Société

Eva Bellinato : « Lorsqu’on rentre dans une médicalisation à outrance, on crée de la pathologie »

Docteur Patch, 1998

À l’heure où beaucoup des actes de la vie quotidienne sont déjà monitorés, numérisés, la médecine d’État semble n’être plus qu’un bon petit chien de garde participant, profitant et valorisant ce monde-là. Aller toujours plus vite, faire toujours plus, contrôler chaque parcelle d’un corps-machine apparait comme l’avenir que se fixent les toutes-puissantes personnes en charge de l’avenir du monde hospitalier, au grand désarroi de ses petites mains et de certains de ses usagers. Heureusement, d’autres visions existent et tentent de se répandre, proposant de faire mieux, plus simplement et avec un personnel qui a le temps de se permettre l’humanité. Nous avons interrogé Eva Bellinato, sage-femme sortie du milieu hospitalier pour travailler dans une structure qui permet à celles qui le peuvent de mettre au monde de manière physiologique.

Le Comptoir : Est-ce que tu peux m’expliquer en quelques mots ce qu’est le métier de sage-femme ?

Eva Bellinato : EvaUne sage-femme a pour rôle de suivre le bon déroulement de la grossesse, du début jusqu’après la fin de celle-ci, notamment dans le cadre de consultations pré-natales et post-natales. Pour une grossesse qui se passe de manière totalement physiologique, la sage-femme peut être la seule intervenante.

“Grossesse physiologique”, ça veut dire grossesse normale, non pathologique ?

Oui c’est ça, c’est une grossesse qui se passe de manière parfaitement normale. À partir du moment où une grossesse devient pathologique, la sage-femme en réfère au médecin-gynécologue et ils commencent alors à travailler en collaboration. Sage-femme est une profession médicale – même si je ne me considère absolument pas comme un médecin – au sens où je dois savoir dépister le moment où la grossesse bascule de la physiologie à la pathologie via l’examen clinique de la patiente, les analyses de sang et en regardant les comptes rendus des échographies – il y en a trois réglementaires – qui permettent de détecter si le bébé a un retard de croissance, par exemple.

La sage-femme a aussi une fonction importante d’accompagnement des femmes et des couples dans le chemin vers la parentalité qui, faisant écho à leur histoire de vie personnelle, est propre à chaque personne. Il s’agit, ou devrait s’agir, de les rendre autonomes là-dedans. Mon rôle c’est de leur dire « vous savez faire ». Il faut leur redonner confiance dans leur corps, dans le fait de laisser faire. Moi, je m’assure que tout va bien pour qu’on puisse effectivement laisser faire les choses.

« On a la chance davoir une médecine avancée, qui a fait des progrès, mais qui na peut-être pas toujours su sarrêter. »

La majorité des femmes donnent naissance à l’hôpital avec une péridurale qui les soulage des douleurs de l’accouchement. Le risque de complication notamment la met parfois en débat. Qu’est-ce que tu en penses ?

Une péridurale trop fortement dosée peut faire que la femme ne puisse plus du tout se mobiliser. L’idéal serait que toute péridurale soit ambulatoire, c’est à dire qu’elle supprime la douleur mais qu’elle permette aux femmes de garder une certaine mobilité. Ensuite, la péridurale, à mes yeux, peut entraîner la médicalisation d’accouchements qui, parfois, ne le nécessitent pas. Accoucher est un acte physiologique. Généralement, la péridurale ralentit un peu les contractions. Celles-ci ont lieu lorsque le muscle utérin se contracte, lors du travail et de l’accouchement, et dont la force doit permettre au bébé de progresser vers le chemin de la sortie. Lorsqu’elles sont ralenties, on doit alors appliquer des produits, de l’ocytocine de synthèse notamment, pour relancer les contractions. L’ocytocine c’est l’hormone que tu produis quand tu es dans un état amoureux, quand tu as un orgasme, quand tu es bien, et c’est donc cette même hormone qui te donne des contractions. L’ocytocine de synthèse donne des contractions un peu violentes mais puisque tu es déconnectée de ton corps, tu ne sens plus rien. Je généralise beaucoup ici, pour t’expliquer, mais il y a d’infinies variations et nuances dans la réalité. C’est un peu jeter un pavé dans la mare mais si la maman ne sent plus rien, tu peux te poser la question de ce bébé qui ressent les contractions tout seul, car sa maman ne sécrète plus d’endorphines naturelles. Même si le plus important ça reste que la femme se sente bien pour que le bébé se sente bien, il y a quand même cette déconnexion femme-bébé avec la péridurale.

« On nous remercie parfois pour avoir soigné de la pathologie qu’on a nous-mêmes créé. »

À partir du moment où on rentre dans un schéma de médicalisation à outrance – c’est-à-dire dont on n’a pas besoin – on crée de la pathologie. Je ne crache pas sur la médecine non plus, on a fait de grandes avancées mais parfois on en abuse. Pour prendre l’exemple de cette ocytocine, si tu mets trop d’ocytocine, trop vite, tu peux avoir un utérus qui au lieu de faire des contractions régulières fait des contractures. Lorsque ça arrive, tu tournes la maman sur le côté pour augmenter la perfusion utérine et placentaire et tu lui mets des sprays dans la bouche pour que son utérus se relâche bien. Je vais te passer tous les médicaments, mais l’idée c’est bien que tu crées de la pathologie, des bébés qui vont moins bien, une maman toujours plus déconnectée de son corps. Et, au final, tu dois parfois agir pour sortir le bébé en extrême vitesse soit par des forceps soit par une césarienne. Après ça, tu as souvent des couples qui vont te dire « merci, merci beaucoup, j’accoucherais jamais en dehors de l’hôpital, si ça c’était passé en dehors de l’hôpital mon bébé serait mort ». On nous remercie parfois pour avoir soigné de la pathologie qu’on a nous-mêmes créé.

On a la chance d’avoir une médecine avancée, qui permet d’avoir peu de mortalité maternelle, mais qui n’a peut-être pas toujours su s’arrêter. Il y a des dérives. Si on utilise ces techniques quand ce n’est pas nécessaire, ça ne fait pas du bien. À partir de quel moment on décide d’arrêter parce qu’on n’a pas besoin d’aller plus loin ?

Il faudrait laisser faire les choses de manière naturelle quand c’est possible et pouvoir se dire que, si ça se barre en cacahouète, on aura la chance de pouvoir le résoudre avec les moyens médicaux à notre disposition. Il faudrait éviter de vouloir toujours contrôler quand tout quand tout va bien. La vie au sens large c’est quelque chose de naturel, quelque chose de beau, d’imparfait et de différent, et si tu contrôles tout ce n’est plus de la vie.

Il y a la question de la rentabilité aussi, évidemment. Lorsqu’on met de l’ocytocine de synthèse et qu’on fait des péridurales, on a des femmes qui ne crient pas parce qu’elles ne ressentent rien donc et on n’a pas besoin d’être tout le temps à leur chevet. On peut gérer beaucoup de choses en même temps grâce à ce qu’on appelle le monitorage, qui est présent au moment du travail et de l’accouchement quasiment en permanence : c’est un monitoring que tu places sur le ventre avec des capteurs qui enregistrent un tracé médico-légal du cœur du bébé et qui mesurent les contractions. Ces tracés sont retransmis sur des écrans dans notre bureau : ça permet de suivre ce qu’il se passe sans être près des femmes. On peut aussi aller vite puisqu’on accélère le travail avec les ocytocines de synthèse. On est dans une logique d’hyper-rentabilité où on gère tout en même temps, on accélère les choses et, en même temps, on calme pour que ça se passe bien. On n’a pas besoin d’être dans l’humain. C’est dire à quel point dès le départ on est formaté par cette machine infernale qui court après un temps qui n’a pas de sens… Moi ça me choque globalement de me dire que dès ton premier souffle, tu atterris dans une hyper-rentabilité alors que ce qui permet à un bébé de venir au monde c’est d’abord un rapport sexuel et, au moment de l’accouchement, ce sont des contractions qui arrivent par une hormone sécrétée quand tu as le plus de bien-être dans ta vie. Tu casses cette espèce de magie de la vie avec une sur-médicalisation. Ça me pose question. T’as entendu parler de la T2A ?

Non.

La T2A c’est la tarification à l’acte et c’est ça qui a vraiment foutu le bordel. En supprimant les forfaits ça a mis en place un système où plus tu fais d’actes, plus tu touches d’argent. Les ressources d’une structure hospitalière sont calculées à partir de l’activité produite et des recettes qui en émanent. Ça incite à agir, à mettre en œuvre des moyens pour en faire plus et à pratiquer tout un tas d’actes inutiles. Dans le même ordre d’idées aberrantes, même si ce n’est pas un corrélat à la T2A, une césarienne sans complication sera mieux remboursée qu’un accouchement par voie basse !

« L’obstétrique traditionnelle consiste à surveiller un phénomène physiologique en se tenant prêt à intervenir à tous les instants. Lobstétrique moderne consiste à perturber ledit phénomène de telle sorte que l’intervention devienne indispensable à l’heure exacte où le personnel est disponible. » professeur Malinas, Le Dauphiné Libéré, 8 mai 1994

En parlant d’accouchement, en France le terme d’une grossesse est de 41 semaines d’aménorrhée de grossesse. Cette date est celle qui est utilisée pour déclencher un accouchement. Est-ce que c’est quelque chose qui se fait tout le temps ?

Là où je travaille non et à la maternité des Lilas non plus [la maternité où elle a travaillé pendant deux ans, NDLR]. En fait, à la date du terme, on se pose vraiment la question du déclenchement : on va faire un enregistrement de 30 minutes du cœur du bébé, plus une échographie pour vérifier que c’est un bébé qui est à son terme mais qui est toujours bien alimenté, qui bouge bien, qui a un rythme cardiaque normal, qu’il est dans un placenta encore suffisamment performant pour bien l’alimenter et qui à encore assez de liquide amniotique. Deux jours après, on recommence. À 41 semaines plus quatre jours également. Par contre, après 42 semaines, on déclenche quasi systématiquement. Le problème vient surtout du fait que le placenta soit vieillissant – ce dernier étant ce qui fait l’échange entre les apports sanguins de la maman et le bébé.

Dans les endroits où j’ai travaillé, il y a un consensus, assez justifié à mon avis, de se poser la question du déclenchement à partir de 41 semaines d’aménorrhée. Ce qui me pose vraiment problème, c’est que dans des maternités plus privées, certains médecins suivent leurs patientes du début à la fin et les déclenchent avant de partir en vacances pour se faire un peu plus de fric. Dans les structures publiques personne n’a à gagner de déclencher, il n y a pas de rentabilité en jeu.

Concrètement, comment déclenche-t-on un accouchement ?

Alors ça dépend d’abord de la maturité du col de l’utérus. En fonction de sa maturité, on va appliquer telle ou telle hormone (et de manière différente) qui va déclencher des contractions. Ça, c’est la manière classique mais il y a aussi des moyens un peu plus physiologiques, notamment à l’aide d’un tire-lait. En tirant le lait en fin de grossesse, ça va créer une ocytocine pulsative et on peut espérer avoir des contractions qui se mettent en place de manière naturelle. Au CALM, s’il n’y a pas d’urgence à sortir le bébé mais que ce serait quand même bien qu’il arrive, on leur propose notamment ça. Souvent ce qu’on entend c’est qu’il faut marcher, monter et descendre les escaliers alors que ça n’a rien à voir avec ça. J’explique aux femmes qu’effectivement il y a un côté mécanique à l’accouchement, le bébé doit descendre, doit appuyer, mais que l’accouchement arrive surtout de manière hormonale. Et l’hormone qui est principalement en jeu, c’est l’ocytocine. Je développe en disant que c’est celle qu’on produit lorsqu’on est bien : alors après, si elles kiffent vraiment monter et descendre les escaliers, elles peuvent le faire mais si elles ont vraiment envie d’un gâteau au chocolat, ça marchera certainement mieux. Il faut savoir que l’ocytocine est une hormone dont l’antagoniste est l’adrénaline : ça veut dire qu’à chaque fois que tu sécrètes de l’adrénaline, tu diminues ton niveau d’ocytocine. L’adrénaline tu en sécrètes toujours un peu en permanence, tu en sécrètes beaucoup quand tu as super peur mais elle est sécrétée au quotidien à l’éveil de ton cortex cérébral. Le cortex cérébral s’éveille dès que ton attention est en jeu : par la lumière, quand tu es concentré pour écouter quelqu’un, etc. C’est l’hormone de la vigilance en fait. Donc plus tu te sens plus en sécurité, plus tu te crées une vraie bulle, plus tu diminues les lumières, plus tu diminues l’activité de ton cortex cérébral, plus tu fonctionnes dans un cerveau animal, moins tu as besoin d’être vigilant et plus tu sécrètes de l’ocytocine en te sentant bien. L’important c’est que ces femmes se sentent en sécurité et qu’elles soient à l’écoute de ce qui leur apporte du bien-être.

C’est tout ça que vous expliquez aux femmes que vous accueillez au Calm (Comme à la maison) ?

Oui, et c’est aussi pour ça que les chambres ressemblent à des chambres de maison. Il faut peut-être que je t’explique ce que c’est. Le Calm est une structure qui a vu le jour en 2007 ou 2008 et qui a milité jusqu’à présent pour devenir une maison de naissance et pour que les maisons de naissance arrivent en France (elles existent déjà en Belgique et aux Pays-Bas). C’est une association qui a été créée par des sages-femmes mais qui émane d’une vraie demande des gens qui ont envie de quelque chose d’un peu plus physiologique, enfin en tout cas de prendre le temps dans le chemin de la parenté. Cette association se trouve au sein des locaux de la maternité des Bluets. C’est donc une maison de naissance intra-hospitalière, indépendante mais rattachée à une structure hospitalière. Ce rattachement est une demande des pouvoirs politiques. Il faut des maisons de naissance mais avec des grosses barrières de sécurité autour, ça les rassure. En Belgique par exemple, les maisons de naissance ne doivent pas être à plus de dix minutes en transport d’une structure hospitalière, mais elles n’ont pas à être collées à l’hôpital non plus comme c’est le cas pour nous.

Un décret est passé en juillet 2015 pour l’autorisation de l’expérimentation des maisons de naissance. On a dû faire un dossier d’expérimentation décrivant comment on envisageait la chose financièrement, etc.. Neuf projets ont été retenus en novembre, dont le Calm. Qu’est-ce que ça va changer ? À la base, cette association faisait déjà de l’accompagnement global à la naissance : c’est le suivi par la même sage-femme du début (à partir de 8 semaines d’aménorrhée) à la fin de la grossesse en passant par l’accouchement et puis le retour à domicile précoce, c’est-à-dire dans les heures qui suivent l’accouchement. Le but ce n’est pas l’accouchement, c’est vraiment le cheminement vers la parenté et ce n’est pas un travail qui peut être fait en deux séances, c’est pour ça qu’on préfère prendre en charge le plus tôt possible. En général, je vois une femme 7-8 fois avant son accouchement lors de longues séances (autour d’une heure et demi généralement). Si la femme est suivie dans un cadre hospitalier plus classique, hors consultations privées, elle verra des personnes différentes à chaque fois et la consultation durera 20 minutes en général. Ça va très vite en fait, ça s’axe surtout sur ce qui est médical, rarement sur le vécu personnel.

Ça, c’est donc ce qu’on faisait déjà. Par contre, on faisait les accouchements sur plateau technique : le travail depuis les premières grosses contractions se faisait dans nos locaux, dans nos chambres et lorsqu’on arrivait à la dilatation complète (quand le bébé va bientôt arriver), on prenait un couloir et on montait dans la maternité des Bluets pour la naissance, on restait deux heures après la naissance et puis on redescendait dans la chambre dans laquelle elle avait fait tout son travail, dans le calme quoi, dans les locaux du CALM. En cela, ce n’était pas une “vraie” maison de naissance puisque la naissance à proprement parler se déroulait hors les murs. Ce qui change avec ce décret, c’est qu’on pourra faire l’accouchement dans nos salles à nous. C’est démédicalisé forcément. À partir du moment où on a besoin de médicaliser l’accouchement ou la grossesse, on fait un transfert avec la maternité partenaire, en l’occurrence avec la maternité des Bluets. Démédicaliser, ça veut dire pas de péridurale, rien. C’est pas non plus en mode hippie, il y a une grosse surveillance. S’il y a la moindre pathologie, on transfère. Ne pas trop médicaliser ça veut aussi dire mettre tous ses sens aux aguets : tu écoutes la maman et le cœur du bébé, tu regardes si elle perd du sang, en quelle quantité, à quoi ça ressemble. Avec l’habitude, sa voix change, tu sais évaluer si les choses progressent, tu n’as pas besoin d’intervenir tout le temps, de tout toucher. Mais tu dois être très vigilante. Si, à un moment, on a un doute sur ce qu’on entend et ce qu’on voit, on pose un monitoring. On prend également les paramètres vitaux de la maman à son arrivée.

Par exemple mon avant-dernier accouchement, c’était chouette. C’était son premier bébé. Elle m’appelle au téléphone et elle me dit « Ça y est Eva ! J’ai des contractions, là par exemple j’en ai une ! », elle était hyper contente ! Je lui réponds « C’est bien, ça commence mais tu me parles bien en tout cas pendant tes contractions, donc je pense qu’on peut se laisser un peu de temps », Elle me répond « Ah ouais je n’arriverais plus à parler tout à l’heure ? » et je dis « Ooooh bin tu verras ! Mais, en tout cas, surtout repense à ce que je t’ai dit “ocytocine, ocytocine hein” ! Fais des trucs qui te font plaisir, ce que tu veux mais fais-toi du bien ! ». Je raccroche et lui dis de me tenir au courant. Deux heures après c’est son mec qui m’appelle et qui me dit « Écoute Eva, là vraiment… (et je l’entends crier derrière) je pense qu’elle a rompu sa poche des eaux », je le rassure et lui dis qu’on se rejoint au CALM. On est arrivés, je l’ai mise dans la chambre j’ai éteint toutes les lumières, j’ai écouté son bébé, il allait bien et on est restées trois heures dans la chambre avant d’aller accoucher sur le “plateau technique” des Bluets. Pour un premier bébé c’est excessivement rapide. Je ne l’ai pas examinée une seule fois, je n’ai pas du tout regardé son col. À un moment, elle me dit « Je sens ma vulve qui commence à s’écarter et j’ai mal dans le coccyx, c’est normal ? » et là je vois la tête du bébé qui arrive ! On est donc montées, elle s’est mise à quatre pattes par terre et elle a accouché, elle était dans le noir.

Tu as dit qu’elle avait accouché à quatre pattes, ça m’interpelle. Classiquement, on pense que les femmes accouchent couchées sur le dos, dans les hôpitaux en tout cas. La position “naturelle”, sans péridurale qui t’empêche de bouger, c’est autre chose alors ?

En fait, on essaie d’amener les femmes dans une bulle de physiologie où vraiment elles vont déconnecter leur cortex. Les femmes qui accouchent physiologiquement, celles que je vois, elles sont dans un état animal et je travaille sur ça pendant toute la grossesse. Je leur dis qu’au moment du travail si à un moment elles ont envie de se jeter par terre parce que c’est froid et que ça leur fait du bien d’avoir de la fraîcheur, il ne faut pas hésiter à le faire. Il ne faut pas qu’il y ait d’inhibition, il faut qu’elles puissent faire vraiment ce qu’elles entendent. C’est la même chose pour la position d’accouchement. Parfois, certaines me demandent si elles peuvent accoucher dans l’eau et je leur réponds qu’évidemment si tout va bien elles pourront, mais qu’il ne faut pas se fixer sur le fait d’accoucher dans l’eau parce qu’au moment même, instinctivement, peut-être qu’elles n’auront absolument plus envie d’aller dans l’eau. Si elles se focalisent trop sur ce projet d’accouchement dans l’eau, ça ne va justement pas leur permettre d’accoucher de manière complètement instinctive et de se déconnecter. On ne peut pas prédire par avance. Rien n’est obligatoire, chaque femme, au moment d’accoucher, doit pouvoir se mettre dans la position qu’elle veut et c’est ça le plus important. Il y a énormément de femmes qui accouchent à quatre pattes. Moi, je ne fais rien, le bébé sort et je suis juste là à le retenir. Dans la majorité des cas, je ferme ma gueule. En temps de physiologie, le bébé sort tout seul et la femme pousse même pas, il n’y a pas ce « allez-y, poussez, poussez, poussez » ! L’utérus de la femme contracte de manière vraiment régulière et pousse le bébé tout seul. C’est irrépressible, la femme ne peut pas le retenir, ça se fait tout seul. Par contre, effectivement, si elle a une péridurale dans laquelle elle ne sent plus rien, c’est toi qui doit toucher le ventre de la maman ou bien tu vois la contraction monter sur le monitoring et tu lui dis que là, elle peut pousser. Sans péridurale, elle sent tout et moi je n’ai rien besoin de faire. Donc non, le décubitus dorsal [la position couchée sur le dos, NDLR] en physiologie, c’est pas courant. C’est une position qui a été inventée par des médecins parce qu’elle est plus pratique pour eux mais c’est anti-physiologique dans le sens où le bébé descend vers le bas et être couchée sur le dos, ça n’aide pas du tout. Instinctivement, jamais elles ne vont s’allonger sur le dos parce qu’elles sentent que ça ne va pas les aider. Elles n’y réfléchissent pas mais elles le sentent.

Dans le cadre d’un accouchement physiologique, est-ce qu’il y a beaucoup d’épisiotomies ?

Non, il n’y en quasiment pas. Tu fais bien d’employer le terme “accouchement physiologique” que je préfère à “accouchement naturel”. “Naturel” ça fait un peu, pour moi, relié à un courant de mode alors que “physiologique” c’est vraiment ce qui est. Le fonctionnement physiologique c’est celui qui est normal, qui a lieu quand on laisse faire les choses.

Il y a un point qu’il est important de préciser : au CALM, on ne suit que des grossesses à bas risque. On a des transferts en cours de grossesse parfois, parce qu’il y a des choses qu’on ne connait pas à l’avance et qu’on ne peut détecter qu’en cours de grossesse (comme la position du placenta). Il y a cette sélection dès le début de la prise en charge et si on ne peut pas assurer le suivi, on va alors orienter vers des maternités qui sont plus axées vers la physiologie, comme la maternité des Lilas ou celles des Bluets, qui sont médicalisées mais dont le personnel hospitalier est sensibilisé à la physiologie et au choix des femmes. Ils ont des contraintes, cependant, qui font qu’ils ne peuvent pas toujours tout respecter mais ils ont cette sensibilité.

Ce sont des contraintes qui sont imposées à quel niveau?

C’est juste qu’à partir du moment où, par exemple, il y a deux ou trois sages-femmes par garde et qu’il y a neuf femmes qui font leur travail à ce moment-là, les sages-femmes ne peuvent pas se dédoubler et être toujours avec la même femme donc tu es obligée de médicaliser un peu plus pour pouvoir surveiller par des écrans, etc. Il n’y a pas la même disponibilité. Nous, effectivement, on n’aura jamais plus d’une femme en travail à suivre. On a donc la possibilité de mettre nos sens en éveil et de prendre le temps pour observer ce qu’il se passe. Une femme ne crie pas pareil en début et en fin de travail : quand elle change de cri ou de comportement, on sait que les choses progressent, on n’a pas besoin de faire un toucher vaginal pour savoir que le col bouge bien. On le sait parce qu’on écoute. Quand tu as plusieurs personnes, tu ne peux pas faire ça. Quand tu as une charge administrative énorme – parce que c’est aussi ça dans les hôpitaux – tu n’as plus la même disponibilité auprès de tes patientes.

Ce sont donc des contraintes qui sont directement imputées au contexte, au mode de fonctionnement des hôpitaux actuels. Quand je travaillais à la maternité des Lilas par exemple, j’ai passé des gardes où je devais me démultiplier en 10 et c’est hyper frustrant de travailler dans ces conditions, en plus d’être stressant (avec tout ce que ça implique derrière).

Tout à l’heure tu disais que vous assuriez aussi le retour à domicile précoce, ça veut dire quoi ?

La femme reste en surveillance 6 à 8 heures après son accouchement et puis, elle rentre chez elle. Nous, on est joignable tout le temps. Ensuite, on va les voir au minimum au premier, troisième et cinquième jour, après la naissance. Trois fois en tout. Mais on peut aussi aller les voir tous les jours les sept premiers jours si elles en ont besoin. Elles sont chez elles. Souvent, le retour à domicile précoce est ce qui leur fait plus peur et, au final, c’est ce dont elles sont le plus ravies. Quand tu es à la maternité, dans les 3-4 jours après la naissance, on ne tient pas vraiment compte de ton vécu personnel parce qu’on ne peut pas faire autrement, malheureusement : on frappe à huit heures à ta porte parce que c’est l’heure du tour de garde de la sage-femme alors que, peut-être, tu as passé une super mauvaise nuit parce que ton bébé n’a pas arrêté de pleurer et qu’il dort enfin. Si tu es chez toi, tu dors dans ton lit qui est quand même plus confortable, tu n’entends pas le bébé de ta voisine qui pleure à côté, tu as ta famille avec toi, tu peux appeler ta sage-femme si tu as besoin. Et puis on les connait bien, elles peuvent vraiment nous appeler pour des conseils, pour qu’on les rassure. C’est pas des potes mais on a un lien particulier.

Ce que tu dis me fait penser aux externalités en économie, c’est-à-dire les coûts dont on ne tient pas compte mais qui font pourtant partie du coût final des choses. Si on pense uniquement en termes de rentabilité, et si on calculait le coût de garder des femmes à l’hôpital pendant 3-4 jours après leur accouchement, plus celui des molécules de synthèse et de tout l’arsenal médical mobilisé pour un accouchement dans des conditions “conventionnelles” et contrôlées, je me demande si on ne se rendrait pas compte qu’on final ça coûte beaucoup plus cher au “système” (et non directement à l’hôpital) de vouloir faire plus vite avec moins de monde et de manière plus encadrée.

Ça c’est une vraie question. Après je me dis que ceux qui gèrent ça sont suffisamment malins pour avoir calculé tout ça. Enfin j’en sais rien, je suis pas économiste.

« Ce qui importe aujourd’hui ce n’est pas la physiologie à tout prix mais bien que les femmes puissent avoir le choix d’accoucher comme elles le veulent »

C’est payant d’accoucher au CALM ?

Oui c’est payant… Malheureusement ! Une partie est prise en charge par la sécurité sociale mais on fait des dépassements – nécessaires car les consultations durent une heure et demi, on ne peut en faire que cinq par journée maximum. Pour une heure et demi, c’est 80 euros. Sur la totalité de la grossesse (sept consultations, sept préparations, l’accouchement, et les visites à domicile), le dépassement total est d’environ 1000 euros dont, en général, une bonne partie est prise en charge par la mutuelle. Quand on a des personnes à la CMU on réduit nos dépassements. Le dépassement s’explique également par le fait que nous sommes quasi en permanence d’astreinte donc disponibles et prêtes à quitter ce que l’on fait à tout moment (jours et nuits). Tu ajoutes à cela les réunions régulières que l’ont fait, l’importance des montants que nous demande l’URSSAF et nos charges. Au final, on n’est vraiment pas très riches ! On aimerait que la sécu prenne mieux en charge ce suivi global dont tout le monde devrait pouvoir bénéficier. Avec l’expérimentation et la demande croissante, ça va peut-être évoluer… Ceci étant dit, pour moi ce qui importe aujourd’hui ce n’est pas la physiologie à tout prix mais bien que les femmes puissent avoir le choix d’accoucher comme elles le veulent. Donc pour celles qui sont rassurées par l’hospitalier c’est très bien mais pour les autres, c’est un autre combat…

Nos Desserts :

  • Les premières pages du Guide de la grossesse à lusage des parents pour « remettre [ces derniers] au centre de l’offre de soins» d’Alain Tortosa, psychothérapeute que le cheminement pour devenir père a poussé à prendre la plume.
  • Interview radiophonique de Marianne Nosi, la co-présidente du CALM
  • Récit d’un suivi de grossesse et d’un accouchement physiologique
  • La mise au point en 2012 d’un collectif de sages-femmes et de gynécologues-obstétriciens sur les maisons de naissance et en 2015 par la Présidente du Conseil national de l’Ordre des sages-femmes

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7 réponses »

  1. Magnifique.
    Mille mercis pour ce document. Enfin à l’écoute des femmes et des voix de leur corps dans un événement majeur de leur vie. Et l’enfant est accueilli en humain, par des humains, chez les humains.
    Que CALM puisse trouver l’audience qu’il mérite
    Merci à Alizé pour ce témoignage d humanité

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