Culture

Lucio Bukowski : « Il ne peut y avoir de changement que par le bas »

Membre du collectif lyonnais L’Animalerie, Lucio Bukowski est un rappeur atypique. Loin des clichés – parfois justifiés – sur le rap, le MC préfère parler dans ses textes de littérature, de poésie et de philosophie, plutôt que d’armes, de « biatch » et de « bicrave », sans pour autant tomber dans le rap conscient. Nous avons profité d’un passage sur Paris où il était accompagné de ses compères Anton Serra et Oster Lapwass, avec lesquels il vient de sortir un album commun, pour le rencontrer. « Accoudé au Comptoir, [il] raconte [sa] vie à une Stella Artois » (enfin, un café, en l’occurrence, il était 9 h du mat’).

Le Comptoir : Ton rap s’inspire beaucoup de la littérature et de la poésie. Irais-tu, comme Kery James, jusqu’à dire que « les rappeurs sont les héritiers des poètes » ?

Lucio Bukowski : Il a dit ça, Kery James ?

Ouais, dans son morceau avec Aznavour

Est-ce que la poésie est bien définissable ? Quand les surréalistes sont arrivés, on a dit que ce n’était pas de la poésie, car ce n’était pas Ronsard. Ensuite, quand les surréalistes ont été acceptés, des plus modernes sont arrivés et ont dit que ce n’était pas de la poésie. Est-ce que dans vingt ans, on dira que les rappeurs sont des poètes au même titre que des André Breton ? Je ne sais pas. Est-ce que la poésie, c’est de la rime ? Pour moi, la peinture ou le cinéma sont également de la poésie. Donc la musique peut en être, surtout dans le rap où le texte est prédominant. Quand tu écoutes de la chanson française, en général, tu n’as pas autant de texte, il y a vingt phrases dans la chanson. Sauf chez certains qui écrivaient beaucoup, comme Brassens.

Au niveau de la poésie, de la façon de chanter les femmes par exemple, tu lui ressembles, à Brassens…

brassens

Georges Brassens

Je prends ça comme un compliment. C’est une ressemblance dont on parlait, avec Anton, concernant la structure du texte. Par exemple, et c’est typique de la poésie, quand on répète la même phrase à la fin de chaque couplet, ou quand on finit le texte par les quatre premières mesures avec lesquelles on a commencé. Donc, oui, il y a des procédés poétiques. La rime est déjà en elle-même un procédé poétique. Certains rappeurs aujourd’hui aiment bien dire qu’ils font du multi-syllabisme, mais ça existe depuis Du Bellay, depuis Dante ! Les mecs, on dirait qu’ils ont inventé l’électricité !

En parlant des rappeurs, dans tes chansons, tu es très critique vis-à-vis d’eux. Tu les qualifies notamment de « résistants de salon et d’la dernière heure comme Jean-Paul Sartre ». Quel regard portes-tu sur le hip-hop actuel ?

Il ne faut pas oublier qu’il y a pas mal de taquinerie dans l’egotrip. On s’adresse souvent à une sorte d’adversaire fictif, une entité idéologique qu’on aime bien charrier. Récemment, quelqu’un me reprochait de ne pas assez parler de la Palestine. Mais le rap, ça reste de la musique, même si on peut faire passer des messages ou encourager les gens à réfléchir sur tel ou tel thème. J’ai fait récemment des choses plus politisées, comme Les faiseurs d’illusions ou Obsolescence programmée… Tu citais Kery James tout à l’heure, moi j’ai du mal avec le rap « moraliste » ou « politique », qui se donne bonne conscience. Parler de l’Afrique de chez soi, en buvant du Coca et en ayant bien mangé, c’est facile. Le côté donneur de leçons des « résistants de salons » m’agace. Et si je cite Sartre, c’est parce que c’est exactement ça.

Les bons rappeurs s’font rares comme un travelo au Lido
Tu sers à rien comme une pute qui s’foutrait au lit tôt
Connard, t’as fait trois concerts, tu t’prends pour Ringo Starr
T’as les p’tites couilles de Klaus Barbie et la grande bouche d’une porno star
Coït interrompu

C’est une référence à George Orwell aussi, non ? C’est ce qu’il disait de Sartre…

Ah, c’est vrai ? Moi, je pensais plus à Louis Calaferte. Quand il était très jeune, il avait tenté de percer dans le théâtre à Paris, et à l’époque, il crevait la dalle et dormait sur les bancs. Un jour, il a eu un peu d’argent et il a voulu voir le Café de Flore pour rencontrer de vrais poètes et échanger. Le mec arrive, il a à peine de quoi se payer un pauvre café et il se rend compte que là-bas, c’est l’esprit de salon qui domine. Il voit Sartre, entouré d’une vingtaine d’étudiants, comme un grand seigneur qui dissémine ses conseils. « Résistant de salon », c’est aussi un petit clin d’œil, parce que Sartre est souvent considéré comme un résistant, mais il fait partie des résistants de fin 1944, dirons-nous. Une situation bien commode pour pas mal d’intellectuels français.

Tu viens de nous parler de l’écrivain et poète Louis Calaferte. Il semble beaucoup inspirer ta musique, au point que tu lui as dédié un EP, L’Homme vivant [NDLR : à l’origine, titre d’un essai de Calaferte]. D’où te vient cette référence ?

captureIl influence beaucoup plus que ma musique. Le hasard a fait que, maintenant, je connais aussi sa famille : je fréquente son fils, qui est un monsieur de 60 ans, j’ai pu rencontrer sa femme, Guillemette, qui est toujours vivante, et même dormir dans la maison où il habitait. Avec son fils, nous avons fait une petite exposition, à la bibliothèque de Lyon où je travaille, sur son œuvre poétique. C’est plus un truc de vie. Je lis Louis Calaferte tous les deux jours : je prends un carnet, j’ouvre et je lis deux pages. Ses carnets, ce sont des pensées et des réflexions, comme un journal intime qu’il a écrit quasiment toute sa vie. Tout me parle chez lui. Il y a d’abord le rapport à la spiritualité. Il dissociait religion et religieux. Il vomissait la religion, la prêtrise et les intermédiaires. L’Homme vivant, c’est exactement cela. Le message de ce livre, c’est : « Passez-vous des gens qui ont pris Dieu dans leur main pour en faire un objet de culte, idéologique ou politique. Appropriez-le vous et communiquez directement avec lui. » C’est un rapport direct à la spiritualité. D’un point de vue politique, c’est un peu la même chose. Il a écrit un essai politique, Droit de cité, qui est un ouvrage hyper-anarchisant. Au même titre que le Septentrion, qui a longtemps été interdit en France, soi-disant pour pornographie, alors qu’il a été censuré à cause de son anarchisme. Il disait : « Vous pouvez échapper à tout : au système, à la politique, aux prêtres et vous pouvez mener une vie heureuse. » Calaferte, c’est peut-être un peu ma figure tutélaire. Il a une très grande importance pour moi et pas que dans l’écriture. Il a écrit sur plein de choses, sur la femme par exemple, avec laquelle il a un rapport extrêmement mystique.

Des pseudo-politiques sociales pour juguler l’hémorragie
L’emploi disparaît, j’vois des tours mais peu d’magie
Je frôlerais bien l’abandon, Calaferte en parangon
Parlons bien, mais parlons court, leur foutu JT rend con
Ne lève pas ta main en l’air

Parlons de la femme, justement, parce qu’on n’en parle pas assez dans le rap ou on en parle mal. Contrairement à foule d’autres rappeurs, à l’instar d’un Kaaris ou d’un Booba, quand tu parles de la femme, c’est empreint de poésie, d’esthétisme, on est dans le rapport charnel et dans la sensualité. On parle de sexe, d’amour et même de faire des enfants. Ton rap réhabilite-t-il, enfin, la femme ?

Non, je n’ai pas cette prétention. En plus, je n’aime pas appartenir à un courant, que ça soit « féministe » ou autre. Je ne souhaite pas réhabiliter la femme : c’est mieux qu’elle le fasse elle-même.

Tu es plus respectueux vis-à-vis d’elle quand même.

Oui, bien sûr, mais je n’ai pas de prétention à réhabiliter la femme. « Il faut respecter la femme, les copains, machin… » : non ! J’exprime un avis intime et personnel. Certains s’y retrouvent, d’autres pas. Mais « réhabiliter », c’est trop, je n’ai pas cette prétention. Tu cites Booba et Kaaris…

C’est la femme-objet dans le texte, dans le clip …

Ouais, mais ils font autre chose. Ce sont d’éternels débats. Ce qu’ils disent, ce n’est pas forcément ce qu’ils pensent. Ces gens-là créent de l’image et le font de manière très violente. Mais, il n’y aurait pas tous ces débats si les gens avaient un peu de second degré. D’ailleurs, ces rappeurs décrédibilisent totalement l’ultra-libéralisme. Pour moi, Booba c’est presque un vaccin contre. C’est tellement trop, que ça te donne envie de vomir le libéralisme. Du coup, je trouve que Booba a un vrai rôle social, à partir du moment où tu as le recul nécessaire.

Les moralistes sont encore plus chiants que c’que j’pensais
J’préfère Booba à tous les démagos du rap français
Ces gros mythos s’la jouent anti-système et prises de risque
Finissent chez Ruquier pour fourguer quelques disques
Feu grégeois

Ça peut être surprenant alors de trouver des références à Booba, dans Feu grégeois, ou dans Indépendant quand tu dis : « Et c’est toujours aussi bandant d’être indépendant ! »

Ouais, mais ça c’est plus un clin d’œil à l’album Temps mort, qui reste quoi qu’on en dise un album formateur. À l’époque où j’écrivais de petits textes dans ma chambre, ça reste un des albums que j’ai poncé. Dans Feu grégeois, c’est autre chose. C’est un peu pour picoter. Mais je l’assume, je préfère un Booba à plein de rappeurs français qui ont un double discours constant, ce qui donne : « Je suis indépendant, mais je passe à la Star Academy. »

Booba est justement passé à la Star Academy…

Oui, il y a des rappeurs qui posent question tout de même. Par exemple, Youssoupha qui passe à la Star Academy et qui, après, appelle son album Négritude. Senghor et Césaire doivent se cogner au couvercle de leur tombe. Mais il a l’air de l’assumer, c’est bien.

Les rappeurs engagés comme nouveaux chiens de la morale
Combien de ces enculés sont bénévoles pour le Samu social ?
Face à leur mouvement, j’pratique le rire de Démocrite
Le rap français c’est genre La Conjuration des Hypocrites
Papier d’Arménie

Une autre question me vient sur le rap. Dans Indépendant, quand tu dis : « Les anciens ont laissé crever le rap / Maintenant qu’on l’a relevé, ils viennent tous grailler le rab ». Tu penses à des artistes en particulier, comme le groupe Triptik ?

Ouais, j’en aurais plusieurs en tête mais les noms ne m’intéressent pas. Il n’y a pas besoin de creuser très profond pour capter tous ces mecs qui n’ont rien fait depuis dix ans et qui reviennent maintenant. Tous ces rappeurs – j’allais dire d’ « internet », mais c’est péjoratif, car ils remplissent des salles à l’image de Swift Guad –, qui charbonnent depuis six ans ont créé un regain d’intérêt pour le rap, parce qu’ils ont apporté de nouvelles choses : de la technique, des plumes, des choses intéressantes dans la prod’… Il y a eu un engouement chez la jeunesse, une sorte de réveil pour le rap. Je ne sais pas si le rap est mort, mais il y a eu une période de cinq ou six ans où rien de bon n’est sorti. Tous ces gens-là qui avaient totalement disparu réapparaissent avec de nouveaux albums : « Le retour de machin » ! Quand je parle de « grailler le rab« , je fais davantage référence à ceux-là, aux opportunistes et aux résistants de salon encore une fois. Ils reviennent vite et en plus, ils ne reviennent pas avec de bonnes choses. Ils ont un peu perdu le feu sacré pour le coup.

Dans Confitures d’orties, tu déclares : « J’me fous autant d’la politique que de vos débats religieux ». Pourtant, tes textes s’inspirent de beaucoup de penseurs politiques, comme Bakounine, Kropotkine, Clouscard ou Orwell, pour ne citer qu’eux. Tes textes sont également emprunts de beaucoup de spiritualité. Comment expliques-tu ce paradoxe ?

Ce n’est pas un paradoxe. C’est une utilisation de termes spécifiques. « J’me fous autant de la politique » : quand je parle de la politique, je lui donne le sens qu’on lui donne aujourd’hui. C’est-à-dire, plus du tout le sens de philosophie politique, de création ou d’échange d’idées. Le terme « politique » aujourd’hui a totalement été vidé de son sens social et intellectuel. La politique, c’est le débat télévisé. C’est deux heures pour ne rien dire. C’est des gens qui mesurent leur ego avec des tweets. Le social et la philosophie politique, c’est autre chose et ça m’intéresse, d’où les Bakounine, Kropotkine, Orwell, etc. Idem pour les débats religieux. Par le plus grand des hasards – parce que je ne la regarde pas beaucoup –, je suis tombé sur un débat religieux à la télé. Ça n’avait aucun sens. Déjà, un débat religieux, ça n’a aucun sens. Dans ma vision, c’est une chose trop intime pour aller en débattre à la télé et dire : « Oui, mais si, tu sais, Dieu quand même, j’veux dire… » C’est comme si on parlait d’une Renault 5 : « La Renault 5, c’est mieux que la Panda. » Putain, j’appartiens à une autre époque, c’est vieux comme voitures (rires).

Essai

George Orwell, Mikhaïl Bakounine, Michel Clouscard, Pierre Kropotkine

La spiritualité m’intéresse, mais par contre, « débats religieux » et « spiritualité » sont deux mondes totalement séparés. Dernièrement, autour de l’islam, quand on expliquait que cela n’avait rien à voir avec la religion, les mecs te répondaient : « Mais si, ils ont tué au nom de… » J’ai répondu à quelqu’un : « Et si dans la rue, je saute sur un mec et je le massacre à coups de poing et je dis que c’est au noms des gauchers, est-ce que c’est de la faute des gauchers ? » Pour moi, l’islam c’est des millions de religieux qui pratiquent dans l’intime, au même titre que les chrétiens ou les juifs pratiquants. Encore une fois, il faut distinguer religion et religieux. Ce sont des questionnements sur l’intériorité de chacun et ce sont des choses personnelles. C’est tellement personnel, Dieu, qu’il est impossible d’en parler à la télé. Tout ça, c’est de la politique.

Mais le sujet religieux est en ce moment très politique. On en parle parce qu’on parle de laïcité, qu’on est trois mois après Charlie Hebdo, etc.

Bien sûr, mais c’est partout. Dans des pays musulmans radicaux, c’est de la politique. La religion est un prétexte. Les vrais croyants ne comprennent pas qu’on mette une balle dans une tête. Le vrai croyant n’est pas là-dedans, il essaie de vivre avec les autres, d’être un homme ou une femme de bien.

Alors que l’abstention culminait à 49 % lors des dernières élections, on peut voir que, dans tes textes, tu n’es pas tendre avec le principe même des élections : « Continue de voter pour ta république totalitaire » (Jericho), « le suffrage universel n’est qu’une vieille breloque, quand l’État sera crevé, je serai patriote », et à de nombreuses reprises dans Ne lève pas ta main en l’air. Alors, finalement, tu l’as déchirée ta carte d’électeur ?

Je ne l’ai pas déchirée, mais je ne l’ai pas renouvelée. J’y ai cru quand j’avais 18 ans. C’est tombé une année d’élection présidentielle et j’ai voté, puis aux législatives derrière et aux présidentielles suivantes. Puis, j’ai commencé à lire les auteurs anarchistes et j’ai compris toute la supercherie qu’il y avait là-dedans. Je ne vote plus depuis quelques années et j’encourage les gens à faire de même.

Et pourquoi ça ?

desprogesOn ne demande pas à un non croyant pourquoi il ne va pas à la messe le dimanche. Déjà, je ne crois pas en la loi du nombre, c’est un mensonge comme l’explique un très grand livre de René Guénon, Le règne de la quantité. Ça me rappelle Desproges, qui répondait à un journaliste qui l’accusait d’être un anti-démocrate : « La démocratie, c’est la loi du plus grand nombre, le plus grand nombre c’est les gens qui regardent Sabatier le samedi soir. »

Pour moi, ce n’est pas un système qui fonctionne, encore moins depuis que la politique est devenu un métier. On est dans un rapport uniquement de communication. Les politiques ne se gênent même plus : ils ont des programmes qu’ils n’appliqueront jamais et ils le savent bien, tout comme leurs électeurs. Ces derniers se disent seulement : « Tiens, lui, il a une cravate plus jolie que l’autre, je vais voter pour lui. » Mais comment tu veux croire en ça ? Et surtout, on ne vit pas dans un pays de « démocratie représentative ». Là, il ya 49 % contre 51 % et c’est le dernier groupe qui va avoir plein de droits, alors que seul un Français sur deux a voté pour la personne élue. Il y a le côté culpabilisant aussi. Les gens te disent : « Mais si, il faut voter, on s’est battu pour ! » Ouais, et moi je leur réponds : « Qui s’est battu pour ? » Et là, ils bafouillent, ils répètent ce qu’on leur a appris en CM2 : « Euh, bah les gens, les gens avec des fourches à la Bastille en 1789. » Mais ouais …

Pour rêver mieux, ils ont des séries américaines
Des élections et puis l’école républicaine
Jeunes et foutus

Dans Golgotha, tu rappes : « Et si le peuple se lève à temps/ Enfonce un cocktail Molotov entre les côtes du Léviathan/ Attendre les retombées, comme un pari prolifique/ La liberté se gagne ailleurs que dans des partis politiques. » Crois-tu que le peuple puisse prendre le pouvoir et l’exercer directement ?

Non, encore une fois, tu es dans un rapport de pouvoir. Quand il y a pouvoir, il y a politique et ça ne fonctionne pas. Les ouvrages que je cite très souvent, c’est L’Entraide de Kropotkine (téléchargeable ici), ainsi que La conquête du pain (téléchargeable ici), qui est un très bon complément. Pour moi, c’est plus de l’autogestion ou un rapport d’échange. C’est un système qui revient, dans des petites communautés : un mec qui a une qualité, qui rend service à un autre gars qui a une autre qualité, qui lui rendra service en retour. Par exemple, des gens qui font pousser des légumes vont aider un autre gars qui fabrique des meubles. Je suis plutôt dans ce rapport-là, légèrement naïf j’imagine.

C’est le changement par le bas concrètement …

Il ne peut qu’il y avoir de changement que par le bas.

On s’rappelle qu’on est des hommes quand la folie nous fait du gringue
Plus je lis Proudhon, plus j’ai envie d’acheter un flingue
En bon cadavre social, je prends mes rêves pour mes désirs
Ils plastifient les cartes d’électeur pour pas qu’on les déchire
La République est fun, on la kiffe jusqu’à Oran
Et même les anarchistes taillent des pipes au Grand Orient
Ne lève pas ta main en l’air

Tu cites Kropotkine, mais il écrit dans la Russie de la fin du XIXe et du début du XXsiècle, encore « arriérée » comme le disaient les marxistes de l’époque. Le contexte est très différent de notre société moderne.

li poBien sûr, mais on peut y trouver des similitudes. Tu me posais la question de la prise du pouvoir par le peuple : je ne crois pas aux rapports de force, mais aux rapports d’entraide. Le darwinisme social est une erreur. On vit dans un monde où le repli communautaire est dénigré, mais l’homme est fait à l’origine pour vivre en petites communautés et en petits groupes. C’est là-dedans qu’il trouve son rôle social. Les petits groupes peuvent échanger entre eux. Dans l’histoire, cela a toujours été comme ça ! Ce mirage du monde moderne, lié à la naissance de la Nation, de dire : « Non, c’est l’individu qui peut tout faire tout seul », c’est une grave erreur. L’individu n’est pas fait pour être seul. La solitude est quelque chose qui ne fonctionne pas, sauf chez quelques types au psychisme blindé. Il y a des gens qui se sentent bien dans la solitude, mais c’est rare. Il faut lire les poèmes de Li Bo, un Chinois qui appartenait à ceux que l’on appelait les « poètes du vin » au VIIe siècle. Il paraît qu’il vivait seul dans les montages. Il y en a qui s’y font très bien, mais ce n’est pas la majorité. D’ailleurs, le monde occidental blanc est le seul où on a mis l’importance sur l’individu plutôt que sur le groupe.

Et c’est nous qui consommons le plus d’antidépresseurs !

J’allais le dire. Et les taux de suicide, je n’en parle même pas. Alors que dans des pays avec un seuil de pauvreté et des taux de mortalité infantile élevés, on a des taux de suicides ultra bas. On est la seule civilisation à se suicider autant, avec le Japon mais où c’est culturel. Je crois en un retour dans des petites communautés. Il faut une fragmentation, mais en communautés, car il n’y a que là que l’homme trouve un rôle social.

Tu dis que tu y crois, mais est-ce que tu le pratiques ? On « dénonce » collectivement un système libéral qui ne marche pas. Mais est-ce que toi, tu vas dans des Amap (association pour le maintien d’une agriculture paysanne), est-ce que tu consommes dans des Biocoop, etc. ?

Non, mais je fais mon marché autant que possible. J’ai la chance d’avoir un marché tous les jours en bas de chez moi, mais ce n’est pas le cas de tout le monde. J’essaie de faire marcher le moins possible les grosses firmes. La lutte se fait à petite échelle. Je n’encourage pas les gens à partir vivre d’un coup en Ardèche dans une micro-communauté. Au contraire même, c’est plutôt dans les villes qu’il faut lutter. Mais les choses vont se développer, même des gens qui n’étaient pas du tout là-dedans commencent à se rendre compte de tout ça. Certains jeunes se demandent à quoi leur servent leurs dix paires d’Air Max… En bas chez moi, avant, il n’y avait que des ieuv’ qui faisaient leur marché, maintenant, il y a des jeunes couples de 18 ans. Je pense qu’il y a une vraie prise de conscience. On vit dans un pays où le tissu associatif est hyper riche. À mon avis, notre génération est morte, mais on peut poser des bases, parce que c’est un travail sur le long terme qui ne se fera pas en dix ans.

Plutôt que tourner sa veste, la girouette veut pivoter
Perdants du système, ne faites pas la tronche et puis votez
Aujourd’hui, est le premier jour du reste de ta rente
La mort de la Culture fait les beaux jours de la banque
J’ai beau taffer, je suis deux fois au dessous de vos salaires moyens
Tu sais bien où tu peux t’foutre ton statut citoyen
Ne lève pas ta main en l’air

Aujourd’hui, notre seule manière de changer le système est de consommer différemment ?

Oui, et de l’apprendre à nos enfants. Il faut que cela devienne un habitus, un réflexe, de ne pas rentrer dans ton Carrefour, mais d’aller au marché. Ce discours moderne qui considère la ruralité comme un retour en arrière est faux.

Pourtant, malgré ces perspectives d’avenir, un vrai pessimisme peut se faire ressentir dans tes textes. Si « l’école est morte, et [que] les taules débordent » (Jericho), et que « l’abrutissement des masses n’a plus rien de subliminal », s’ « il n’y aura pas de révolution » (Sisyphe) et que « la lutte est perdue d’avance » (L’art raffiné de l’ecchymose), pourquoi tu continues de rapper ?

Soyons très clairs : le rap ou l’écriture sont des choses très personnelles. Je n’ai jamais voulu réussir ou toucher un maximum de gens. L’art c’est exprimer quelque chose que tu as en toi et que tu sens bouillonner. Mais ce n’est pas vrai que dans l’art. Vous faites du journalisme, certes c’est écrit pour être lu, mais à l’origine si vous vous êtes documentés, que vous avez lu des bouquins et que vous avez commencé à écrire des trucs, c’est une impulsion intime. Pour moi, c’est vraiment ça. J’ai beau être relativement pessimiste, je pourrais retourner la question en me basant sur des textes optimistes que j’ai également écrits. Les gens ne retiennent souvent que les textes noirs, mais ces temps-ci, j’ai écrit des choses, je n’irai pas jusqu’à dire « joyeuses », mais plus « lumineuses ». Même si le monde s’effondre, je ne suis pas pour me mettre une balle dans la tête. Au contraire, l’écriture m’a toujours aidé et m’a sorti de mauvaises passes. Un morceau comme Pinacle par exemple, je l’ai écrit à un moment extrêmement noir, alors qu’il est extrêmement positif. Il m’a donné une bouffée d’air. Ça n’a aucun rapport avec le monde extérieur. J’ai besoin de la musique et de l’écriture, c’est vital.

Trêve de poésie, nos vies sont des giclées d’encre
Et, au pire, les ratures compenseront les manques
Dans ce monde, seuls les mots peuvent me rendre ivre
Écrire sera mon unique acte libre
J’écris

Tu analyses beaucoup la société dans tes textes. Mais chose très surprenante pour un rappeur, tu ne parles pas des banlieues, alors que pourtant tu y as grandi, comme tu le précises dans Sans Signature. Pourquoi ce silence ?

lucio

Lucio Bukowski

Si je ne parle pas des banlieues, c’est dans le but d’exprimer des choses plus générales. Faire des textes sur la banlieue, ça a été fait des millions de fois. Le seul fait d’écrire un texte dessus, c’est créer un isolement. Comme si les banlieusards avaient besoin qu’on fasse encore des textes pour eux pour les encourager à se bouger. Moi, je préfère que les gens viennent, je ne veux pas aller les chercher. Malgré tout, j’ai fait des choses à petite échelle, comme des ateliers d’écriture pour les gamins. Dans la musique comme dans la peinture, l’écriture ou le cinéma, ce sont aux gens de venir et de faire l’effort. Moi, je n’ai pas envie de parler à des gens de centre-ville ou de banlieue. Je parle aux gens. Et s’y retrouveront ceux qui ont l’envie de s’y retrouver. Je n’ai pas envie de créer cette frontière. La seule frontière est dans les têtes et elle est surtout dans l’enfumage médiatique. En même temps, je viens d’une ville – ce n’est pas le cas de Paris – où la banlieue est collée au centre-ville. À Lyon, quand tu habites en banlieue, tu sautes dans un tramway et dix minutes après, tu es en centre-ville. Dans le centre-ville, il y a des quartiers pauvres et dans les banlieues, il y a des quartiers riches. À Lyon, tout est réellement mélangé, on a une vraie mixité sociale et il y a des gens qui viennent de partout dans le monde, mélangés dans des quartiers. Je viens de la banlieue-est, plutôt ouvrière et prolo. Mais tu n’as pas un quartier pour telle immigration et un autre pour telle immigration. À Lyon, il y a un vrai mélange, ce n’est pas une légende. Dans les bandes de jeunes, il y a des rebeus avec des noirs, avec des blancs. À Paris, j’ai l’impression que c’est différent. C’est pour ça que je n’ai pas envie de faire cette séparation, les choses sont tellement plus complexes que « banlieue » ou « pas banlieue ».

Les MCs sont plus réactionnaires qu’les nostalgiques de l’aigle
Ils parlent de hip-hop comme Zemmour d’un autre siècle
Artiste dégagé, laisse le rap conscient aux nantis
Je n’parle pas de banlieue, moi j’y ai grandi
Sans signature

Et ton public est aussi mélangé que ça ? Hier, dans la salle [NDLR : 11 avril, au Pan Piper, Paris XIe], ça faisait hipster.

« Hipster », je ne sais pas. C’est Paris, la place c’est 22 euros et nous, ça nous fait chier. Il paraît qu’à Paris, c’est comme ça. Quand on joue à Lyon, c’est à 10-15 euros.

Oui, mais si on regarde un concert de Booba, c’est hyper-cher, et il doit y avoir un public métissé.

Ok, mais des jeunes qui ont pas beaucoup de ronds, même s’ils nous aiment bien, ils ne vont pas claquer 22 boules. S’ils prennent une bière en plus, ça fait une soirée à 30 billets plus le transport. Le public, encore une fois c’est un truc que je ne regarde pas : je m’en tape. Faire des catégories socio-professionnelles ou racialo-sociales, c’est un truc de sociologue, moi je m’en bats les couilles. Je fais de la musique, pas d’études de marché. C’est se suicider que d’écrire pour plaire à telle ou telle personne. Je fais ma musique et ça parle aux gens, ou ça ne leur parle pas…

D’abord, la vie, c’est toujours mieux que rien
C’est pas Dieu qui me l’a dit, mais un vieux type au bar du coin
Ensuite, t’apprends qu’une collégienne s’est suicidée
Comprends que j’trouve dérisoires tes textes sur ta cité
D’abord

Justement, ça parle de plus en plus aux gens, non ? [NDLR : une semaine après cet entretien, son dernier album, La plume et le brise-glace, est 9e des ventes, toutes musiques confondues, sur le site de la Fnac]

Ouais, ça a l’air. Tant mieux ! On n’a jamais cherché ça. On est content de trouver un écho. C’est autre chose, quand tu le fais pour toi, mais que ça trouve un écho, c’est du bonus. Mais il ne faut pas que cela devienne l’essence qui nourrit ton moteur, il ne faut jamais rien faire en fonction de ce qu’il y a en face, c’est important.

Nos Desserts :

Entretien réalisé par Ludivine Bénard et Kévin « L’Impertinent » Victoire

Catégories :Culture

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8 réponses »

  1. #rageux
    Ouais tfaçon Lucio Bukowski fait du name dropping et à vouloir tellement étaler la confiture qui lui sert de culture, ça perd parfois de la cohérence et de sens…
    Mais parce que ça un petit aspect discursif, ce gars plaît aux petit-bourgeois (dont je fait bien-sûr parti).
    ·Troll on
    J’écris « la carotte vichy est-elle une création de Pierre Laval? » pck c pour les alliteration hun hun
    ·Troff off
    Ps:
    J’aime ce petit coté anarchiste (idéaliste) chez lui, qui citant Clouscard (état-nation lover and huge hegeliano-marxist) pck c’est subversif sans voir la contradiction… bises

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