Culture

Philippe Villard-Mondino : « L’écriture donne la possibilité d’expérimenter l’empathie »

Philippe Villard-Mondino vient de créer sur Lyon avec Mickaël Jimenez-Mathéossion et Ludovic Villard — connu par les amateurs de rap sous le blaze de Lucio Bukowski —, Les gens du blâme, maison d’édition dédiée à la littérature. Il vient en outre d’y publier son premier roman, « Le carnaval des ogres ». Ce dernier narre l’histoire de Soghomon Tehlirian, connu pour avoir assassiné à Berlin Talaat Pacha, leader des Jeunes-Turcs et principal responsable du génocide des Arméniens de 1915. Nous avons décidé de revenir avec Philippe Villard-Mondino sur la création de sa maison d’édition et sur son livre.

Le Comptoir  : Vous venez de monter avec Mickaël Jimenez-Mathéossian et Ludovic Villard, Les gens du blâme. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce projet ?

philippe-villardPhilippe Villard-Mondino : Ce projet a vu le jour il y a un peu moins de deux ans. Depuis longtemps, nous partageons tous les trois une grande passion pour les livres et nous échangeons beaucoup autour de ça. L’idée de publier s’est presque imposée d’elle-même, nourrie par les rencontres que nous avons pu faire : éditeurs, journalistes, auteurs, acteurs de l’écriture, du monde des livres et des mots, dans le cadre de nos vies personnelles et professionnelles.

Le projet des Gens du Blâme consiste à publier des textes en dehors de toute autre logique que celle du coup de cœur et de l’envie. Nous nous définissons d’ailleurs plus comme un “collectif éditorial” que comme une maison d’édition, au sens strict du terme, un collectif ou toutes les idées ont leur place. Nous n’avons pas de “ligne” particulière. Nous ne fonctionnons qu’à l’instinct. Une dimension importante de notre démarche est d’avoir observé ce qui se faisait dans d’autres secteurs artistiques, en particulier autres que l’édition, notamment les collectifs musicaux qui pratiquent une autre manière de produire et de vendre en direct. Il est intéressant de constater qu’aujourd’hui, une structure assez organisée peut produire et diffuser son travail, même modestement, sans l’aide de personne, à condition d’y mettre les moyens humains et un peu de créativité, et bien sûr, grâce à l’utilisation des réseaux sociaux. Cependant, concernant la question du livre, je pense que nous n’en sommes qu’aux prémices, car c’est un secteur moins souple et les “grosses maisons” tiennent encore les manettes de la distribution. Alors, on a décidé de foncer !

« Nous sommes de petits artisans, rien d’autre. »

Monter une maison d’édition à une époque où les ventes sont en chute libre, n’est-ce pas du suicide commercial ?

Notre objectif est de défendre un projet après l’autre, et de tous s’y coller. Nous sommes de petits artisans, rien d’autre. Nos premiers tirages se situent entre 500 et 1000 exemplaires, et nous préférons réimprimer, si nécessaire, plutôt que de prendre des risques inconsidérés. Ça fait partie d’une démarche qui demande un investissement humain important et direct, de la part de chacun. Je crois que cette prudence est importante, car effectivement, le domaine de l’édition est compliqué et il est difficile d’avoir la garantie d’écouler un texte avec un tirage important. Nous ne sommes, de toute façon, pas là pour faire des “coups”, sinon, nous aurions choisi un autre secteur. Nous préférons naviguer à vue et en vitesse de croisière.

Sur la 4e de couverture de votre livre, apparaît une citation non sourcée : « Je fais tourner mon télégraphe comme un orgue. Je joue moi-même le requiem de ce peuple ancien. » D’où vient-elle et pourquoi l’avoir choisie ?

Cette citation prend sa source dans le récit même. Cette phrase symbolise pour moi assez bien la décision et le passage à l’acte de Talaat Pacha d’en finir avec les Arméniens, pour créer un ordre nouveau, un ordre qui redessine une géographie, mais aussi une sociologie et une histoire. Son objectif est l’effacement de ce peuple, ainsi que d’autres minorités de l’Empire ottoman. À cette époque, cet empire est en train de rendre son dernier souffle et Talaat, avec ses acolytes ont senti qu’ils avaient peut-être rendez-vous avec l’histoire. Ce sont plus des aventuriers qu’autre chose, de ceux que l’on rencontre souvent au moment des grands bouleversements historiques et qui, par leur audace et leur énergie, parviennent à fédérer les hommes et à se hisser au sommet du pouvoir, avec souvent, des conséquences désastreuses.

Talaat Pacha a commencé sa carrière comme postier puis télégraphiste. Dès le début du génocide, il envoyait lui-même les ordres de déportation dans les préfectures. Il avait en effet conservé l’habitude de télégraphier de chez lui, directement de sa machine. Ce sont d’ailleurs ses télégrammes qui seront retrouvés et publiés par un journaliste arménien, Aram Andonian, et qui constitueront une preuve implacable. Bien que contestés par ses partisans et supporters, ses télégrammes constituent une preuve directe de sa responsabilité dans la décision de déporter les arméniens.

« À la minute où il a débuté, le procès de Tehlirian s’est transformé en procès de Talaat Pacha. »

Votre roman raconte l’histoire de Soghomon Tehlirian, connu pour avoir assassiné Mehmet Talaat Pacha, leader du mouvement Jeunes-Turcs et principal organisateur du génocide arménien. Pourquoi avoir choisi cette figure et ce sujet ?

soghomon_tehlirian_1921J’ai découvert l’existence de Soghomon Tehlirian dans le roman de Philippe Videlier, Nuit turque, publié chez Gallimard en 2005, livre que j’ai chroniqué à cette époque pour le magazine France Arménie. Quelques mois plus tard, j’ai à nouveau rédigé une chronique, radio celle-ci, sur l’anniversaire de l’exécution de Talaat. C’est à ce moment là que j’ai pris conscience que la stature de héros de Tehlirian, dans les milieux arméniens en particulier, ne laissait guère de place à la dimension psychologique du personnage. Et ce qui m’intéressait, c’était justement de comprendre les états d’âme de ce jeune vengeur de 21 ans, envoyé sur une mission d’une importance considérable.

À partir de là, j’ai souhaité approcher un peu plus sa personnalité, pour mieux comprendre son acte, ce qui n’est pas le plus difficile en soi, mais surtout pour essayer de faire entendre sa voix, et le suivre sur le tortueux chemin qu’il emprunte, du moment qu’il s’engage dans les bataillons du Caucase, alors qu’il n’a pas encore 18 ans, jusqu’à l’acte de vengeance contre Talaat et le procès qui suivra. J’ai refusé de croire que, comme on a pu nous le laisser penser, il n’était qu’un simple militant qu’on a recruté pour une mission banale. C’est tout ce qui se dissimule dans l’angle mort du récit bien construit de son histoire qui m’a intéressé.

L’autre personnage principal de ce récit, c’est évidemment Talaat Pacha, grand vizir, leader audacieux des Jeunes-Turcs, d’abord promoteurs des idéaux de modernité, mais qui vont, une fois le pouvoir conquis, plonger la nation ottomane dans la violence et le nationalisme le plus déviant. Talaat n’est pas seul aux commandes de cette dérive, deux personnages de premier plan forment avec lui un triumvirat, il s’agit d’Enver Pacha et de Djemal Pachal. Ils sont d’ailleurs désignés comme “les trois pachas”. Djemal Pacha, ainsi qu’un certain nombre de leaders issus du premier cercle des Jeunes-Turcs, seront également abattus par des commandos de l’Opération Némésis. Enver Pacha trouvera la mort dans des conditions obscures, aux confins du Tadjikistan. Talaat est presque inconnu du grand public, il est pourtant le responsable direct de la planification du génocide des Arméniens et de celui des Assyro-Chaldéens de l’Empire ottoman, qu’on évalue aujourd’hui à plusieurs centaines de milliers de morts.

Pour la philosophe Hannah Arendt, Tehlirian aurait « insisté pour être jugé », afin de « montrer au monde et grâce à l’exposition judiciaire, que des crimes commis restaient impunis ». En quoi cet acte a selon vous permis de mieux comprendre les crimes commis par les Jeunes-Turcs ?

mehmet_talat_pashaÀ la minute où il a débuté, le procès de Tehlirian s’est transformé en procès de Talaat Pacha. Avant tout, il faut rappeler que derrière l’acte de Tehlirian, il y a une organisation, un parti politique, la Fédération révolutionnaire arménienne, communément appelé parti Dachnak.

Dans le cadre de l’Opération Némésis, une cellule est montée à l’intérieur du parti, pour dresser la liste des criminels et structurer des opérations d’identification et de d’infiltration. Il n’y a aucun acte isolé. L’Opération Némésis a été savamment pensée et méthodiquement organisée. Le procès de Tehlirian va rappeler que Talaat a été condamné lors du procès des Unionistes (les Jeunes-Turcs sont issus du comité Union et Progrès). Lui et les autres responsables ont été jugés par une cour martiale, mais grâce à leurs complicités allemandes, ils ont réussi à s’enfuir. C’est comme ça que Talaat s’est retrouvé à Berlin. C’est donc la sentence de ce jugement que viennent exécuter les vengeurs de Némésis. Ils en accomplissent la sentence, pourrait-on dire. Ils rendent la justice et ils sont prêts à assumer les conséquences de leurs actes. Tehlirian dira d’ailleurs, « Je ne suis pas un criminel ! » Ce n’est pas pour se décharger de la responsabilité de son acte qu’il dit cela, mais pour l’inscrire dans un processus de justice rendue.

Ce procès est donc une formidable tribune, et les leaders arméniens le savent. Tehlirian sera défendu par des sommités du droit allemand. La presse étrangère est présente, et de nombreux témoins sont appelés à la barre, ainsi que de hauts fonctionnaires et des diplomates étrangers en poste en Turquie au moment des faits. Lors de ce procès, le crime commis par les Jeunes-Turcs est disséqué, commenté, analysé, et bien sûr, reconnu. À l’issu de ces deux jours de procès, Soghomon Tehlirian est acquitté.

Il y a quelques années, Nicolas Sarkozy, alors président de la République, a tenté de promulguer une loi pénalisant la négation du génocide arménien. Comment avez-vous perçu ce débat à l’époque ?

Je ne me suis pas sérieusement intéressé à cette question. J’étais à ce moment là un peu déconnecté de l’actualité franco-arménienne, même si j’entendais un certain nombre de commentaires sur le sujet. Le fait qu’un président en activité prenne position sur ce sujet compliqué, attire inévitablement la suspicion. Il est clair que cette proposition est rapidement apparue comme relevant d’une manœuvre politique, afin de s’attirer les bonnes grâces de l’électorat arménien. Ce que Nicolas Sarkozy a peut-être perçu, c’est la fragilité, voire l’instabilité de cet électorat aujourd’hui. Il ne fallait donc pas tomber dans le panneau, surtout que cette question est une question sensible où la dimension émotionnelle joue un grand rôle.

« Je ne suis pas un historien, ce qui me laisse la possibilité, même si ce récit repose sur une trame historique soigneusement travaillée, de dépasser certaines conventions d’écriture. »

Dans votre roman, vous changez de narrateur d’un chapitre à l’autre ? Pourquoi avoir fait ce choix ? N’avez-vous pas peur de perdre le lecteur ?

carnavalMon but était de raconter une histoire dans l’Histoire, d’où cette alternance de “tableaux” qui se resserrent ensuite autour de Tehlirian. L’histoire s’étale sur plusieurs décennies, alors, pour raconter ça, je n’ai voulu céder à aucun code narratif, d’abord parce que ça ne m’intéresse pas, et ensuite pour chambouler un peu le lecteur. J’ai l’impression que ce dernier n’a pas été trop dérouté par cette forme, sûrement parce que le texte est relativement court. L’idée était de tout ramener, une fois la toile historique posée, à l’acte de Tehlirian et au procès.

Je ne suis pas un historien, ce qui me laisse la possibilité, même si ce récit repose sur une trame historique soigneusement travaillée, de dépasser certaines conventions d’écriture. C’est pour cela que je crois en la littérature. Le circuit narratif amène le lecteur à vivre une expérience où la distance nécessaire à l’analyse, que l’on trouve dans l’essai ou le travail historique, peut être rompue. Il s’agit d’autre chose. J’espère que la plupart des lecteurs l’ont compris. De toute façon, je n’avais pas d’autre choix. Cette façon de faire s’est imposée à moi, vraiment ! Certains passages de ce texte m’échappent complètement. À mon sens, ce qui est intéressant dans le processus de création, c’est d’essayer d’inventer une façon bien à soi de dire, d’écrire, de jouer, de raconter, de façonner modestement quelque chose qui nous est propre. L’instinct prend une place très importante dans tout ça.

« Je pense que la littérature est un espace où l’engagement peut s’exprimer de façon assez direct. »

Votre premier roman est finalement très politique. La littérature doit-elle être selon vous toujours engagée ?

Je ne sais pas. Cela dépend déjà de ce que l’on entend par engagement. Je considère personnellement que l’acte d’écrire relève déjà d’une forme d’engagement, dès lors que l’on imagine adresser son texte à un lectorat. Bien qu’elle recourt à l’imagination, la littérature ne consiste pas à dire n’importe quoi. Une imagination séparée des sentiments ne peut pas toucher en profondeur le lecteur. Les jeux d’écriture et les techniques de composition ne peuvent rien y changer, mais ils peuvent servir à nourrir ce lien que l’auteur cherche à établir avec le lecteur, en produisant une musique particulière, en établissant un canal sur lequel ont peut se mettre en phase. C’est le « Cherche comment dire ! », auquel nous devrions nous astreindre plus souvent. C’est aussi le credo affiché des Gens du Blâme.gens-du-blame

Je pense que la littérature est un espace où l’engagement peut s’exprimer de façon assez direct, parce que l’écriture donne la possibilité de vivre quelque chose de très fort et surtout, d’expérimenter l’empathie. Azar Nafisi, une romancière et enseignante de littérature d’origine iranienne, parle magnifiquement de ce processus, auquel j’identifie volontiers ma démarche. « Un roman n’est pas une allégorie. C’est l’expérience, à travers nos propres sens, d’un autre monde. Si vous n’entrez pas dans ce monde, si vous ne vous impliquez pas dans ce qui va leur arriver, vous ne connaîtrez pas l’empathie, et l’empathie est au cœur du roman. Voilà comment il faut lire la fiction, en inhalant l’expérience qu’elle vous propose… Seule la littérature apprend à se mettre à la place des autres, à comprendre leurs contractions. »

Bon, force est de constater qu’il existe aussi une littérature du non-engagement, qui propose au lecteur de se “vider” la tête, de se relaxer ou se divertir. Je me garde bien de juger, car l’acte de lire est un acte nourrissant en soi. Dans La littérature en péril, Tzvetan Todorov nous dit, « Une conception étriquée de la littérature, qui la coupe du monde dans lequel on vit, s’est imposée dans l’enseignement, dans la critique et même chez nombre d’écrivains. Le lecteur, lui, cherche dans les œuvres de quoi donner sens à son existence. Et c’est lui qui a raison. »

Quels sont les prochains projets de votre maison d’édition ?

Un recueil de poésie signé Ludovic Villard va bientôt paraître, fin du premier trimestre, si tout va bien. Nous aimerions ensuite continuer à publier des textes choisis, c’est-à-dire qui répondent seulement à cette exigence du cœur dont j’ai parlé. Nous sommes en lien avec des acteurs de la petite édition, dans le but de publier également des choses en séries limitées, car l’objet livre nous touche et nous inspire beaucoup. Et puis nous commençons à réfléchir à des choses plus illustrées, mais sans les rattacher spécialement à un support ou une thématique particulière. Nous avons le cœur et l’esprit ouverts aux rencontres et aux échanges.

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