Culture

Leçon d’économie guayaki

Le conte que Le Comptoir vous propose aujourd’hui repose essentiellement sur les travaux de l’ethnologue Pierre Clastres, dont nous fêtons cette semaine les 83 ans, 40 ans exactement après sa disparition. Ses écrits sont principalement issus de son observation du peuple guayaki, peuple qui utilisait plus volontiers le mot « Aché » (« vraie personne ») pour se désigner lui-même. Chasseurs-cueilleurs de l’Est du Paraguay, qui vivaient de manière totalement nomade jusqu’au milieu du XXe siècle, et dont l’alimentation dépendait exclusivement des ressources de la forêt tropicale, leur manière de vivre nécessitait des interdépendances sociales d’une incroyable richesse, ainsi qu’un système de rites complexe. Concurrent direct des Guayaki, le jaguar est présent dans plusieurs de leurs mythes. Hommes et jaguars chassent les mêmes animaux. Ils ont ainsi la même place au sein de la forêt. Lorsqu’une femme vient à mettre au monde un enfant, son époux devient « bayja », littéralement « celui qui attire les êtres ». C’est ainsi qu’il doit impérativement aller chasser, puisque tous les animaux environnants sont comme aimantés dans sa direction. Cette impérieuse nécessité d’aller chasser n’est pas pensée en termes de souci de productivité, le Guayaki s’y rendrait quand bien même il disposerait d’abondantes réserves. Il s’y rend simplement pour conserver son humanité : en ce jour précis, parce qu’il attire à lui toute forme de vie, il est à la fois chasseur et gibier – gibier du jaguar qui, de fait, l’animalise et le prive de son humanité.

Il était une fois un homme appelé Kakagi, Guayaki de son état, qui vivait sur les berges de la rivière Acaray. Les Guayaki étaient nomades, ne se fixant en nul endroit du territoire sur lequel ils évoluaient à leur gré. Le barbelé n’était pas une chose connue par eux et ils n’auraient guère su qu’en faire s’ils avaient été amenés à en voir un. Kakagi vivait seul, ayant autrefois été membre d’une tribu Cerro Moroti. Il avait fini par la quitter, alors que cette dernière avait à de multiples reprises fait l’impasse sur le fait qu’en maintes occasions, il lui était arrivé de briser le tabou alimentaire qui interdisait aux Aché de consommer le fruit de leurs chasses et permettait à la tribu de créer une interdépendance cruciale. Kakagi était ainsi, coléreux, il se montrait souvent impulsif et son tempérament tempétueux qui n’avait pas d’égal l’amenait parfois à se comporter à rebours de ce qui est attendu de la part d’un membre d’une tribu.

Un jour vint où Kakagi était parti chasser seul. Accroupi entre deux immenses lianes, les talons posés sur le sol et sa hache à son côté, il avait été surpris par Perugi, un membre de la tribu qui était la sienne alors, en train de dévorer en cachette un singe hurleur, qui n’avait pas cru bon d’oublier d’hurler en cette occasion. Perugi en avait alors immédiatement référé à la tribu – c’était l’usage – mais cette dernière avait choisi de ne pas exclure Kakagi, et seulement de le considérer comme frappé d’une malédiction, le pané. Cette malédiction apportait la malchance à la chasse, chose la plus tragique qu’il puisse arriver à un Guayaki, et de loin, ces derniers ne disposant pas de centres commerciaux à proximité pour aller acheter de la viande de cochon sauvage sous vide.

Plusieurs mois s’écoulèrent donc pendant lesquels Kakagi ne chassait pas, et se nourrissait grâce à la générosité des membres de sa tribu. Il avait bien essayé de se rendre utile en décorant les manches des arcs de symboles tribaux, mais il ne lui avait pas fallu longtemps pour comprendre que cela n’intéressait personne, et qu’il ne rentrerait pas dans les bonnes grâces de ses coreligionnaires ainsi. Sa tentative de tressage de hamac à l’aide de motifs spéciaux qui n’étaient pas sans rappeler les plus belles dentelles occidentales n’avaient pas eu plus de succès. Il en était donc réduit à suivre la tribu sans pouvoir participer ; il était hors de question qu’il finisse avec un panier, à transporter vivres et matériel : cela était l’occupation des femmes et leur permettait de trouver leur place naturellement au sein de la tribu. Il devenait de plus en plus ombrageux, se tenant constamment à l’écart de la tribu et n’adressant plus la parole à quiconque. Kakagi n’avait pas su accepter la sentence avec sagesse et il refusait même de se considérer comme fautif en cette affaire, ce qui n’était pas sans augmenter son courroux.

Un jour, alors que plusieurs hommes étaient partis à la chasse, il prit la parole devant le groupe – ce qui est chez les Guayaki laissé à la seule discrétion du chef, habituellement – pour évoquer sa situation personnelle. Il ne voyait pas, disait-il alors, pourquoi il continuerait à suivre la tribu puisque cette dernière ne lui apportait plus rien (c’était faire volontairement l’impasse sur le fait que cette dernière pourvoyait seule à ses besoins alimentaires, et donc, élémentaires). Il arracha le panier d’une des femmes et se mit en chemin, bien décidé à en finir avec le rôle idiot et ingrat qu’il occupait jusque-là. La stupeur qui frappa alors la tribu fut immense, Kakagi étant considéré certes comme frappé par la malédiction, mais accepté néanmoins comme un membre à part entière.

Arrivé devant ce qui ressemblait d’assez près à une trouée, entourée par de vertigineux palmiers, qui ne grattaient aucunement le ciel mais semblaient se pencher à son oreille, il eut soudainement une idée. Il se rendrait nécessaire auprès de son ancienne tribu en devenant le pourvoyeur de haches des hommes. C’était décidé : il saurait se montrer dur à la tâche, obstiné, et il n’aurait de cesse d’en remontrer à ceux qui n’avaient pas su le considérer tel qu’il était. Il était un leader né, songeait-il alors, et plutôt que de le placer alors à la place qui aurait naturellement dû être la sienne, la tribu l’avait contraint à l’exil, ne voulant pas discerner ses qualités personnelles et faisant fi de son autorité naturelle.

Les haches utilisées par les Guayaki étaient faites d’un manche de bois prolongé par un galet de diorite, une roche magmatique. Comme il en va de toutes choses chez les Guayaki, la nature n’était pas mise à la disposition des techniques humaines, mais venait trouver sa place naturellement dans la vie des hommes, ainsi, le galet était sélectionné parmi ceux que le courant avait su polir avec le temps et les hommes le plaçaient dans une branche volontairement fissurée, jusqu’à ce que l’arbre, cicatrisant, encastre ce dernier vigoureusement. La hache était finalement cueillie, comme l’était la majorité de la nourriture de ces tribus. Il fallait voir l’un d’eux décrocher de la plaie d’un arbre une hache dans un geste souple, recueillant avec reconnaissance ce don, c’était d’une beauté à nulle pareille.

Kakagi, qui n’ignorait pas le processus de création de ces haches – tout comme il n’ignorait pas qu’elles n’avaient pas d’autre intérêt que celui de recueillir le miel dans les arbres ou d’écraser les fibres du palmier, il arrivait que les haches connaissent d’autres usages mais cela n’était qu’occasionnel – se mit en tête de se lancer dans une production en série et de troquer ces outils contre quelque nourriture. Il savait pertinemment qu’il n’aurait pas le temps nécessaire pour s’adonner à la chasse et avait une idée claire en tête : qu’à terme, tous les hommes de sa tribu s’en remettent à lui pour la fabrication des haches. Ainsi se mettrait un place une forme d’échange inédite jusque-là. Kakagi ferait ainsi d’une pierre deux coups : il se rappellerait à son ancienne tribu tel qu’il s’était toujours considéré lui-même, c’est-à-dire besogneux et ingénieux, et il n’aurait plus à s’adonner à la chasse, pratique qui l’avait toujours passablement ennuyé, et qu’il abandonnait régulièrement en plein milieu de celle-ci pour se plonger dans la contemplation d’un paysage ou le masticage d’une proie facilement obtenue.

Le vacarme qui résulta de la mise en chantier de son idée fut épouvantable. Tapirs, coatis, singes capucins, pécaris à lèvres blanches, tous s’approchaient du lieu du tumulte pour en déguerpir le plus rapidement possible après avoir vu Kakagi frapper frénétiquement les troncs des palmiers avec sa hache, frotter comme un beau diable les galets afin de leur donner le meilleur tranchant possible. Suant, grognant, penché sur son ouvrage de longues heures durant, il ne se rendait même pas compte de l’épouvantable tumulte qu’il provoquait.

Quelques jours plus tard, alors que Kakagi s’était mis en route pour aller piocher de-ci-de-là quelques galets dans la rivière afin de confectionner davantage de haches, il fut brusquement arraché à son travail par une voix familière. C’était Pyagi, un membre de son ancienne tribu, qui était parti chasser seul alors que son épouse venait tout juste d’accoucher. Kakagi lui expliqua ce qu’il faisait alors, et lui proposa de l’emmener voir son incroyable stock de haches et pourquoi pas, de le laisser en choisir une à sa convenance. Pyagi le suivit, plus attiré par l’idée qu’il pourrait enfin donner des nouvelles de Kakagi à la tribu que par l’intérêt qu’il ressentait vraiment pour les haches de ce dernier.
La discussion entre les deux tourna court, Pyagi refusant catégoriquement de repartir avec l’une des haches proposées. Non pas qu’il les trouvât laides, au contraire, il n’en avait jamais vu de telles, simplement, il n’en avait aucun besoin, puisque sa propre hache pendait à son côté à ce moment précis.

La tribu, ce soir-là, fut en grande effervescence. Les uns proposant de se rendre chez Kakagi afin de s’assurer de la véracité des dires de Pyagi, dires qui firent bien plus que stupéfier ses auditeurs, tant une telle lubie semblait inouïe à l’esprit des Guayaki, les autres souhaitant simplement n’en plus parler, et oublier une fois pour toutes Kakagi, son caractère, ses pulsions et enfin, tout ce qui le concernait, de manière absolue et définitive. Ce furent des discussions à n’en plus finir, deux camps furent formés très rapidement. Les esprits s’échauffaient, les voix se faisaient plus fortes, il semblait que la tension fut à son paroxysme lorsque l’un des membres de la tribu s’en vint crier à la volée que sa femme venait d’accoucher. Il n’était plus temps de s’empoigner à propos de Kakagi, il y avait à faire, et on en resta là.

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Un soir – quelques semaines après la rencontre avec Pyagi – que Kakagi était occupé à graver diverses inscriptions sur une hache dont il était particulièrement fier, il entendit un bruit de feuilles écrasées. Le bruit l’interpella et il choisit de l’ignorer. Plusieurs minutes plus tard, le même bruit finit par le décider à faire un rapide tour des environs : sans doute Pyagi était-il revenu, ayant fini par se résoudre à emmener avec lui l’une des magnifiques haches qu’il avait mise à sa disposition.

Il se mit alors à faire les cent pas dans la trouée au sein de laquelle il avait installé son campement, et se rendit compte que de trouée, elle était plutôt devenue clairière. Alors que la traverser ne lui prenait auparavant que quelques dizaines de secondes, il lui était nécessaire de compter a minima plusieurs minutes dorénavant pour ce faire.

Il se remit à sa tâche, enfin, après avoir vainement cherché l’origine du bruit. Il prenait du retard sur son ouvrage, et ne pouvait pas se le permettre : il avait décidé d’aller exposer la magnifique collection au point du jour à son ancienne tribu, et n’avait de cesse d’imaginer leurs réactions en découvrant quelle erreur ils avaient faite. Qui plus est, il était en train de finir une hache dont il était particulièrement fier, son maître ouvrage, son chef d’œuvre à n’en pas douter. Cependant, le bruit le surprit une fois de plus. Plus près, cette fois. Plus sonore, bien plus sonore. Il eut à peine le temps de relever la tête qu’un jaguar planta ses crocs dans sa boite crânienne, le tuant immédiatement. Sa dernière pensée fut que le sang qui coulait de son crâne gâterait très certainement la hache sur laquelle il avait tant travaillé aujourd’hui.

Kakagi avait tant et tant déboisé autour de lui qu’il avait élargi considérablement la trouée, la rendant propice à une attaque de jaguar, les arbres lui servant de protection ayant tous été utilisés à des fins de construction. Il avait oublié qu’avant d’être un réservoir dans lequel il était facile de puiser, son environnement immédiat était son habitat même, et qu’il était ainsi fait avant tout pour lui permettre de simplement vivre, et de vivre simplement.

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