Le Comptoir : Pourquoi avoir choisi cette période spécifique – 1825-1860 – pour parler du socialisme du XIXe siècle ?
François Jarrige : L’ouvrage explore les débuts du mouvement dit “socialiste” et propose un tableau des premiers socialistes en étudiant le foisonnement de leurs écrits et de leurs doctrines, le lent cheminement de leurs aspirations à l’ère des intenses bouleversements politiques et industriels qui commencent à transformer les sociétés européennes dans la première moitié du XIXe siècle. La période étudiée court ainsi des années 1820 aux années 1860, entre l’apparition du néologisme “socialisme”, la répression qui suit l’échec de la Seconde République et le durcissement du Second Empire. C’est un moment très singulier où le champ des possibles semble largement ouvert, où le langage se réinvente, même si les interdits juridiques et administratifs contraignent beaucoup de militants à la prudence et la clandestinité. Après 1864 – année de création de la Première Internationale – puis l’expérience de la Commune en 1871, le socialisme prendra un visage très différent sur le plan doctrinal comme sur celui de l’organisation, avec l’apparition à l’orée du XXe siècle des grands partis de masse. Pour les réformateurs de la première moitié du XIXe siècle qui constitue le cœur de l’ouvrage, l’individualisme et la concurrence triomphent partout, l’agitation politique et les bouleversements socio-économiques incessants créent incertitude et insécurité sociale. Dans le contexte qui suit la Révolution française de 1789, les socialistes tentent de répondre à ces enjeux.
« Il faut bien comprendre qu’à l’époque, la séparation entre intellectuels et monde ouvrier n’existait pas réellement, et pas davantage la séparation entre experts et profanes. »
À trop se concentrer sur les intellectuels et les personnalités marquantes (Saint-Simon, Cabet, Proudhon, Leroux…), n’y a-t-il pas un risque d’aveuglement quant à la créativité spontanée des masses et des mouvements ? Le penseur polonais Jan Waclav Makhaïski (Le socialisme des intellectuels) disait par exemple que « la cause ouvrière ne figure pas dans les œuvres savantes des socialistes. C’est dans les mouvements spontanés des masses ouvrières elles-mêmes qu’elle se trouve. »
Je ne crois pas que l’ouvrage se concentre trop sur les intellectuels et les personnalités marquantes aux dépens de “la créativité spontanée” des masses : il tente au contraire de sortir de la focalisation habituelle sur les grands textes et les auteurs canonisés par la postérité pour retrouver la profusion des écrits plus ou moins obscurs et oubliés. Chacun des vingt-huit chapitres qui composent le livre présente un journal, ses idées et ses rédacteurs, chacun représente donc une tendance du mouvement socialiste en gestation. Il n’y a pas que des auteurs canoniques et marquants mais également de nombreux anonymes, des ouvriers et artisans oubliés comme les rédacteurs du journal L’Atelier, ceux de la petite presse “rouge” publiée d’une façon éphémère durant le printemps 1848, ou encore les premières militantes féministes comme la brodeuse Suzanne Voilquin. Par ailleurs, les auteurs de l’ouvrage souhaitent précisément sortir de l’alternative habituelle entre théorie et pratique, intellectuels et militants anonymes en montrant combien ces questions étaient déjà au centre des analyses à l’époque et combien les frontières entre les intellectuels et les masses − notions d’ailleurs anachroniques pour cette période − étaient encore loin d’être stabilisées. Les rédacteurs ouvriers du journal L’Atelier mettaient ainsi un point d’honneur à n’accepter les hommes de lettres et les intellectuels bourgeois qu’en tant que correspondants, réservant le titre de rédacteurs aux seuls ouvriers véritables. Mais il faut bien comprendre qu’à l’époque, la séparation entre intellectuels et monde ouvrier n’existait pas réellement, et pas davantage la séparation entre experts et profanes. Les écrits circulaient dans les masses urbaines de multiples manières, et la publication d’un journal participait pleinement des mouvements et de la créativité populaire à une époque où il était assez facile d’imprimer une feuille périodique, en dépit de la répression et de la surveillance des autorités.
La suite de cet entretien a été publiée dans le premier numéro de la Revue du Comptoir.
Catégories :La Revue du Comptoir n°2