René Berthier est un militant libertaire et anarcho-syndicaliste. Ouvrier pendant de longues années dans le domaine de l’imprimerie, il a par ailleurs longuement milité au sein de la section CGT du Livre. Très proche de l’anarcho-syndicaliste français Gaston Leval (qui a participé à la guerre d’Espagne de 1936 et fondé le Centre de sociologie libertaire auquel a participé René Berthier), il est aujourd’hui à la retraite et consacre son temps à des recherches historiques et théoriques. Militant à la Fédération anarchiste (FA) où il anime le groupe Gaston Leval, il participe également au site d’études libertaires Monde-Nouveau. Spécialiste de Bakounine, son livre « Octobre 1917 : Le thermidor de la révolution russe », épuisé, devrait être réédité aux éditions du Monde libertaire début novembre 2017.
« Quand Lénine a imposé au parti éberlué le mot d’ordre “Tout le pouvoir aux soviets”, en avril 1917, certains de ses camarades ont cru qu’il était devenu bakouninien. »
Le Comptoir : En quoi l’historiographie de la révolution russe a-t-elle toujours été un enjeu politique ?
René Berthier : Je dirais que ce n’est pas tant l’historiographie de la révolution russe que la révolution russe elle-même qui est un enjeu politique. Je veux dire que différents courants politiques ont donné leur propre interprétation à des événements qui ont été instrumentalisés, et ce pendant longtemps. C’est moins le cas aujourd’hui dans la mesure où cet événement considérable a perdu beaucoup de son importance et de sa fonction mythique.
On a plaqué sur les événements consécutifs à Février, puis à Octobre 1917, des grilles de lecture divergentes en attribuant les succès ou les échecs à l’application ou à la non-application de telle ou telle ligne politique (on a un peu ça dans le cas de la Commune de Paris, également).
La social-démocratie parlementaire attribue l’échec de la révolution à la destruction des institutions démocratiques issues de la révolution dite de Février, notamment à la dissolution de l’assemblée constituante. Ce courant oublie de préciser que les socialistes voulaient continuer la guerre et refusaient de convoquer l’assemblée constituante, deux faits qui ont contribué de manière déterminante au soutien des masses envers les bolcheviks, qui axaient leur propagande sur la nécessité de mettre fin à la guerre et qui critiquaient de manière lancinante les socialistes qui refusaient de convoquer l’assemblée constituante.
Les différentes écoles communistes, de leur côté, réclament à leur seul profit l’héritage de Lénine, évoquent les soviets avec une ferveur religieuse mais omettent de dire que la notion de soviet était tout à fait contraire à la doctrine social-démocrate, mencheviks et bolcheviks réunis ; que les bolcheviks s’y sont ralliés tardivement et de manière tout à fait opportuniste. Quand Lénine a imposé au parti éberlué le mot d’ordre « Tout le pouvoir aux soviets », en avril 1917, certains de ses camarades ont cru qu’il était devenu bakouninien. En outre, les soviets, qui n’étaient rien d’autre que des comités de grève qui se sont plus ou moins fédérés, se sont très rapidement bureaucratisés.
Pour avoir conscience de ces faits, il ne faut pas se référer à des approches idéologiques mais à des approches historiques fondées sur des archives de l’époque. L’approche idéologique remplace les faits par l’idée qu’on se fait des événements. Il s’agit d’une pétrification de la réalité historique par l’idée qu’on veut imposer de la réalité, au nom d’un dogme. L’Histoire est réécrite à partir d’interprétations, d’analogies avec des événements survenus antérieurement (la Commune de Paris, par exemple) ou de citations de Marx qu’on force à coller aux événements.
Pour les communistes “orthodoxes”, la révolution avait bien commencé mais elle a subi un “accident” de l’Histoire : le culte de la personnalité. La dénonciation de ce culte par Khrouchtchev fut censée remettre le communisme sur ses rails, et le régime soviétique présenta alors un bilan “globalement positif”. Loin d’être des forces d’opposition au capitalisme dans les pays occidentaux, les communistes ont aspiré à participer à sa gestion. Combien de grèves ont été étouffées dans les années 1970 en France à cause de la stratégie du Programme commun de la gauche ? L’accession des communistes au gouvernement devait régler les problèmes plus efficacement que des mouvements sociaux. Or cette stratégie a marqué le début de la fin du Parti communiste. Faut-il s’étonner dès lors de la démoralisation de la classe ouvrière, de sa perte de conscience de classe et de sa dispersion dans des idéologies au mieux consensuelles, au pire racistes ?

Peinture des barricades de Presnya durant la révolution russe de 1905, par Ivan Vladimirov
Pour les trotskistes, la révolution a commencé à dévier entre la mort de Lénine et l’éjection de Trotski des instances du pouvoir par un Staline auquel Trotski n’a jamais réellement voulu s’affronter lorsqu’il était encore en Russie. Au XIVe congrès du parti, il ne prit pas la parole et ne produisit pas le “testament” de Lénine qui était un document accablant pour Staline. Il alla même jusqu’à nier l’existence de ce “testament”, et lorsque plus tard il le sortit de sa poche, Staline n’eut aucun mal à lui rappeler qu’il en avait lui-même nié l’existence ! Lamentable ! L’entêtement des trotskistes à considérer envers et contre tout l’Union soviétique comme un “État ouvrier dégénéré” évacue le fait que la bureaucratie soviétique était un phénomène inédit dans l’Histoire, pour lequel la théorie marxiste ne fournissait pas de cadre explicatif.
« Le courant anarchiste gagnerait lui aussi à abandonner l’approche idéologique et à examiner les faits : le mouvement anarchiste en Russie était dans un état de division et de confusion extrêmes, à l’image même du mouvement français. »
Les anarchistes n’ont pas manqué eux non plus de mythifier la révolution russe, mais leur attitude consista surtout à insister sur les “méchants bolcheviks” qui ont accaparé la révolution. L’analyse anarchiste se limite souvent à l’idée que les bolcheviks étaient des “autoritaires”, un concept parfaitement inopérant, selon moi, pour expliquer un phénomène historique. Le mouvement libertaire insista surtout sur les événements spectaculaires — l’“épopée” makhnoviste ou l’insurrection de Kronstadt — et beaucoup moins sur les aspects institutionnels de la révolution [1]. Le courant anarchiste gagnerait lui aussi à abandonner l’approche idéologique et à examiner les faits : le mouvement anarchiste en Russie était dans un état de division et de confusion extrêmes, à l’image du mouvement français. Ainsi, lors d’un congrès tenu à Karkov en juin 1917, anarchistes syndicalistes et anarchistes communistes s’étaient opposés sur tous les problèmes : poursuite de la guerre, contrôle ouvrier, participation aux soviets, mode de fédération des comités. La plus grande erreur du mouvement libertaire russe a sans doute été l’état de conflit permanent entre l’anarchisme et l’anarcho-syndicalisme naissant, qui commençait – trop tard cependant – à prendre son essor.
Les historiens libertaires de la révolution russe prennent généralement la date de février 1917 comme la véritable révolution. Quand la faites-vous débuter pour votre part et pourquoi ?
Les auteurs libertaires prennent février pour début de la révolution russe parce que c’est à ce moment-là qu’elle a commencé, tout simplement. C’est un point sur lequel Alexandre Skirda insiste tout particulièrement. Pour lui comme pour moi, la “révolution d’Octobre” n’est pas une révolution mais un coup d’État dans la révolution
Selon moi, il n’y a pas la “révolution de Février” d’une part et la “révolution d’Octobre” de l’autre ; il y a tout simplement la révolution russe qui commence en février dans un contexte montrant tous les signes précurseurs : épuisement du pays, désorganisation des transports, du ravitaillement, arrêt des industries de guerre, diminution du nombre des hauts fourneaux, baisse de la production de charbon, désertions en masse, grèves et pénuries de toutes sortes et manifestations contre la faim. La Russie est au bord du gouffre.
Le 23 février (8 mars dans notre calendrier grégorien) est la journée internationale des femmes, la “fête de l’ouvrière”. Les ouvrières du textile, les plus exploitées, fêtent l’événement en abandonnant leurs fabriques et en manifestant, entraînant avec elles les métallos. La vague gagne le centre de la ville, arrive devant le siège du conseil municipal. Le seul mot d’ordre est « Du pain ! » Les heurts sont réduits. À 18 heures, la police estime avoir repris les choses en main. Mais les slogans se durcissent : « À bas la guerre ! », « À bas l’autocratie ! » Des grèves et manifestations violentes se succèdent et se transforment en insurrection le 27 février, soutenue par la troupe.

Révolution russe, 1917
Finalement, tous les régiments de la garnison de Petrograd se joignent aux révoltés. C’est le triomphe de la révolution. Sous la pression de l’état-major, le tsar Nicolas II abdique le 2 mars 1917 (15 mars dans le calendrier grégorien). C’est la fin du tsarisme, et les premières élections au soviet des ouvriers de Petrograd. Les gouvernements provisoires se succèdent, la révolution gagne en profondeur, la masse des ouvriers et paysans se politise. Un double pouvoir s’instaure entre gouvernement provisoire et soviets.
« Selon moi, Octobre est un coup d’arrêt brutal à un processus qui devait aboutir logiquement à la décision du IIe congrès panrusse de se saisir du pouvoir, ce que le coup d’État bolchevique a empêché. »
Il y a largement de quoi appeler ça une révolution, même si, effectivement, ce n’est pas la révolution prolétarienne : celle-ci résultera de l’approfondissement de la révolution et de la politisation accrue des masses travailleuses. Selon moi, Octobre est un coup d’arrêt brutal à un processus qui devait aboutir logiquement à la décision du IIe congrès panrusse de se saisir du pouvoir, ce que le coup d’État bolchevique a empêché.
Vous qualifiez Octobre 1917 de « thermidor russe », pouvez-vous expliquer pourquoi ?
Il faut expliquer le sens du concept de “thermidor”, qu’on trouve chez Marx et Bakounine. Ce terme désigne une étape de la Révolution française qui a vu le transfert des pouvoirs de certains groupes de la Convention vers d’autres, ouvrant la voie à Napoléon Bonaparte et marquant la fin de la transformation révolutionnaire. Dans ses Trois conférences aux ouvriers du val de Saint-Imier, Bakounine parle de « coup d’État réactionnaire de thermidor ». Un terme est associé à « thermidor », c’est celui de « bonapartisme », qui désigne le régime autoritaire consécutif à la réaction thermidorienne. L’analogie entre le coup d’État d’Octobre et thermidor est donc logique : c’est un coup d’arrêt à la révolution. Marx utilisa le concept de “bonapartisme” mais pas Bakounine, qui lui préférait celui de “césarisme”, mais les termes sont à peu près synonymes chez les deux auteurs.
C’est Karl Kautsky qui, le premier, associa le bonapartisme et le bolchevisme. Très minoritaires, les bolcheviks ne purent s’imposer que par la violence la plus extrême contre la classe ouvrière. Ils furent à l’origine d’une contre-révolution thermidorienne, « celle qu’emprunta Napoléon Ier le 18 Brumaire 1799, puis son neveu, le troisième Napoléon, le 2 décembre 1852, et qui consiste à régner à l’aide de la supériorité d’une organisation centralisée sur la masse inorganisée du peuple et également à l’aide d’une supériorité militaire… » (Karl Kautsky, La dictature du prolétariat, 1918)

Révolution russe, 1917
Le soviet de Petrograd vota le 31 août 1917 une résolution en faveur du pouvoir des soviets. Le même jour, 126 soviets de province en firent autant. Un nouveau præsidium du soviet de Petrograd est élu qui donnera la présidence à Trotski. Le 5 septembre, Moscou vota pour le pouvoir des soviets, suivis de Saratov, Kiev, Ivanovo-Voznesensk, et de nombreux autres centres industriels. Lénine était toujours dans la clandestinité, alors même que son parti contrôlait les deux principaux soviets du pays. Partout, les votes des soviets locaux exigeaient que le comité exécutif central du soviet prenne le pouvoir. À première vue, les choses se passaient donc bien : les soviets se trouvaient dans une situation idéale pour prendre en main, de manière concertée, le sort de la révolution – point de vue partagé par la majorité des bolcheviks.
Le IIe congrès panrusse (c’est-à-dire de toute la Russie) des soviets allait poser le problème de la prise du pouvoir par les soviets – un point de l’ordre du jour dont il n’était pas douteux qu’il allait être accepté. Lénine fit preuve à ce moment-là d’une activité frénétique pour obliger le parti à prendre le pouvoir la veille du IIe congrès des soviets, alors même que les bolcheviks y étaient majoritaires ! C’est une attitude à première vue surprenante, mais qui l’est moins si on admet que Lénine voulait à tout prix éviter que ne s’instaure une “légalité soviétique” qu’il leur aurait été ensuite difficile de remettre en cause.
« Les soviets étant des instances électives, ils allaient être composés de délégués de différents partis et la majorité pouvait varier. Or, il était hors de question de partager le pouvoir [pour Lénine]. »
En avril 1917, Lénine pensait que les Soviets devaient prendre le pouvoir avant : « Tant que les soviets ne se seront pas emparés du pouvoir, nous ne le prendrons pas » (« Rapport sur la situation actuelle et l’attitude envers le gouvernement provisoire », 14 avril 1917, Œuvres complètes, tome 24). C’est l’époque où il venait d’arriver en Russie et où il avait lancé le mot d’ordre « Tout le pouvoir aux soviets ! » Mais en septembre, il a complètement changé d’avis. Il faut que le parti prenne le pouvoir d’abord : « Laisser échapper l’occasion présente et “attendre” le Congrès des soviets serait une idiotie complète ou une trahison complète », écrit encore Lénine (« La crise est mûre », 27 septembre 1917, Œuvres complètes, tome 26). Contre l’écrasante majorité de son parti, il avait décidé que le parti exercerait le pouvoir seul. De nombreux bolcheviks protestèrent contre cette idée, affirmant qu’elle mènerait à la catastrophe.
Les soviets étant des instances électives, ils allaient être composés de délégués de différents partis et la majorité pouvait varier. Or, il était hors de question de partager le pouvoir. Lénine voulait que le parti prenne le pouvoir avant le congrès des soviets, pour exercer le pouvoir en son nom. Les socialistes-révolutionnaires de gauche n’entreront (fugitivement) au gouvernement que sous la pression du puissant syndicat des cheminots. En court-circuitant le congrès des soviets, les bolcheviks se fabriquaient une popularité auprès des masses populaires. C’est dans ce sens que selon moi la “révolution d’Octobre” fut en fait un coup d’État dans la révolution.
Comment expliquez-vous que le Lénine (et les bolcheviks) qui écrivit contre l’État et avait fait sien le mot d’ordre « tout le pouvoir aux soviets » fut ensuite à l’origine de l’explosion de la bureaucratie, de la dictature du parti-État et de l’introduction du capitalisme industriel le plus féroce en Russie ?
Je pense qu’il faut éviter de faire des amalgames. Je suppose que lorsque vous dites que Lénine « écrivit contre l’État » vous faites allusion à son livre L’État et la révolution. Ce livre fut accueilli avec enthousiasme par les militants libertaires et syndicalistes révolutionnaires parce qu’il donnait l’impression que Lénine faisait un pas important en direction de l’anarchisme, grâce à des phrases telles que « Nous ne sommes par le moins du monde en désaccord avec les anarchistes quant à l’abolition de l’État en tant que but » et « Il ne faut au prolétariat qu’un État en voie d’extinction, c’est-à-dire constitué de telle sorte qu’il commence immédiatement à s’éteindre et ne puisse pas ne point s’éteindre ».
L’État et la révolution est rédigé en août-septembre 1917, à un moment où le mouvement ouvrier russe a cessé de compter sur les socialistes modérés et où règne une grande agitation révolutionnaire. Le mouvement anarchiste et anarcho-syndicaliste est aux avant-postes de la lutte révolutionnaire. Il a de plus en plus l’oreille des masses et constitue une force avec laquelle il faut compter. Mais, surtout, le tour pris par les événements, avec ou sans les libertaires, confirme, à cette étape de la révolution, les analyses libertaires concernant l’instauration d’organismes de base fédérés entre eux se substituant à l’État. Il convient de préciser que cette évolution n’est pas forcément la conséquence de l’activité des libertaires, mais qu’elle est un phénomène naturel dans la classe ouvrière. C’est pourquoi Lénine tente de reformuler une doctrine marxiste de l’État en se référant inlassablement au seul texte de Marx qui peut l’aider dans cette tâche, La Guerre civile en France, qui est une mystification, au même titre que L’État et la révolution.

Congrès des soviets, 1917
Dans son livre, Marx expose un point de vue qui est à l’opposé de ce qu’il pense réellement, parce qu’à ce moment-là la Commune de Paris développe des positions fédéralistes et communalistes que Marx ne peut pas contester ouvertement – alors qu’il avait toujours été férocement opposé au fédéralisme ! Bakounine disait que La Guerre civile en France était un « travestissement bouffon » de la pensée de Marx [2]. On peut dire que L’État et la révolution est lui aussi un “travestissement bouffon de la pensée de Lénine”.
Il est significatif que les deux grands dirigeants communistes, Marx et Lénine, aient chacun été en quelque sorte contraints de produire, en deux circonstances révolutionnaires, des ouvrages développant des idées totalement contraires à leur pensée réelle et généralement interprétés comme étant de caractère libertaire : La Guerre civile en France de Marx, écrit pendant la Commune de Paris, et L’État et la révolution de Lénine. Mais aucun de ces deux ouvrages, rédigés pour des motifs opportunistes, ne sauraient être des références sérieuses pour expliquer la pensée réelle de leurs auteurs.
Le mot d’ordre « tout le pouvoir aux soviets » rentre dans le même schéma de ralliement opportuniste à des concepts totalement étrangers au communisme. En mars 1917, le Comité central du parti est complètement dépassé par les événements. Lorsque le 12 mars, Kamenev et Staline rentrent de leur exil sibérien, ils provoquent un virage à droite. La nouvelle direction se contente de vouloir faire pression sur le gouvernement provisoire pour entamer des négociations entre pays belligérants. En attendant, « chacun doit rester à son poste de combat » (Pravda, 18 mars) ce qui est une manière de reconnaître que la direction du parti ne sait pas quoi faire. Leurs positions reflètent l’hypothèse selon laquelle on est au début d’une longue période de gouvernement démocratique bourgeois.
« On oublie que le mot d’ordre de nature libertaire : “tout le pouvoir aux soviets” s’accompagne du refus de partager le pouvoir avec les autres partis. »
Lorsque Lénine arrive, le 17 avril (le 4 avril selon le calendrier russe), les positions qu’il expose lors d’une réunion des bolcheviks et des mencheviks sont nettes : aucun appui au gouvernement ; aucun rapprochement avec les autres partis ; armement du prolétariat ; tout le pouvoir aux soviets ; la terre aux paysans. La quasi-totalité des dirigeants bolcheviques s’oppose aux thèses d’avril de Lénine. Ses mots d’ordre sont en contradiction totale avec tout ce que les bolcheviks ont pu dire jusqu’alors. Mais on oublie que le mot d’ordre de nature libertaire « tout le pouvoir aux soviets » s’accompagne du refus de partager le pouvoir avec les autres partis.
Et quid de la bureaucratie ?
Dire que Lénine fut responsable de “l’explosion de la bureaucratie” n’est pas la bonne manière de présenter les choses, à mon avis. C’est un peu schématique ! Je dirais que la bureaucratie s’est instaurée toute seule et que chaque initiative du pouvoir bolchevique pour administrer la société a contribué à l’aggraver.
La révolution a créé une masse de “permanents”, ouvriers, soldats, employés qui ont été élus dans les diverses instances créées par le mouvement de masse : soviets, comités d’usine, de quartiers, gardes rouges, etc. Dans un premier temps ces militants élus conservent leur activité d’origine, mais peu à peu ils finissent par être employés à temps partiel dans leur fonction, puis à temps plein. Leur mode de vie évolue. Un groupe social nouveau apparaît, dont l’adhésion au bolchevisme est moins idéologique que pratique, mais dont la situation est indissolublement liée au nouvel État, et qui profite du fait que peu à peu les élections aux postes de responsabilité soient supprimées. Ces éléments, d’origine indiscutablement populaires, se greffent sur le corps de l’État en formation et sont solidaires du régime [3].
À cela il faut ajouter les membres de l’ancienne bureaucratie et du corps des officiers tsaristes, qui se rallient au nouveau régime, en petit nombre au début et en grand nombre lorsque les communistes décident de faire appel aux “spécialistes”, à partir de 1918. C’est à ce moment-là que le parti passe de 250 000 à 600 000 adhérents, alors que par ailleurs le prolétariat se détache du parti : la composition sociale de cet afflux n’est donc pas un mystère. Enfin, il y a la direction du parti bolchevique elle-même, composée presque entièrement d’intellectuels bourgeois.
L’adhésion non idéologique d’une partie importante des couches populaires de la société russe au bolchevisme s’explique par le fait que les autres partis socialistes, les dirigeants mencheviks et socialistes-révolutionnaires, ne reconnaissaient pas la légitimité des instances dans lesquelles ces couches avaient trouvé une occasion de promotion sociale. La prise du pouvoir par les bolcheviks a garanti à ces couches leur intégration dans l’appareil d’État. « Pour la première fois, les classes populaires participent ainsi massivement à l’exercice du pouvoir, et en province peut-être de façon plus frappante encore qu’à Petrograd », dit Marc Ferro dans Des soviets au communisme bureaucratique (Gallimard, 1980). Les dirigeants bolcheviks de la vieille garde du parti disposent ainsi « d’une première clientèle, organiquement liée à eux, ces hommes et femmes qui sont plus encore solidaires du régime que les ouvriers demeurés ouvriers, ou les paysans demeurés paysans, et qui, tout en bénéficiant d’avantages que leur apporte Octobre, en attribuent le mérite autant à leur propre action qu’au parti bolchevique. Il se pourrait même que ces apparatchiki aient été plus inconditionnels du nouveau régime que bien des militants bolcheviques qui n’étaient pas nécessairement en accord avec la politique de leurs dirigeants. »
« Si nous considérons Moscou – 4 700 communistes responsables – et si nous considérons la machine bureaucratique, cette masse énorme, qui donc mène et qui est mené ? Je doute fort qu’on puisse dire que les communistes mènent […] C’est eux qui sont menés. » Lénine
La survie du régime stalinien n’aurait pas été possible par la simple terreur et s’il n’avait suscité une large adhésion. Makhno, déjà, considérait qu’une partie du prolétariat urbain trouvait son compte dans le soutien au régime [4]. Un aveu de Lénine confirme cette hypothèse : « si nous considérons Moscou – 4 700 communistes responsables – et si nous considérons la machine bureaucratique, cette masse énorme, qui donc mène et qui est mené ? Je doute fort qu’on puisse dire que les communistes mènent […] C’est eux qui sont menés. » (Œuvres complètes, tome 33). Aveu terrible…
Donc les choses sont trop complexes pour qu’on puisse mettre sur le dos du seul Lénine la formation de la bureaucratie.
On avance souvent comme raison de l’échec de la révolution russe un retard du pays en matière de développement économique et plus particulièrement industriel. Pensez-vous que la révolution russe aurait pu réussir malgré la présence d’une immense paysannerie russe (déconsidérée par les bolcheviks), une économie fortement agraire, une faible industrialisation et l’absence d’une bourgeoisie forte ?
Ce sont là, à mon avis, des questions de fond importantes sur la révolution russe. Naturellement, il n’y a pas de réponses à ces questions, et il ne sert à rien de faire de la science-fiction, ou plutôt de l’histoire-fiction. Mais il n’est pas interdit de se livrer à quelques réflexions pour tenter de cerner le problème.
Attribuer l’échec de la révolution à un retard du pays en matière de développement économique est compréhensible, mais ce raisonnement s’inscrit dans une logique que tout le monde aujourd’hui tient pour acquise, et qui ne l’est pas forcément. En effet, cette idée se fonde sur la thèse marxienne selon laquelle le prolétariat ne pourra parvenir au pouvoir qu’à l’issue d’une période de domination politique et économique de la bourgeoisie, au terme de laquelle elle aura épuisé ses contradictions internes. Ce n’est qu’une thèse qui n’a aucune vérification expérimentale, la bourgeoisie ayant largement eu le temps, depuis 1850, d’épuiser ses contradictions internes, et il y a tout lieu de penser qu’elle ne les aura pas épuisées avant longtemps…
En outre, l’approche libertaire ne consiste pas à dire que la classe ouvrière doit accéder au pouvoir d’État, mais que l’ensemble des exploités, y compris la paysannerie, accède à un contrôle global de la société. La logique de passage n’est pas forcément la même que dans l’approche marxiste. Le schéma marxiste est fondé sur deux idées reçues : la classe ouvrière est incapable de s’organiser elle-même pour prendre en main l’économie ; la paysannerie est incapable d’envisager des formes collectives d’organisation de l’agriculture. Or, ces deux présupposés sont faux.
« Pour Marx, la situation idéale est l’Angleterre, parce que “c’est le seul pays où il n’y a plus de paysans” (Lettre à Kugelmann, 28 mars 1870). À se demander qui nourrira les citadins quand il n’y aura plus de paysans. »
Le cadre conceptuel dans lequel les bolcheviks envisageaient le rôle de la paysannerie dans la révolution est hérité de Marx et d’Engels : la disparition des paysans était pour Marx un des “miracles” de l’ère bourgeoise. En dépeuplant les campagnes, dit le Manifeste, le capitalisme a libéré « une part considérable de la population du crétinisme de la vie rurale ». Pour Engels, la destruction des paysans est la “loi naturelle” de la production capitaliste. Engels déconseille même aux socialistes de « protéger les paysans contre les prélèvements, la rapacité et les manœuvres intéressées des grands propriétaires fonciers » (Lettre à Sorge, 10 novembre 1894). Il est vrai que si les anarchistes espagnols avaient appliqué ce principe, la CNT [Confédération nationale du travail, NDLR] n’aurait jamais eu des centaines de milliers d’adhérents paysans.
Marx avait dit que « jamais aucun mouvement communiste ne peut partir de la campagne » (L’Idéologie allemande, 1932). Affirmation historiquement fausse car le Moyen-Âge et la Renaissance sont parsemés d’insurrections paysannes dont l’une des revendications était la propriété commune de la terre. Pour Marx, la situation idéale est l’Angleterre, parce que « c’est le seul pays où il n’y a plus de paysans » (Lettre à Kugelmann, 28 mars 1870). À se demander qui nourrira les citadins quand il n’y aura plus de paysans.
Proudhon et Bakounine disaient qu’une révolution n’a de sens que si les conditions de vie de la population s’améliorent immédiatement. Gaston Leval, qui était en Espagne pendant la guerre civile, nous disait : « La révolution, c’est la livraison de 20 000 litres de lait tous les matins à Madrid. » Ce n’était manifestement pas la préoccupation des bolcheviks. L’échec de la révolution est selon moi moins dû au “retard du pays en matière de développement économique et plus particulièrement industriel” qu’à l’incapacité des bolcheviks à mettre en place une politique d’alliance avec la paysannerie : Bakounine posera le problème en 1870 pendant la guerre franco-prussienne. À ceux qui objectaient que les paysans étaient des partisans forcenés de la propriété individuelle, il répondit qu’il fallait « établir une ligne de conduite révolutionnaire qui tourne la difficulté et qui non seulement empêcherait l’individualisme des paysans de les pousser dans le camp de la réaction, mais qui au contraire s’en servirait pour faire triompher la révolution » (Lettre à un Français, 1870). Les bolcheviks seront confrontés au même problème quarante ans plus tard : Bakounine ajoute d’ailleurs quelques mots qui prendront tout leur sens lors de la révolution russe : « En dehors de ce moyen que je propose, il n’y en a qu’un seul : le terrorisme des villes contre les campagnes […]. Ceux qui se serviront d’un moyen semblable tueront la révolution.«
Les expériences historiques de l’Ukraine et de l’Espagne révèlent chez les libertaires une approche radicalement différente, beaucoup plus pratique, beaucoup plus politique, pourrait-on dire. Une révolution sociale qui ne peut pas nourrir la population est immédiatement vouée à l’échec. Le rapport entre prolétariat et paysannerie ne saurait être d’ordre simplement tactique, mais d’ordre stratégique. Mieux, paysannerie et prolétariat sont deux classes intimement liées au sort de la révolution, elles y ont intérêt au même titre.

Révolution russe, 1917
En Ukraine et en Espagne, la terre a été collectivisée sans violence là où l’influence anarchiste était forte. Dans les deux cas, les rapports entre ville et campagne n’ont pas été conflictuels. Il faut dire que le prolétariat espagnol avait bénéficié de 70 ans de propagande libertaire, qui avait expliqué inlassablement qu’il fallait s’emparer des moyens de production – les usines et la terre – et les collectiviser. Dès le lendemain de l’insurrection en Catalogne, le prolétariat et la paysannerie surent ce qu’il fallait faire. Le prolétariat et la paysannerie russes n’avaient pas la même expérience historique, les anarchistes russes ne tenant pas, comme leurs camarades espagnols, leur filiation théorique de l’expérience d’une puissante section de l’AIT [Association internationale des travailleurs, NDLR]. La propagande marxiste, par ailleurs, ne s’était jamais préoccupée de ce qu’il faudrait faire le lendemain de la révolution, en dehors de quelques considérations générales sur les nationalisations. La propagande marxiste n’a en particulier jamais tenté d’introduire dans la paysannerie la notion de collectivisation, comme ce fut le cas en Espagne.
On peut dire que, sur le plan des principes, le marxisme, toutes tendances confondues, se préoccupait essentiellement de la prise en main de l’État, qui devait réaliser par en haut la transformation de la société, alors que le projet libertaire consistait à prendre en main la société en la transformant par en bas, réalisant de ce fait l’abolition de l’État.
« Si la révolution sociale en Russie avait été menée par les anarchistes elle aurait pu surmonter le handicap du sous-développement industriel. »
La collectivisation des terres en Espagne ne s’est pas seulement effectuée dans les grandes exploitations où les salariés agricoles ont exproprié les propriétaires, mais aussi dans les régions de petites exploitations où fermiers et petits propriétaires ont formé des collectivités agricoles. Un tel processus a été possible pour plusieurs raisons.
- D’une part, l’adhésion à la collectivité n’était pas obligatoire pour les petits propriétaires, mais le travail collectif, l’utilisation commune du matériel rendaient la vie beaucoup plus facile. Ceux qui n’adhéraient pas à la collectivité, appelés péjorativement “individualistes” par les anarchistes, ne bénéficiaient pas de ses avantages. Sur les terres collectivisées, la productivité du travail agricole avait augmenté. La révolution avait amélioré la situation des paysans. Ce constat explique que nombre de petits propriétaires avaient rejoint les collectivités.
- Des comités ouvriers de ravitaillement avaient été mis en place par les anarchistes, et fonctionnaient efficacement, en liaison avec les campagnes. La distribution de l’alimentation était assurée par le système de la vente directe des produits organisés par les comités des syndicats.
- La collectivisation immédiate de l’industrie, des transports, etc. avait permis une continuation de la production et évité la désorganisation de celle-ci. De ce fait, les campagnes continuaient d’être fournies en matériels dont elles avaient besoin. La productivité du travail industriel avait augmenté [5].
- Enfin, dans la mesure où prolétariats urbain et agricole étaient organisés en syndicats dans la même organisation, il n’y avait pas de coupure entre eux, ils débattaient, organisaient la société nouvelle dans les mêmes instances.
De tout cela, il ne résulte pas que si la révolution sociale en Russie avait été menée par les anarchistes elle aurait pu surmonter le handicap du sous-développement industriel. Comme je l’ai dit, l’anarchisme russe n’avait pas l’expérience historique de 70 ans de propagande, de lutte et d’organisation, comme c’était le cas du mouvement espagnol. Mais en plus, les courants anarchiste-communiste et anarchiste-syndicaliste y étaient en forte opposition.
Par ailleurs, si on veut développer l’industrie dans une société à 85 % agraire, il est évident qu’il faudrait d’importants transferts des campagnes vers les villes pour constituer une sorte d’accumulation primitive en vue d’industrialiser. En Russie, cette accumulation primitive s’est faite avec la plus extrême violence, faisant des dizaines de millions de morts. Pourtant, c’est une question qu’il aurait été possible de négocier avec la paysannerie – mais pour cela il fallait remplir deux conditions : être en mesure de fournir aux campagnes un minimum de produits manufacturés que les bolcheviks ont été incapables de fournir parce que leur politique a conduit le prolétariat à fuir les villes ; il aurait fallu s’abstenir d’exterminer les organisations qui représentaient la paysannerie –, le parti socialiste révolutionnaire, mais aussi l’extraordinaire réseau de coopératives qui s’était développé dans le pays, et dont on ne parle jamais.

Révolution russe, 1917
Quels sont les principaux enseignements que nous pouvons tirer de la révolution russe aujourd’hui ?
Je ne sais pas si on peut tirer des enseignements de la révolution russe. Je pense simplement que l’accession au pouvoir des bolcheviks est la pire chose qui ait pu arriver au mouvement ouvrier international. Contrairement aux idées reçues, le “socialisme dans un seul pays” n’est pas une invention de Staline, il s’est mis en place aussitôt après le Ier congrès de l’Internationale communiste (IC) lorsque les dirigeants bolcheviques se sont rendus compte que la révolution ne s’étendrait pas au reste de l’Europe. La fonction de l’IC a été de mystifier la classe ouvrière internationale et de subordonner ses organisations aux impératifs de la politique extérieure de l’Union soviétique.
L’échec de la révolution allemande a largement été la conséquence de la politique de l’Internationale dirigée par Zinoviev. Cet échec a produit la politique sectaire du parti communiste allemand qui considérait les socialistes comme des ennemis au même titre que les nazis, conduisant ces derniers au pouvoir. Le soutien de l’Allemagne nazie à Franco (et l’absence de soutien de la France, il est vrai) a été largement responsable de l’échec de la révolution espagnole. Nous sommes encore tributaires aujourd’hui de la réaction en chaîne produite par le coup d’État d’octobre 1917.
Notes :
[1] On peut cependant mentionner le texte de Maurice Brinton, Les bolcheviks et le contrôle ouvrier : l’État et la contre-révolution, brochure du groupe Solidarity traduite en français dans Autogestion et socialisme n° 24-25, 1973.
[2] Ce qu’un historien marxiste parfaitement “orthodoxe”, Franz Mehring, confirme d’ailleurs dans sa biographie de Marx.
[3] Pour la composition sociologique des couches dirigeantes du nouvel État soviétique, cf. le remarquable ouvrage de Marc Ferro, Des soviets au communisme bureaucratique, (Gallimard, 1980), auquel nous empruntons ces données.
[4] Cf. Alexandre Skirda, Les cosaques de la liberté (éditions J.C. Lattès, 1980).
[5] L’appareil productif de l’Espagne après la victoire de Franco était en bien meilleur état qu’avant la guerre civile, à tel point que Franco fit détruire des usines pour ne pas avoir à reconnaître le fait.
Nos Desserts :
- (re)Lire les articles que nous vous proposons au Comptoir à l’occasion du centenaire de la révolution d’Octobre 1917
- Nous vous conseillons une conférence de René Berthier contre le vote
- Le livre de René Berthier sur Octobre 1917 est disponible en PDF sur son site
- L’excellent documentaire d’Arte sur Lénine et la révolution russe est disponible sur Dailymotion
- Un documentaire sur Makhno, le révolutionnaire ukrainien
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