduque » en profondeur l’individu sous son emprise.
Ne pas percevoir cette évidence, c’est enfermer les individus dans un essentialisme redoutable. L’homme est « mauvais par nature » (« les gens sont plus égoïstes qu’impliqués en général »), essentialisme bien commode pour dédouaner son fond de commerce.
Cordialement,
Delphin