Au Comptoir, nous consacrons cette semaine à l’ethnologue Pierre Clastres, né le 17 mai 1934 et disparu il y a quarante ans exactement. Fondateur de la revue « Libre » avec des membres de Socialisme ou barbarie, son travail d’ethnologue l’a amené à séjourner dans de nombreuses sociétés dont, notamment, celle des indiens guayaki. Sans gouvernement, sans chef (au sens commun que revêt le terme), nomade, et cannibale de surcroît, cette société du Paraguay a longtemps été considérée comme le reliquat d’un monde “primitif” aujourd’hui disparu, qui aurait constitué la première étape de ce que nos sociétés hyper-modernes sont devenues. Pierre Clastres a étudié les Guayaki avec toute l’humilité que n’importe quel ethnologue devrait employer quand il s’agit de saisir l’humanité dans sa diversité. Il a montré que, loin d’être une société où la raison serait secondaire, les Indiens de la forêt tropicale se sont unis en s’imposant les limites nécessaires pour que leur société et l’humanité afférente puissent perdurer : contre l‘autorité. Et si les Guayaki étaient ceux qui nous montraient le chemin pour comprendre notre société et la rendre enfin décente ?
Élève de Lévi-Strauss – avec lequel il finira par prendre ses distances – Pierre Clastres est connu pour sa Chronique des Indiens guayaki en 1972, et de nombreux articles – le plus populaire étant certainement « La société contre l’État », dernier chapitre du recueil d’articles éponyme publié en 1974. Toutes les citations de cet article sont extraites de cette compilation. Son travail est le fruit d’une grande érudition et d’une compréhension fine des modalités autour desquelles s’organisent les sociétés américaines sans État, chez lesquelles il a séjourné dans plusieurs cas de figure. Pour avoir passé deux années d’immersion dans la forêt tropicale paraguayenne avec ses membres, la société guayaki, aujourd’hui disparue, est certainement celle qu’il connait le mieux. Son étude a été rendue possible uniquement parce que les Guayaki n’étaient déjà plus nomades, mais installés sur le terrain d’un paysan paraguayen, ancien chasseur de Guayaki, qui avait promis de les protéger (en échange de femmes, de gloire, d’un salaire de l’administration paraguayenne pour l’administration de cette “réserve” et de denrées alimentaires qu’il se mettra très rapidement à faire fructifier) des raids des autres Beeru (Blancs), venus tirer profit de l’exploitation de la forêt et de ses habitants.
« Le constat d’une évolution évidente ne fonde nullement une doctrine qui, nouant arbitrairement l’état de civilisation à la civilisation de l’État, désigne ce dernier comme terme nécessaire assigné à toute société.
Battant en brèche l’ethnologie “classique” qui n’a eu de cesse de faire croire au monde occidental qu’il était l’aboutissement ultime de tout ce que la “civilisation” pouvait produire, Pierre Clastres a montré, via l’étude des Guayaki et une revue approfondie de la littérature produite sur les peuples d’Amérique, que les sociétés n’étaient pas le fruit d’une évolution positive dont le stade “primitif” et sans État aurait été la première étape. Plusieurs pré-supposés ont dirigé cette conception simpliste et malheureusement encore bien ancrée dans nos esprits, à bien des égards. Les sociétés sans État ont ainsi pu être définies comme étant “arriérées”, parce qu’elles ne possèdent pas l’écriture, sont violentes, leur économie est dite de “subsistance” et enfin, “primitives” (au stade “premier” en d’autres termes) puisqu’elles ne possèdent pas de structure étatique.
L’économie moins le travail
Énoncer que les peuples de la forêt ait une économie de subsistance implique de dire en une aparté à peine dissimulée qu’ils survivent, répondant tout juste à leurs besoins vitaux. Et si, au contraire, l’économie des Indiens n’était pas simplement une économie qui refuse le surplus ? À quoi bon posséder plus (en travaillant plus) lorsqu’il n’y en a pas besoin ?
Les sociétés indiennes, et bien d’autres encore, sont connues pour n’utiliser de leur environnement que ce dont elles ont besoin pour vivre, en le maîtrisant juste assez pour ne pas le détruire, lui permettant ainsi de se régénérer afin de le “ré-utiliser” perpétuellement. Ce qui, on en conviendra sans difficulté, semble bien plus malin que de détruire son milieu de vie pour pouvoir vivre, la contradiction dans les termes n’étant plus à démontrer.

Un homme guayaki peu de temps après sa capture et déportation dans la “réserve” du Paraguay, 1971-72
© Survival
Puisqu’à priori, lorsqu’on survit on ne le fait pas qu’à moitié, il semble également que se niche derrière l’idée d’économie de “subsistance” le fait que les individus mettent toutes les forces à leur disposition pour empêcher une fin certaine. « Qu’en est-il en réalité ? » Rien ! Les premiers Européens fraîchement débarqués au Brésil semblent avoir tous été frappés par la propension des locaux à ne rien faire. « Grande était leur réprobation à constater que des gaillards pleins de santé préféraient s’attifer comme des femmes de peintures et de plumes au lieu de transpirer sur leurs jardins. » Les observations ethnographiques convergent ainsi pour dire que les sociétés qui ne produisent pas de surplus, qu’il s’agisse de populations d’agriculteurs sédentaires ou de chasseurs-cueilleurs nomades, ne travaillent pas plus de quatre heures par jour à la seule fin de répondre à leurs besoins. Chez les Guayaki, Pierre Clastres a lui aussi pu observer que les individus, hommes et femmes, « passaient au moins la moitié de la journée dans une oisiveté presque complète, puisque chasse et collecte prenaient place, et non chaque jour, entre 6 heures et 11 heures du matin environ. […] Cela signifie que les sociétés primitives disposent, si elles le désirent, de tout le temps nécessaire pour accroître la production des biens matériels. Le bon sens alors questionne : pourquoi les hommes de ces sociétés voudraient-ils travailler et produire davantage, alors que trois ou quatre heures quotidiennes d’activité paisible suffisent à assurer les besoins du groupe ? À quoi cela leur servirait-il ? À quoi serviraient les surplus ainsi accumulés ? Quelle en serait la destination ? C’est toujours par force que les hommes travaillent au-delà de leurs besoins. Et précisément cette force-là est absente du monde primitif, l’absence de cette force externe définit même la nature des sociétés primitives. » La conclusion est sans appel : ce n’est pas par nécessité que de nombreuses populations ne constituaient pas de surplus, mais par refus d’un excès inutile.
« Il n’y a rien, dans le fonctionnement économique d’une société primitive, d’une société sans État, rien qui permette l’introduction de la différence entre plus riches et plus pauvres, car personne n’y éprouve le désir baroque de faire, posséder, paraître plus que son voisin. La capacité, égale chez tous, de satisfaire les besoins matériels, et l’échange des biens et services, qui empêche constamment l’accumulation privée des biens, rendent tout simplement impossible l’éclosion d’un tel désir, désir de possession qui est en fait désir de pouvoir. » C’est donc ce refus de l’excédent qui fonde la profonde égalité des sociétés sans surplus. La limitation volontaire de ce qui n’est pas utile rend impossible la compétition, la création et la reproduction sociale de riches et de pauvres : pour emprunter un vocabulaire marxiste, elle empêche la constitution de classes sociales. Chacun ne vit que selon ses besoins.
L’État ou l’immanence du pouvoir coercitif
Ainsi s’amorce l’idée fondatrice de l’anthropologue et de l’anthropologie politique : bien loin de constituer des sociétés auxquelles un certain nombre de qualités (pour toutes relatives qu’elles soient, évidemment) feraient défaut, les populations dites “primitives” se sont constituées contre ces qualités.
En termes d’organisation politique, les anthropologues semblent avoir oublié pendant très longtemps que l’anthropologie est l’étude de l’homme, dans toute sa diversité. L’humanité et la manière dont elle s’organise ne connait pas de différence de nature, ni de degré : de la même manière qu’on ne peut définir l’humanité selon un critère aussi abstrait que celui de la possession commune d’un lobe d’oreille (dès lors, ne pas en avoir serait-il excluant de la communauté humaine ?), les sociétés humaines ne sont pas plus ou moins politiques selon qu’elles s’organisent autour d’une structure étatique, ou sans elle.

Photo prise par Pierre Clastres illustrant la couverture de la dernière édition de sa Chronique des Indiens guayaki
Une fois ce constat posé, l’anthropologie politique peut donc se déployer en dépassant la description d’un simple état de fait. Qu’est-ce qu’une structuration étatique, et qu’est-ce qu’une structuration sans État ? En écho à leurs économies respectives, les sociétés refusant le surplus sont celles dans lesquelles l’inégalité de moyens ne peut pas exister, tandis que les sociétés créant du surplus sont celles pour lesquelles la hiérarchie est intrinsèque. Au sein de la première, la relation sociale se fonde sur l’exclusion de ce qui crée l’inégalité ; dans la deuxième, la relation sociale se fonde sur la relation dominant-dominé. Ainsi, dans l’une d’elles le pouvoir politique – qui n’est que l’outil de maintien de la structure sociale d’une population – s’incarne dans son refus ; pendant que dans l’autre, il se situe dans la coercition, dans la relation commandement-obéissance.
Contre Marx, les données ethnographiques semblent d’ailleurs montrer que la coercition n’est pas consécutive de l’organisation économique mais qu’elle est même finalement ce qui la précède : c’est bien avec la création de l’État que naît la coercition – ou avec la coercition que naît l’État, ce qui revient au même. Le passage de l’agriculture sédentaire à la chasse nomade qui a eu lieu au sein de bien des populations après le contact avec les Européens (ainsi qu’avec le cheval et les armes à feu) est là pour en témoigner, en plus des variations en termes d’organisation politique des peuples de la forêt. Ce n’est pas parce que l’on est chasseurs-cueilleurs que la relation dominant-dominé n’existe pas. Ce n’est pas parce que l’on pratique l’agriculture que la relation commandement-obéissance existe nécessairement. La fatalité de l’histoire ne semble donc valoir que pour ceux qui veulent croire que l’évolution des sociétés humaines est unilatérale. Qu’il n’y ait pas d’alternative, comme disait l’autre, n’est ainsi somme toute qu’une idéologie dont la vocation est d’organiser le déploiement du capitalisme mondialisé, tout en faisant accroire qu’il n’y a pas lieu de le combattre.
Un chef sans autorité
Alors que dans nos démocraties modernes, le pouvoir politique se situe en dehors du peuple – tout en exerçant une autorité sur lui – dans les sociétés sans État, le pouvoir politique est volontairement mis à l’écart par le peuple. « Le chef n’est pas un commandant, les gens de la tribu n’ont aucun devoir d’obéissance. » Le pouvoir du “chef” des sociétés sans État est lié à ses capacités techniques, non à son autorité politique. La plus importante de ces capacités est celle liée à la parole : le chef est celui qui parle. Jamais juge pourtant, sa seule autorité est liée à la force de son éloquence pour calmer les esprits en cas de tension. S’il y échoue, il ne dispose d’aucune autorité pour empêcher le conflit de devenir ouvert. L’autre compétence technique nécessaire à un chef est celle liée à la pratique de la guerre. Si une société souhaite ou se retrouve contrainte de faire la guerre à une autre société, alors, et seulement dans ce cas précis, le chef se transforme en commandant de guerre et, par nécessité, il peut dès lors posséder une autorité sur son peuple. Une fois la guerre terminée, le chef retrouve sa place habituelle. « Cette relation normale, le grand cacique Alaykin, chef de guerre d’une tribu abipone du Chaco argentin, l’a définie parfaitement dans la réponse qu’il fit à un officier espagnol qui voulait le convaincre d’entraîner sa tribu en une guerre qu’elle ne désirait pas : “Les Abipones, par une coutume reçue de leurs ancêtres, font tout à leur gré et non à celui de leur cacique. Moi, je les dirige, mais je ne pourrais porter préjudice à aucun des miens sans me porter préjudice à moi-même ; si j’utilisais les ordres ou la force avec mes compagnons, aussitôt ils me tourneraient le dos. Je préfère être aimé et non craint d’eux.” »
« S’il est quelque chose de tout à fait étranger à un Indien, c’est l’idée de donner un ordre ou d’avoir à obéir, sauf en des circonstances très spéciales comme lors d’une expédition guerrière. »
Le chef est ainsi « au service de la société », dont les membres n’hésitent pas, d’ailleurs, à le lui rappeler régulièrement en transfigurant son devoir de générosité dans des demandes perpétuelles. « Les ethnologues ont en effet noté chez les populations les plus diverses d’Amérique du Sud que cette obligation de donner à quoi est tenu le chef, est en fait vécue par les Indiens comme une sorte de droit de le soumettre au pillage permanent. Et si le malheureux leader cherche à freiner cette fuite de cadeaux, tout prestige, tout pouvoir lui sont immédiatement déniés. » Cette attitude quant aux propriétés du chef fait d’ailleurs écho, chez les Guayaki, à une manière plus générale de concevoir la propriété : elle n’existe quasiment pas, voire, elle est là encore, refusée. Un chasseur guayaki, pour des raisons métaphysiques, ne mange jamais la viande qu’il a lui-même chassée par exemple. Elle est toujours distribuée entre les membres du groupe et lui-même se nourrira de ce que d’autres ont chassé.
Ni sauvages, ni soumis
« La propriété essentielle (c’est-à-dire qui touche à l’essence) de la société primitive, c’est d’exercer un pouvoir absolu et complet sur tout ce qui la compose, c’est d’interdire l’autonomie de l’un quelconque des sous-ensembles qui la constituent, c’est de maintenir tous les mouvements, internes, conscients et inconscients, qui nourrissent la vie sociale, dans les limites et dans la direction voulues par la société. La tribu manifeste entre autres (et par la violence s’il le faut) sa volonté de préserver cet ordre social primitif en interdisant l’émergence d’un pouvoir politique individuel, central et séparé. » Concevoir le refus de l’autorité politique comme étant constitutif de l’essence même des sociétés sans État amène à comprendre que pour elles, l’autorité est la résurgence même de l’état de nature, contre lequel la culture, la société toute entière s’investit.
La possibilité pour la société d’exercer un tel contrôle sur un chef sans autorité et sur tous les individus qui constituent la société semble indissociable de la taille de la population. En d’autres termes, pour se maintenir, la société sans État ne doit pas contenir trop d’individus. Ainsi, de la même manière que les nations d’aujourd’hui ont décidé de se centraliser à un moment de leur histoire, il semble que les sociétés sans État aient décidé de ne pas le faire en continuant à se morceler. Cette volonté est finalement celle que Pierre Clastres entraperçoit en étudiant les prophéties des Tupi-Guarani. Aux XVe et XVIe siècles, les karai ont entraîné des milliers d’Indiens dans la recherche de la Terre sans Mal, la terre des Dieux, au moment où ces mêmes sociétés, dont la taille grossissait, commençaient à voir poindre la figure de l’autorité politique. « L’appel des prophètes à abandonner la terre mauvaise, c’est-à-dire la société telle qu’elle était, pour accéder à la Terre sans Mal, à la société du bonheur divin, impliquait la condamnation à mort de la structure de la société et de son système de normes. » Le discours prophétique des karai associait la racine du Mal qu’il fallait fuir au « Un ». Ce « Un » était ce qui visiblement – ou bien ces énormes migrations religieuses restent inexplicables – germait ce moment-là dans ces sociétés. Le principe fondateur de la société sans État étant bien celui qui met le pouvoir politique à distance par rapport au social, ne peut-on pas estimer que le Un, le Mal, c’est le pouvoir politique inscrit au sein de la société – en d’autres termes, le pouvoir coercitif, l’État ? « Le prophétisme tupi-guarani, c’est la tentative héroïque d’une société primitive pour abolir le malheur dans le refus radical de l’Un comme essence universelle de l’État. »
« Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l’une ni l’autre, et finit par perdre les deux. » Benjamin Franklin
Le refus d’avoir un pouvoir politique coercitif comme base de l’organisation sociale – de réunir la société et l’autorité politique en un Un en somme – était ce qui constituait la société guayaki. Après avoir réussi à se maintenir malgré la colonisation intensive du continent américain, elle est finalement morte et s’est retrouvée contrainte de profondément se transformer, quand elle a cru pouvoir survivre en se soumettant à une autorité.
Nos Desserts :
- Au Comptoir, nous vous proposions de découvrir le travail d’un autre anthropologue, David Graeber, qui a notamment travaillé sur les « comportements humains qui obéissent au principe “de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins” »
- Très récemment, nous avons interrogé un autre chercheur en sciences sociales, la sociologue Monique Pinçon-Charlot pour comprendre l’élection à la tête de l’État français d’un membre assumé de l’oligarchie
- L’association Survival raconte le génocide des derniers Guayaki (Aché dans leur langue) largement facilité par la création de la “réserve” qui a permis à Pierre Clastres d’étudier les Guayaki
- Avec Pierre Bitoun, nous évoquions également le génocide d’une autre population, les paysans
- Sur le blog de Kévin “L’Impertinent” Victoire, vous pourrez retrouver un extrait du Discours de la servitude volontaire de La Boétie, fondamental pour essayer de comprendre l’acceptation collective du pouvoir coercitif
- Pour combattre cette domination qui tue notre humanité, nous vous proposions de pratiquer l’insurrection quotidienne
- Pour les Normands et les voyageurs, un colloque intitulé « Pierre Clastres : d’une ethnologie de terrain à une anthropologie du pouvoir » se tiendra à Caen les 25, 26 et 27 octobre 2017
Catégories :Société
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