Intellectuel incontournable pour certains, révolutionnaire exemplaire pour d’autres, promoteur de violence et danger pour l’Occident pour les derniers, Frantz Fanon est assurément de ceux qui ne font pas consensus. Cette singularité tient sans nul doute à la radicalité de ses écrits et de son action. Inspirateur du Front de libération nationale (FLN), de la décolonisation africaine ou encore du Black Panther Party, il ne peut pas faire l’unanimité. Étonnamment, si Fanon est très connu des milieux militants et intellectuels, son nom n’a été que peu porté aux oreilles d’un public plus large.
« Je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme. » Aimé Césaire
Révolutionnaire antillais en Algérie
Né en 1925, à Fort-de-France, Frantz Fanon est issu d’une famille nombreuse de la petite bourgeoisie. Jeune, il connaît la Martinique pétainiste de l’amiral Robert, marquée par les pénuries alimentaires et la division raciste de la société. Il fréquente le lycée Victor-Schœlcher, où il a Aimé Césaire comme professeur, puis s’engage à 17 ans dans la résistance avec son ami Marcel Manville, au sein de l’armée du général de Lattre de Tassigny. Après un retour en Martinique pour obtenir son baccalauréat, le futur révolutionnaire s’installe à Lyon pour effectuer des études de médecine afin de devenir psychiatre. Il suit en parallèle des cours de psychologie et de philosophie, notamment ceux de Maurice Merleau-Ponty, qu’il admire, et de l’ethnologue André Leroi-Gourhan. Dans le même temps, d’après son amie et biographe Alice Cherki, il dévore les ouvrages de Lévi-Strauss, Mauss, Hegel, Heidegger, Lénine, Trotsky et aussi ceux de Marx, qu’il apprécie particulièrement, mais ne lira jamais Le Capital. Si cette période semble avoir été riche intellectuellement, il en garde cependant un mauvais souvenir : c’est à l’université qu’il découvre un monde profondément raciste.
Après sa thèse en 1951, il rédige son premier ouvrage théorique, Peau noire, masques blancs : un pamphlet dans lequel le Martiniquais analyse le racisme et le colonialisme d’un point de vue psychanalytique. Il y décrit la double aliénation – du colonisé et du colon – qui apparaît dans les sociétés coloniales. Un thème qu’il étendra par la suite à toute forme de domination et qui restera central dans son œuvre. Démarrant par une citation de Césaire, « Je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme », tirée du Discours sur le colonialisme, ce livre ne fait pas de concession. Plus qu’une simple analyse sociale, Fanon entend bien « libérer l’homme de couleur de lui-même » et commence dès lors un nécessaire militantisme : « L’objectivité scientifique m’était interdite, car l’aliéné, le névrosé, était mon frère, était ma sœur, était mon père. » Cet ouvrage fait l’effet d’une bombe : très mal reçu en France, il sera même un temps interdit à la vente.
« Son livre est interdit en France dès sa sortie : le ministère de l’Intérieur de l’époque déclare qu’il menace la“ sécurité de l’État”. »
Ce ne sera pas sur les terres qui le virent naître que le psychiatre mena ses plus grands combats : la Martinique, la Guadeloupe et la Guyane s’engagent en 1946 dans la voie de la départementalisation, sous l’impulsion d’Aimé Césaire. Les camarades insulaires de Frantz Fanon ne sont pas prêts pour l’indépendance et l’intellectuel le sait. Les Antillais verront ainsi éternellement en lui un homme qui a davantage lutté pour les autres que pour les siens. Ce paradoxe, Césaire l’a très bien compris quand il déclare : « Le tragique ? C’est que sans doute que cet Antillais n’aura pas trouvé des Antilles à sa taille et d’avoir été, parmi les siens, un solitaire. » Simone de Beauvoir, qui le connaissait bien, écrit dans son autobiographie La Force des choses : « On le sentait tout de même gêné de ne pas militer dans son pays natal. »
C’est donc en Algérie qu’il livrera bataille. En 1953, il est nommé médecin-chef d’une division de l’hôpital psychiatrique de Blida-Jionville. Là-bas, il côtoie au quotidien le colonisé, son patient. Il explore de très près la détresse et la douleur algériennes. Il doit s’opposer à l’École algérienne de psychiatrie d’Antoine Porot qui décrit l’Algérien comme « un menteur, un voleur, un fainéant et un débile ». Pour Fanon, il ne fait aucun doute que c’est le système colonial qui déshumanise les Algériens. Il n’occupera ce poste que trois ans ; dès 1954, la Révolution algérienne se met en place et le psychiatre la soutient. Fanon démissionne deux ans plus tard pour rejoindre le FLN. L’année d’après, il est expulsé d’Algérie et rejoint Tunis, où il collabore à El Moudjahid, organe de presse du FLN. Il fait ensuite partie de la délégation algérienne au congrès panafricain d’Accra, au Ghana, en 1959, puis devient l’ambassadeur du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) auprès de l’Afrique noire.
Il écrit dans la foulée son troisième livre : L’An V de la révolution algérienne, sociologie d’une révolution. En 1960, il fait la rencontre de Jean-Paul Sartre : leur admiration est réciproque depuis longtemps déjà. Le philosophe existentialiste préface l’œuvre majeure de Fanon, Les Damnés de la Terre. À la fois manifeste en faveur de la décolonisation et analyse de la violence inhérente aux sociétés coloniales – « Le colonialisme […] est la violence à l’état de nature » –, ce livre est interdit en France dès sa sortie : le ministère de l’Intérieur déclare alors qu’il « menace la sécurité de l’État ». Il ne manqua pourtant pas de s’imposer comme une œuvre essentielle au sein des mouvements tiers-mondistes et anticolonialistes. Atteint d’une leucémie, Fanon décède le 6 décembre 1961 à Washington, quelques mois avant l’indépendance algérienne. Quantitativement pauvre, son œuvre est néanmoins dense et sa pensée, en plus d’être encore trop ignorée, est souvent mal comprise.

Bobby Seale et Huey P. Newton, cofondateurs du Black Panther Party for self-defense et disciples de Fanon.
Psychiatre de la colonisation
La pensée de Fanon est intimement liée à sa formation de psychiatre. En tant que marxiste, il s’intéresse naturellement à la structure sociale des sociétés qu’il analyse, mais sa formation le pousse à réfléchir plus particulièrement à la question de l’aliénation. Il n’est pas tout à fait exact de le considérer, d’une façon exclusive et cloisonnée, comme un penseur des colonisés : c’est le colonialisme dans son ensemble qu’il examine dans son œuvre, celui-ci créant une double aliénation sur le colonisé comme sur le colon. Peau noire, masques blancs jette les bases de cette étude en profondeur. Le psychiatre se penche d’abord sur les rapports entre Noirs et Blancs : le Noir, animalisé par un système colonial inégalitaire par essence y est emprisonné, même s’il peut provoquer différents types de réactions sur lui (« le Noir qui veut blanchir sa race est aussi malheureux que celui qui prêche la haine du Blanc ») ; le Blanc est, juridiquement et socialement, supérieur au Noir. Chacun intériorise ce rapport et accepte volontiers les clichés racistes. Cette relation, poursuit Fanon, n’est pas propre aux sociétés colonisées : elle existe également en France car le problème est avant tout le racisme en tant que fait de société.
« Briser le colonialisme impose surtout de détruire toute ethnicisation. »
Le racisme est une doctrine qui instaure et justifie une hiérarchie fondée sur une prétendue différence biologique entre des individus d’ethnies différentes. Dans une société raciste, le racisme n’est que l’expression de la domination sociale, explique-t-il dans son livre posthume Pour la Révolution africaine : « Le racisme n’est pas un tout mais l’élément le plus visible, le plus quotidien, pour tout dire, à certains moments, le plus grossier d’une structure donnée. » La France est pour lui du mauvais côté de la barrière. Il écrit dans Peau noire, masques blancs : « Une fois pour toutes, nous posons ce principe : une société est raciste ou ne l’est pas. Tant qu’on n’aura pas saisi cette évidence, on laissera de côté un grand nombre de problèmes. Dire, par exemple, que le nord de la France est plus raciste que le sud, que le racisme est l’œuvre des subalternes, donc n’engage nullement l’élite, que la France est le pays le moins raciste du monde, est le fait d’hommes incapables de réfléchir correctement. »
Il décrit la société française ainsi : « Le Français n’aime pas le Juif, qui n’aime pas l’Arabe, qui n’aime pas le Nègre. » Le Noir en France subit la même aliénation que dans les pays colonisés. Il n’est qu’une minorité dans un pays raciste qui le renvoie aux préjugés qu’on porte sur lui. Quand le Martiniquais s’installe dans l’Hexagone, il veut alors devenir blanc et s’assimiler à lui. Il adopte le langage du Blanc et perd son accent et son créole. Fanon s’oppose alors à Sartre qui, dans Anthologie de la poésie nègre et malgache, développe l’idée que l’adoption du langage blanc par le Noir est une manière de s’opposer au colon. De son côté, le Blanc développe une relation particulière avec le Noir, qu’il ne voit jamais comme son égal. Dans la société raciste, estime Fanon, le Blanc impose ses valeurs au Noir qui perd tous repères. C’est pour cela que le psychiatre voit en la “négritude” de Césaire, Senghor et Damas une impasse, qu’il va jusqu’à qualifier de « mirage noir ».
« Pour nous, celui qui adore les nègres est aussi “malade” que celui qui les exècre. » Frantz Fanon
S’il reconnaît que la négritude peut permettre aux Noirs de se libérer de l’emprise blanche, ce mouvement exalte, à ses yeux, une culture erronée. Pour Fanon, le repli sur la famille, la religion et les valeurs traditionnelles auraient pu être une solution si celles-ci n’avaient pas été perverties par le colonialisme. De plus, la négritude “essentialise” le Noir et l’enferme. Quand Senghor déclare, par exemple, que « l’émotion est nègre » dans L’Homme de couleur (1939), il interdit au Noir d’être un être de raison. La position de Fanon n’est pas sans rappeler celle de Wole Soyinka, écrivain nigérian lauréat du Nobel de littérature en 1986, qui balance au même Senghor, afin de railler le concept de “négritude”, « qu’un tigre ne proclame pas sa tigritude. Il bondit sur sa proie et la dévore. » La dernière critique de Fanon à l’encontre de ce concept tient au fait que le psychiatre se veut universaliste. S’il est d’accord avec Aimé Césaire sur la nécessité pour le Noir de prendre conscience de sa couleur, il rejette l’exaltation de prétendues valeurs noires en disant : « Pour nous, celui qui adore les nègres est aussi “malade” que celui qui les exècre. » Pour lui, briser le colonialisme impose surtout de détruire toute ethnicisation.
C’est au nom de l’universalisme que Frantz Fanon combat en Algérie. Un universalisme qui lui permet en outre d’élargir le champ de son analyse : ce n’est plus seulement le Noir et le Blanc qui l’intéressent mais le colonisé et le colon, l’opprimé et l’oppresseur, le dominé et le dominant. Il s’éloigne finalement de la dialectique marxiste et de la lutte des classes pour se rapprocher d’Hegel et de la dialectique de l’esclave et du maître. Fanon veut aider tous les dominés à se libérer des dominants. En Algérie, il s’oppose à l’École algérienne de psychiatrie : les pathologies diverses et fréquentes des indigènes algériens sont expliquées, selon cette École, par des défauts et des caractéristiques inhérents aux Algériens et dont ne souffriraient pas les Européens.
Fanon démontre très rapidement que ces psychiatres ne font que transposer leur aliénation coloniale sur leurs patients. L’exemple du voile, développé dans L’An V de la révolution algérienne, l’illustre parfaitement : à l’époque, beaucoup de voix s’élèvent pour dévoiler la femme algérienne ; l’administration estimant notamment défendre la femme dominée par le patriarcat algérien en combattant pareille coutume. Pour Fanon, ce n’est qu’un moyen d’européaniser la société algérienne. Contrairement à ses collègues, le but poursuivi par Fanon n’est pas d’adoucir la douleur du colonisé. Non, ce qu’il veut avant tout, c’est le libérer.
Penseur de la décolonisation
« Je ne suis pas esclave de l’Esclavage qui déshumanisa mes pères. » Frantz Fanon
Une erreur répandue et qui a servi à le discréditer est de voir en Fanon un théoricien de la violence. Certes, elle est présente partout, depuis Les Damnés de la Terre jusqu’à la célèbre préface de Sartre : « Car, en le premier temps de la révolte, il faut tuer : abattre un Européen c’est faire d’une pierre deux coups ; supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé. » En réalité, la violence n’intéresse pas le psychiatre. En tout cas, pas en tant que telle. Fanon veut en premier lieu décoloniser les opprimés et la décolonisation va plus loin que l’indépendance. C’est une liberté totale et d’abord mentale ; le théoricien entend opérer une « décolonisation des esprits ». Si cette idée est surtout présente dans Les Damnés de la Terre, elle se trouvait déjà dans Peau noire, masques blancs, lorsqu’il écrivait dans sa conclusion : « Je ne suis pas esclave de l’Esclavage qui déshumanisa mes pères. »
Comme chez Georges Sorel, la violence n’est pour Fanon qu’une réponse à une oppression et un moyen de se libérer. Ce n’est pas une fin en soi, mais tout au plus un moyen. C’est ainsi qu’il l’exprime lorsqu’il déclare : « Le colonialisme n’est pas une machine à penser, n’est pas un corps doué de raison. Il est la violence à l’état de nature et ne peut s’incliner que devant une plus grande violence. » L’oppression aliène l’opprimé qui n’a plus que la violence pour lui et en lui : « La première chose que l’indigène apprend, c’est à rester à sa place, à ne pas dépasser les limites ; c’est pourquoi les rêves de l’indigène sont des rêves musculaires, des rêves d’action, des rêves agressifs. » La société coloniale prive le colonisé de tout : de valeur, d’amour, de liberté et même d’air. Toute vie décente lui est interdite. Même indépendant, le colonisé n’est pas libre. Pour cela il doit en plus être désaliéné, ce qui suppose une renaissance du dominé : « La décolonisation est très simplement le remplacement d’une “espèce” d’hommes par une autre “espèce” d’hommes. »
Son analyse en termes de dominants et de dominés dévie de celle développée par Karl Marx et Friedrich Engels. Contre les philosophes allemands, le Martiniquais ne pense pas que le prolétariat soit la seule classe révolutionnaire par essence. À l’instar de l’anarchiste russe Mikhaïl Bakounine, il estime que la paysannerie et le lumpenproletariat (le sous-prolétariat) ont un rôle essentiel à jouer dans la Révolution. Contrairement aux pays européens, les colonies sont majoritairement rurales et les paysans y sont les plus opprimés. La paysannerie est donc la première classe à libérer. Elle doit se libérer et doit libérer la société. Le paysan de Fanon est le prolétaire de Marx. Sur ses épaules repose la Révolution. Son diagnostic est sans appel : « Il est clair que, dans les pays coloniaux, seule la paysannerie est révolutionnaire. Elle n’a rien à perdre et tout à gagner. Le paysan, le déclassé, l’affamé est l’exploité qui découvre le plus vite que la violence, seule, paie. Pour lui, il n’y a pas de compromis, pas de possibilité d’arrangement. La colonisation ou la décolonisation, c’est simplement un rapport de force. L’exploité s’aperçoit que sa libération suppose tous les moyens et d’abord la force. » Cet aspect de la classe paysanne est souvent ignoré, jusque dans le FLN que soutient Fanon : « La paysannerie est laissée systématiquement de côté par la propagande de la plupart des partis nationalistes. »
« Cet universalisme lui permet d’élargir le champ de son analyse. Fanon veut aider tous les dominés à se libérer des dominants. »
Plus étonnant, du moins pour un marxiste, est le rôle qu’il donne au lumpenproletariat. Pour rappel, le lumpenproletariat ou “sous-prolétariat”est la partie du prolétariat urbain non organisé qui vit en marge de celui-ci. Composée de rebuts, vagabonds ou pilleurs, cette couche de la société est vue par Marx et Engels comme ne possédant aucune conscience politique. Les deux philosophes recommandent même au prolétariat de s’en méfier, le lumpenproletariat servant, d’après eux, souvent les intérêts de la bourgeoisie et de l’aristocratie dont il dépend. Pour Fanon, la donne est différente : le lumpenproletariat n’est pas forcément contre-révolutionnaire ; il peut même constituer « une des forces la plus spontanée et la plus radicalement révolutionnaire d’un peuple colonisé » (Les Damnés de la Terre), une fois doté d’une conscience politique. Cette analyse s’épanouira notamment au sein du Black Panther Party, qui perçoit dans les Noirs des ghettos le lumpenproletariat américain.
Le penseur ne s’intéresse d’ailleurs pas seulement qu’aux moyens de parvenir à la décolonisation mais aussi à l’avenir du pays décolonisé. Dans cette perspective, il se méfie de la bourgeoisie nationale qui se constitue durant la lutte pour l’indépendance : « La naissance de partis nationalistes dans les pays colonisés est contemporaine de la constitution d’une élite intellectuelle et commerçante. » La nation ne doit pas se reconstituer en se mettant au service d’une élite. C’est à cette dernière de servir le peuple : « Il semble que la vocation historique d’une bourgeoisie nationale authentique dans un pays sous-développé soit de se nier en tant que bourgeoisie, de se nier en tant qu’instrument du capital et de se faire totalement esclave du capital révolutionnaire que constitue le peuple. »
Le vrai danger est donc de voir la bourgeoisie nationale se substituer aux colons et étouffer tout espoir de liberté. Pour Fanon, la seule voie possible est le socialisme : « Les bourgeoisies nationales ne sentant plus la menace de la puissance coloniale traditionnelle se découvrent soudain de grands appétits. Il nous faut encore une fois revenir aux schémas marxistes », souligne-t-il dans Pour la Révolution africaine. C’est d’ailleurs ce qu’il écrit dans la conclusion des Damnés de la Terre : la libération ne peut pas passer par le capitalisme. Les anciennes colonies ne doivent pas chercher à devenir des pays capitalistes, sauf à devenir – à l’instar des États-Unis – à leur tour une caricature de l’Europe. Ils ne doivent pas non plus céder au second impérialisme de leur époque, le communisme soviétique. En pan-africaniste qui se méfie des constructions supranationales, le seul chemin qu’entrevoit le penseur est la coopération des anciennes colonies constituées en nations libres.
Si Fanon dérange, c’est parce que sa vie et son œuvre – toutes deux indissociables – ne laissent pas indifférent. Elles secouent d’abord la France car le psychiatre renvoie la République universaliste à ses vieilles contradictions, comme le relève Alice Cherki dans Fanon, Portrait : « Fanon fait apparaître comment la notion de “race” n’est pas extérieure au corps républicain et comment elle le hante. » Il chamboule également l’Algérie, sa patrie d’adoption qui l’a partiellement oublié. Même si l’hôpital psychiatrique de Blida-Jionville porte aujourd’hui son nom, peu de références au révolutionnaire ont été maintenues. Il a d’ailleurs fallu attendre les années 1980 pour que son nom apparaisse, timidement, dans les manuels scolaires du pays. La raison de cette légère amnésie ? Probablement parce que le FLN est un parti qui, s’il s’inspire certes du socialisme, se réclame avant tout du nationalisme arabo-musulman. Ériger en héros de la liberté un non Algérien peut donc être embarrassant.
Enfin, sa Martinique natale demeure encore pour le moins frileuse. Si un établissement scolaire porte son nom, sa popularité reste très faible en comparaison d’Aimé Césaire, comme l’atteste le résultat du vote pour le nom de l’aéroport de la Martinique. L’île considère encore qu’il n’a rien fait pour elle tout en voyant en lui celui qui lui rappelle sans cesse son manque de volonté d’indépendance, elle qui préféra s’intégrer plutôt que de se libérer… La portée de la pensée de Fanon n’a pourtant cessé de s’actualiser un peu partout dans le monde. C’est sa fille, Mireille Fanon-Mendès-France, qui en parle le mieux : « En Afrique, en Europe, en Asie, au Moyen-Orient, en Amérique, Fanon apparaît aujourd’hui comme plus actuel que jamais. Il fait sens pour tous les militants de la liberté et des droits humains, car l’émancipation est toujours l’objectif premier des générations qui arrivent à l’âge de la maturité politique. »
Le rap et Frantz Fanon
Si Fanon est un oublié de l’intelligentsia française, le rap français lui est largement reconnaissant. Les fanonistes les plus remarqués sont certainement ceux qui appartiennent à l’école du “rap de fils d’immigrés” qui est composée de La Rumeur, Anfalsh (et sa tête d’affiche, Casey), Al ainsi que de Shéryo et du groupe Less du Neuf à une époque. Engagés et réfléchis, ces rappeurs ont toujours eu pour priorité de dénoncer les injustices qui frappent principalement les minorités en France. Il n’est donc pas illogique de retrouver dans leur musique des références au penseur antillais. La Rumeur est sans aucun doute le groupe qui montre le plus souvent sa sympathie pour Fanon : on peut apercevoir un exemplaire des Damnés de la Terre sur la couverture de leur mixtape Nord Sud Est Ouest, ainsi que des références plus explicites sur Nature morte ou Le chant des Casseurs. De son côté, Casey n’hésite pas à parler des « pamphlets de Fanon » qu’elle bouquine.
Mais Fanon est une figure appréciée par un large éventail de rappeurs. On pourrait citer parmi eux : Médine, Disiz, M.A.P., Rockin’ Squat, Demi-Portion ou encore Rocé, qui se déclare « lecteur de Kateb, Fanon et consorts ». La raison est fort simple : le hip-hop est un mouvement qui se considère en marge de la société, du moins pour sa partie underground, et dont les activistes sont souvent issus de communautés minoritaires. Le radicalisme de Fanon, son engagement en faveur des peuples du tiers-monde et sa marginalité au sein des milieux intellectuels en font une icône naturelle. C’est certainement pour cela que Youssoupha, dans Noir Désir, peut clamer : « Récupérez vos Voltaire et vos Guevara / Mon histoire est écrite par Frantz Fanon et par Sankara ».
Outre-Atlantique aussi, le Martiniquais est une référence dans les milieux underground, certainement grâce au Black Panther Party. Dès les années 1970, des précurseurs comme Last Poets ou Gill Schott Heron (« Never can a man build a working structure for black capitalism./ Always does the man read Mao or Fanon ») n’hésitaient pas à faire référence au psychiatre.
Fanon n’est cependant pas reconnu uniquement dans le rap comme l’atteste le titre Year of tha Boomerang de Rage Against The Machine.
Nos Desserts :
- Fondation Frantz Fanon
- L’intégrale des œuvres de Frantz Fanon à télécharger
- Écrits sur l’aliénation et la liberté, les éditions La Découverte viennent de publier des inédits de Fanon
- Sur le Black Panther Party : ici et là
- L’Orientalisme d’Edward Saïd, texte fondateur du post-colonialisme
- À propos de la gauche et de la violence sociale sur Slate
- Galaad Wilgos parle de Sorel et de la violence sur son blog
Catégories :Politique
En dessert également : le très beau spectacle de Jacques Allaire, Les Damnés de la Terre (2013), tiré des écrits de Fanon. https://www.facebook.com/jacques.allaire.5