Marie-Anna Morand est formatrice, spécialiste de la relation éducative et de la souffrance au travail, accompagnatrice du changement des ressources humaines et linguiste. Sa pratique l’amène régulièrement à intervenir auprès d’équipes ou de particuliers en situation de crise professionnelle. Elle utilise sa compréhension fine des dynamiques de changement pour lutter contre la mécanisation de l’Homme, le mythe du progrès individuel véhiculé dans tout le développement personnel et l’aliénation narcissique qui en découle. Nous avons souhaité nous entretenir avec elle autour de différents sujets liés à ces thèmes.
Le Comptoir : Peux-tu nous dire un mot sur les gens que tu reçois et qui viennent spontanément réclamer ton aide ?
Marie-Anna Morand : Ils viennent tous avec une demande impérieuse de changement, et beaucoup d’angoisse à l’idée de ne pas contrôler leur vie. Ils viennent avec un objectif déterminé d’avance, motivé par un désir de conformité, de performance et d’idéal du moi. De façon plus ou moins explicite, le discours de la première séance se traduit généralement par : « Je ne suis pas comme il faut, je dois atteindre tel objectif pour être enfin “moi-même” et je viens vous voir pour y parvenir, rendez-moi mieux, normez-moi, donnez-moi les bons outils pour tout contrôler. » Bref, ils recrachent tout le discours du développement personnel, des coachs de la performance et de la renarcissisation de soi… Ce qui est parfaitement cohérent, en vérité. Ils réclament ce qu’on leur promet un peu partout : contrôler toujours plus pour être toujours mieux. Tout ça pour être enfin conforme aux attentes sociétales du moment, répondre aux injonctions compétitives de l’entreprise, satisfaire enfin l’espoir de leurs parents, devenir un produit attractif sur les sites de rencontres, être le grand gagnant de la course à l’ego…
Et ma mission consiste précisément à les faire sortir de ce genre de raisonnement aliénant. À leur faire comprendre que tout ce qu’ils me disent traduit un système de pensée anti-humaniste, totalement irrespectueux d’eux-mêmes en tant que sujets. Et qu’il est impossible de changer sans apprendre d’abord à se regarder comme un humain.
Certains parlent d’eux comme de machines cassées, sous-performantes et sont en demande implicite de réparation. Ceux qui viennent de passer dix ans chez un psy sans changement particulier parlent d’eux comme des malades, de pauvres petites choses incurables, des cas désespérés. Ils ont lu tous les livres de développement personnel, sont anéantis de voir que les méthodes en dix étapes pour être parfaitement parfait ne marchent jamais pour eux, et se demandent avec terreur ce qui ne tourne pas rond dans leur sombre tête.
Beaucoup se vivent comme des objets. Et tout le discours médiatique et professionnel leur renvoie ça. Qu’ils sont de mauvais objets. Pas assez performants, pas assez en harmonie, pas assez eux-mêmes… Impossible dans ces conditions de se sentir autorisé à devenir sujet, à exister, à habiter sa place, son corps, sa parole, sa vie entière. L’enjeu principal se situe précisément là, ils souffrent de ne pas exister en tant que sujets, d’être enfermés dans un “moi” toujours décevant, qu’ils aimeraient transformer à leur guise, pour se sentir enfin conformes aux attentes extérieures, ou au contraire, parfaitement authentiques et uniques, ce qu’on appelle aujourd’hui être “soi-même”. Ils sont pris dans une injonction paradoxale permanente : sois toi-même mais sois conforme. Et ils en crèvent à petit feu, en dansant d’un pied sur l’autre jusqu’à l’épuisement.
Pour changer, ils n’ont pas besoin qu’on leur serve encore un discours de contrôle, mais qu’on pose sur eux un regard humain, bienveillant, sans complaisance, mais sans volonté de normalisation. Pour qu’ils puissent à leur tour changer de regard sur eux-mêmes et s’autoriser à devenir des sujets. Et cela passe principalement par la démarche critique, la reliance à l’autre et l’abandon de tous les enjeux narcissiques dans lesquels ils sont enfermés. C’est pour cela que l’accompagnement est une posture d’éducation, et une posture profondément subversive. Elle consiste à construire plus d’humanité en stimulant l’émancipation du sujet. Donc, à favoriser l’adoption d’un regard critique sur la pensée dominante du contrôle et de l’individualisme forcené.
C’est évident mais cela va mieux en le disant : « aller mieux, se réconcilier avec soi, etc. », ce sont des préoccupations émanant essentiellement de la classe moyenne. Très peu d’ouvriers pratiquent le yoga, on imagine mal un carreleur aller courir sur un tapis de course dans une salle de sport aseptisée après une journée de travail, et plus important encore, la majorité des thérapies ont un coût, coût qui est tout simplement inaccessible à la masse des travailleurs précarisés.
C’est évident à première vue mais là, on mélange un peu tout… Il y a une distinction à faire entre le “bien-être” et le “mieux-être”, de même qu’il y a une différence entre le “travail sur soi” et le “travail de soi”. Le fitness, le yoga, la thérapie, l’accompagnement… Ce sont des praxis qui appartiennent à des champs différents, avec des finalités différentes. Et selon la philosophie du praticien, la praxis ne sera pas théorisée de la même façon.
Le “mieux-être” est une valeur de la relation thérapeutique, de la relation d’aide, mais aussi du développement personnel. S’il n’est bien évidemment pas question de confondre ces trois corps de métier, ils ont en commun le fait de chercher l’amélioration de l’état de l’autre, dans un idéal de mesure. On s’attend à aller “mieux” quand on va voir son médecin, son psy, son thérapeute, ou en tout cas, à ne pas aller “moins bien”. De même qu’on attend d’un expert en développement personnel qu’il nous entraîne sur le chemin du “moi mais en mieux”. C’est très lié à la volonté de “travail sur soi”, qui peut être thérapeutique, lorsqu’il y a un réel besoin de soins et qu’on s’adresse à un professionnel qualifié. Mais cela peut aussi devenir rapidement une quête narcissique : se tourner perpétuellement vers son nombril, dans l’espoir d’y trouver ce fameux trésor qu’il faudrait révéler au monde pour rayonner dans la foule de tout son être glorieux.
« Pendant qu’on cherche inutilement les merveilles de son petit moi, on oublie de se demander ce qu’on a de commun avec son voisin, comment on peut se relier à lui et construire quelque chose de signifiant pour la communauté. »
Le “bien-être”, ce n’est pas pareil. Le bien-être est une visée vers laquelle on tend, et qui implique l’acceptation de moments de mal-être comme faisant partie du chemin. Ce n’est pas une mesure sur une échelle de valeur, avec des plus et des moins, mais un processus qui se joue pour chacun, en dehors des considérations de mesure et de comparaison avec son voisin, ou avec celui qu’on était il y a six mois. C’est un travail de sa posture professionnelle, de sa façon d’habiter sa place sociale, un “travail de soi” qui permet d’être sujet. Ce n’est ni thérapeutique, ni une quête narcissique. C’est le propre de la démarche existentielle humaine, avec ses moments de confort et ses moments de tension. Stimuler et contenir ces processus, c’est le travail des éducateurs, des formateurs et des accompagnateurs du changement des ressources humaines (RH).
Revenons-en à la différence entre les classes moyennes et les travailleurs précarisés. Le discours thérapeutique s’adresse en théorie à tous. Même si on sait très bien qu’en pratique, les classes moyennes ont plus de facilité à se soigner que les ouvriers. Mais aller mieux, dans ce cadre-ci, est un idéal censé être accessible à toutes les classes sociales. Cela ne relève ni du loisir, ni de la mode, ni du narcissisme. C’est un besoin.
Le discours du développement personnel s’adresse principalement à ceux qui ont le temps et l’énergie de questionner le clivage entre l’image toujours décevante qu’ils ont d’eux-mêmes et leur idéal du moi jamais atteignable. Effectivement, cela demande de la ressource mentale et financière qu’on ne peut pas mobiliser quand on se demande si on aura toujours du travail le mois prochain… La précarité n’empêche pas de se poser des questions narcissiques de cet ordre à l’occasion, comme n’importe quel humain, mais cela empêche clairement d’y accorder trop de place. L’enjeu principal se situant ailleurs. Le discours existentiel lié à la posture de sujet et le travail de soi s’adresse en théorie à tous les professionnels et à tous les étudiants. Construire et habiter une posture de travail, quelle qu’elle soit, ouvrier ou cadre sup, entraînent des questions existentielles qui font parfois souffrir mais toujours “travailler de soi”. Si tous les corps de métiers sont concernés, seuls certains seront accompagnés en ce sens et auront accès à de la ressource pour trouver leurs propres réponses. Les professionnels de l’humain, du grand chirurgien à l’aide-soignant qui enchaîne les contrats précaires, auront très souvent accès à des séances d’analyse de la pratique pour travailler la question du bien-être au travail, avec un consultant accompagnateur du changement RH. Ailleurs, dans le monde de l’entreprise, où la rentabilité passe bien avant la philosophie humaniste, on paiera un intervenant pour accompagner les cadres, mais très rarement les ouvriers. Ce n’est pas seulement une histoire de classe sociale, mais une histoire de corps de métier, de valeur dominante et de culture, d’importance qu’on accorde à la réflexivité des professionnels à tous les niveaux de la hiérarchie.
« Le discours ambiant du développement personnel en fait une invitation à s’explorer soi-même comme une pyramide d’Égypte, comme si nous étions uniques et porteurs de trésors infinis qu’il serait un crime de ne pas révéler au monde. »
On observe de plus en plus de gens qui décident d’opérer un changement dans leur vie, donc, mais la plupart du temps, ce changement ne se matérialise qu’en un recentrage sur soi-même… et ce, souvent au détriment du collectif.
Oui, et cela repose sur deux idéaux véhiculés dans le discours du développement personnel et qui s’entretiennent mutuellement.
Le culte de l’individu, d’abord. L’homme serait seul dans la foule et aurait les moyens de maîtriser sa vie, pour peu qu’il s’en donne les moyens et qu’il suive les dix étapes du manuel du bonheur ou de la performance. Tout le discours ambiant pousse à croire ça, il faudrait tout “gérer”, en étant derrière une vitre, en posture dominante et froide. Gérer sa vie, ses émotions, son passé, sa carrière, sa famille, son image, son destin tout entier. C’est un discours déshumanisant, de l’ordre de la mécanique, qui marche très bien parce qu’il excite le sentiment de toute-puissance. Et on ne peut pas aspirer à la toute-puissance sans considérer que l’autre est un problème à résoudre, une nuisance, ou un objet dont on peut se servir pour parvenir à ses fins.
L’idéal du “connais-toi toi-même” mal compris, ensuite. Socrate disait par là qu’il fallait accepter sa juste place d’Homme (somme toute, pas grand chose…) et sa rationalité limitée pour philosopher. Au lieu d’entendre cette phrase comme un appel à l’humilité et à l’esprit critique, on en pervertit régulièrement le sens. Le discours ambiant du développement personnel en fait une invitation à s’explorer soi-même comme une pyramide d’Égypte, comme si nous étions uniques et porteurs de trésors infinis qu’il serait un crime de ne pas révéler au monde. Et pendant qu’on cherche inutilement les merveilles de son petit moi, on oublie de se demander ce qu’on a de commun avec son voisin, comment on peut se relier à lui et construire quelque chose de signifiant pour la communauté.
Plus on se croit un individu dissocié du groupe, plus on se croit unique, plus on se prend pour un sujet d’étude palpitant, et plus on s’éloigne de la communauté des humains. Et le danger, c’est qu’en étant séparé symboliquement de l’autre, on ne peut plus réussir à se penser soi-même comme un Homme. On ne peut plus se relier. Et on est piégé à l’extérieur du groupe ! Comme dit Aristote, si on n’appartient pas à la cité, on est une bête ou un dieu, mais pas un Homme. Le recentrage sur soi-même tel qu’on le valorise dans la doxa est déshumanisant au possible. Et c’est pour ça que toute éducation réussie, toute thérapie réussie, tout processus de changement réussi doivent permettre une ouverture vers l’autre, une réinvention de sa place dans le groupe, l’acceptation de sa part d’humanité reliée à celle de l’autre, dans la construction commune de sens.
Nous parlions de changement. Or, l’idée même de changement semble revêtir aujourd’hui une signification étroite, binaire : changer, c’est aller mieux, ou voir son état empirer. Or, changer, ça n’est pas que ça…
Oui, il y a deux façons de penser le changement. Une basée sur la notion de progrès et l’autre sur la notion d’altérité.
Devenir mieux, ou moins bien, c’est penser le changement comme une échelle, cela s’évalue en terme de mesure. Il y a une trajectoire à suivre, des étapes, un point final qui permettrait de dire qu’on est enfin arrivé au top du top de la perfection. Derrière cela se cache un idéal de la transformation contrôlable de l’extérieur. Bref, une négation de tout ce qui nous échappe.
Devenir autre, c’est penser le changement comme un chemin qui s’invente en marchant, imprévisible, incontrôlable, inachevable. Il n’est plus question de mesure et de compétition, c’est une histoire de sens qu’on pose sur ses actes, une façon d’écrire son histoire en relation avec celle de l’autre.
« On ne résiste pas au changement, on se défend du changement imposé par l’autre ! On a des défenses inconscientes, et plus on les agresse, plus elles augmentent. Elles sont la preuve que nous sommes des humains et pas des objets. »
L’idéal occidental du progrès, couplé à une vision linéaire du temps, fait que nous pensons majoritairement le changement comme une échelle. Cela se retrouve partout : dans le système scolaire, dans le culte de la performance sportive, sociale, intellectuelle, dans l’évaluation d’entreprise. Tout le développement personnel est aussi construit là-dessus : cinq étapes pour avoir du charisme au travail, huit leviers de la transformation cosmique, trois semaines pour être enfin en harmonie… Le chiffre, c’est vendeur ! Parce que cela répond parfaitement à tout un univers dans lequel nous baignons depuis toujours, celui de la mesure. Si le changement ne se mesure pas, il n’existe pas, croyons-nous bien souvent ! C’est une façon de considérer l’Homme comme un objet transformable de l’extérieur, qu’on peut prendre dans sa main, qu’on peut entièrement décomposer et recomposer comme bon nous semble, qu’on peut modeler à sa guise et mesurer sous tous les angles. Une vision parfaitement aliénante, et un idéal impossible à poursuivre.
Dès qu’on prend l’Homme pour un objet, il se défend ! Son inconscient se rebelle et bloque la procédure qu’on s’évertue à mettre en place ! Il refuse de se soumettre au changement imposé. Un enfant qui se braque quand on veut lui faire apprendre quelque chose de force, un employé qui somatise parce qu’on l’oblige à effectuer des actes dénués de sens, un sujet lambda qui échoue une fois de plus à mieux gérer sa vie en suivant la nouvelle méthode à la mode… Tous ont un inconscient qui se rebelle, qui échappe au désir de contrôle extérieur, qui manifeste ce qu’Ardoino appelle de la “négatricité”, le fait de se fermer inconsciemment à l’influence de l’autre perçue comme abusive.
Le changement ne se force pas. Il s’accompagne, se stimule, se contient, mais ne se contrôle pas de l’extérieur. Ce qu’on appelle, dans le monde de l’entreprise, la “résistance au changement”, c’est une foutaise de contrôleur : la croyance que l’autre fait exprès de se paralyser et qu’il suffit de forcer un peu pour que ça passe… On ne résiste pas au changement, on se défend du changement imposé par l’autre ! On a des défenses inconscientes, et plus on les agresse, plus elles augmentent. Elles sont la preuve que nous sommes des humains et pas des objets. Mais au lieu d’y voir de l’humanité, on renvoie à celui qui se défend qu’il est un mauvais objet. L’enfant qui refuse d’être gavé de savoir comme une oie est un cancre. L’employé est sous-performant, comme on le dirait d’une machine cassée. Le sujet lambda se juge anormal, faible et tellement décevant face à son nouvel échec. Et pourtant, c’est la preuve de son irrépressible humanité !
Changer, ce n’est pas ça. Ce n’est pas une procédure qu’on applique à l’autre, ou qu’on s’applique à soi-même pour atteindre un objectif mesurable. Changer est un processus, imprévisible et inachevable. C’est ça, être un humain. Avancer sans savoir comment les rencontres et les événements vont nous altérer, modifier notre perception et nous faire créer du sens nouveau. Changer est une affaire de sens. Et le sens se remanie parce que nous allons nous frotter la tête à tout ce qui n’est pas nous. C’est comme ça qu’on devient autre, et cela échappe à toutes les grilles de mesure.
« Il n’est pas question de trouver le juste milieu mais d’arrêter une bonne fois pour toutes de se scruter et de se considérer comme un cas à part, qu’on le juge magnifique ou épouvantable, pour apprendre à se penser comme un sujet parmi les autres. »
Le narcissisme est une boue dans laquelle nous sommes tous englués. Certains s’adorent et semblent passer leur vie à être dans la promotion d’eux-mêmes, tandis que d’autres se haïssent profondément pour des raisons parfois triviales, et il n’y a que rarement un juste milieu.
Le juste milieu, c’est encore de la théorie de la mesure… Il y aurait une échelle de l’estime de soi, entre adoration et détestation de son nombril. Et pendant qu’on se demande de quel côté on penche, et pendant qu’on se liste les qualités ou les défauts afin de se rapprocher du fameux “juste milieu”, on est encore et toujours en train de se regarder. Il n’est pas question de trouver le juste milieu mais d’arrêter une bonne fois pour toutes de se scruter et de se considérer comme un cas à part, qu’on le juge magnifique ou épouvantable, pour apprendre à se penser comme un sujet parmi les autres. Autant digne de respect qu’un autre, ni plus, ni moins. Tous ces discours sur l’estime de soi à retrouver pour être heureux sont des foutaises narcissiques. Se lister les qualités, se rappeler que les autres aussi ont des complexes, c’est toujours une façon d’être dans la comparaison égotique. Qu’on s’adore ou qu’on se déteste, on pose toujours son “moi” comme étant le centre de son monde et son principal objet d’attention. Il n’y a pas de juste milieu du narcissisme, il n’y a que de la pensée humaniste à cultiver : le respect de l’autre et de soi en tant que sujets, qui passe par le fait de laisser son “moi” à sa juste place. C’est-à-dire ailleurs. Peut-être même nulle part !
« Être relié à l’autre est une ressource pour agir et non une entrave. »
Puisque nous parlons de narcissisme, que penses-tu du narcissisme des petites différences ? Ce petit état insidieux qui nous pousse à ne jamais faire l’effort de chercher le plus petit dénominateur commun qui nous permettrait de faire corps avec nos amis, nos camarades politiques, etc. ?
Que cela se nourrit grandement de la croyance d’être unique, d’avoir une essence fixe qu’il faut protéger de la souillure de l’autre, de son altération, que cela traduit un manque cruel de reliance, ce qu’Edgar Morin appelle la reliance, la capacité à être en relation à l’autre, au groupe, au monde. Ce dont nous avons cruellement besoin pour apaiser l’angoisse… Les “narcissiques de la petite différence” tentent de calmer leurs angoisses par la consolidation de leur identité. Quelle soit ethnique, religieuse, sociale, politique, sexuelle ou relève de détails plus communs, les choix alimentaires, vestimentaires… Tout ce qui nous donne le sentiment d’être quelqu’un de différent de l’autre, et nous pousse à parler depuis cette différence, pour la défendre, croyons-nous souvent. Pour la faire voir, surtout. Pour se faire voir, plus précisément. Ou se cacher dans une communauté qui se montrera à notre place. Tout ceci relève d’une même dynamique, se penser en objet, unique ou conforme à la communauté, cela revient au même. On est toujours un objet quand on se liste les différences, ou qu’on liste celles de l’autre.
Devenir sujet, c’est le contraire de ça. Devenir sujet, c’est parler depuis une place d’humain relié à la société des humains. C’est une posture de reliance à l’autre, un dialogue permanent avec le social qui permet de se sentir appartenir au groupe sans fusionner avec lui. On confond être lié et être relié. Le lien attache, entrave, limite. La relation, c’est le contraire… Mais le narcissique de la petite différence ne veut pas qu’on l’entrave dans son illusion d’indépendance. Il n’a pas encore compris qu’être relié à l’autre est une ressource pour agir et non une entrave. Que la relation se réinvente en permanence, et qu’elle nous permet de changer avec la vie qui passe. D’être vivant en somme.
L’idéologie du développement personnel ne s’est jamais aussi bien portée, et les gourous pullulent.
Mon professeur de Sciences de l’éducation disait, et ce fut une révélation pour moi : “Les humains ne se développent pas, ils s’émancipent. Le développement, c’est pour les salades !” (Michel Vial, 2013).
Les théories du développement personnel reposent sur une croyance précise, une certaine philosophie de l’Homme : nous serions des “personnes” avec une personnalité, une essence… Et quand on croit à l’essence, on croit à la transcendance du moi suivant un développement vertical, jusqu’à atteinte d’une sorte de firmament. Cela va ensemble, philosophiquement parlant. Alors on court d’autant plus après certaines valeurs attribuées généralement à l’être : authenticité, bonheur, plénitude… Et cette vision de l’Homme est totalement opposée au discours des Sciences humaines. À savoir que nous sommes fracturés par notre inconscient et jamais vraiment maîtres de nos comportements, que nous sommes en conflit permanent avec le social, que notre rationalité est limitée et donc qu’il ne nous est jamais possible d’être objectifs sur rien… Que le principe même de dynamique consiste à être en questionnement et en création permanente, et que c’est juste tout le contraire de la béatitude à temps plein et d’une quelconque congruence intérieure. Bref, soit on croit aux Sciences humaines et au fait que les humains sont des construits sociaux mal foutus qui essaient comme ils peuvent de faire leur chemin, soit on croit à la philosophie de la transcendance du moi et on adhère aux théories du développement personnel. C’est un positionnement philosophique. Et quand on n’a jamais vraiment pris le temps de se poser la question, on croit généralement à la théorie de l’être et de sa transcendance, puisque c’est celle qui nous est appliquée depuis toujours. « Tu es comme ci, tu es comme ça, tu es capricorne, tu es un matheux, tu as le profil du INTP… » Dès l’enfance, à l’école, en entreprise, partout, on vous liste les caractéristiques, les qualités et les défauts. On vous réduit à un être, toujours limité, et débrouillez-vous pour vivre avec, et surtout, pensez bien à être unique ! Ceux qui croient au développement personnel pensent qu’ils peuvent transcender cet être si imparfait en montant à une échelle. Les autres prennent un autre chemin pour changer, en acceptant l’idée que leur être est une illusion, qu’ils n’ont pas d’essence, et que changer, c’est déconstruire ce qu’ils croyaient pour construire autre chose, à coup d’esprit critique et de création de sens.
Tout cela est une histoire de philosophie du sujet. Et chaque pratique peut être en réalité pensée à l’intérieur de ces deux modèles : je peux pratiquer le yoga parce que je pense que cela m’élèvera vers plus d’harmonie intérieure si je suis bien la méthode. Ou je peux pratiquer le yoga parce que je pense qu’en travaillant mon rapport au corps, je changerai de perception sur les situations et que ça me fera penser et agir autrement. Pareil avec la méditation. Certains pensent qu’en méditant, ils vont devenir pleinement concentrés et plus performants au travail… Ils le pensent parce que certains praticiens vendent leur pratique ainsi, puisque c’est conforme à la doxa, donc à l’attente du plus grand nombre. C’est une façon d’utiliser la méditation comme moyen d’être “mieux”, de monter à l’échelle du développement et du contrôle. Alors que la méditation est à la base une pratique faite pour lâcher prise, soit tout le contraire de la quête de performance. Un outil n’est qu’un outil, tout dépend de la philosophie avec laquelle on le pense.
« Soit on croit aux Sciences humaines et au fait que les humains sont des construits sociaux mal foutus qui essaient comme ils peuvent de faire leur chemin, soit on croit à la philosophie de la transcendance du moi et on adhère aux théories du développement personnel. »
Après, il faut se mettre d’accord sur la définition du gourou. On n’est pas un gourou parce qu’on propose à un public une philosophie de la transcendance de l’être. On peut le faire avec toute la bonne foi du monde et avec une posture de travail aussi saine que possible. Au pire, on est un praticien ayant peu d’esprit critique sur la philosophie qui sous-tend nos actes. C’est très commun, mais ça ne suffit pas pour être un gourou.
On est un gourou parce qu’on présente sa philosophie comme la seule vérité acceptable par opposition au reste du monde, et qu’on se place dans un rapport de séduction perverti avec l’autre, visant à fédérer autour de soi une communauté dont la fascination empêche tout esprit critique. On peut aussi être un professionnel lambda et glisser sur la pente du gourou en se nourrissant de l’amour et de la fascination de l’autre, et agir, non plus pour son bien à lui, mais pour la satisfaction de son propre ego. Les universités sont remplies de profs qui séduisent leurs étudiants au lieu de rester à leur place d’éducateurs, parce qu’ils se laissent tenter par le jeu narcissique. C’est d’une banalité absolue, et tous les professionnels de l’humain sont un jour ou l’autre tentés par cela.
On peut être un praticien du développement personnel sans être un gourou. De même qu’on peut être un professionnel reconnu par toutes sortes d’institutions et se positionner comme un gourou. C’est une histoire de posture et de limites qu’on franchit ou pas en étant conscient de le faire, bien plus qu’une histoire de pratique, de philosophie et d’outils utilisés. Alors oui, il y a des gourous dans le développement personnel. Il y en a aussi chez les psys, chez les éducateurs, chez les profs, chez les médecins… Partout où la relation à l’autre est teintée par la fascination du savoir, le risque de dérives existe. Reste à savoir comment chaque praticien est formé, comment on lui a appris à penser les situations et à identifier les limites à ne pas franchir.
« Le souci, c’est de courir obsessionnellement après le bonheur sans avoir de place, dans une fuite en avant perpétuelle. »
Le maître-mot de l’époque est bien : « Ne soyez pas un perdant ». Ce qui, dit autrement, signifie : « Soyez un winner« . Or, on peut très bien – paradoxalement – aller mal, et s’en trouver fort bien. Certaines dispositions naturelles poussent à ne pas chercher obsessionnellement le bonheur…
Effectivement, tout dépend de l’histoire qu’on se raconte. Aller mal et s’en trouver fort bien, c’est un positionnement de anti-héros. Et pourquoi pas… C’est une place comme une autre, tant qu’on l’assume pleinement. Le souci, c’est de courir obsessionnellement après le bonheur sans avoir de place, dans une fuite en avant perpétuelle. Ça, c’est une belle définition de ce que j’appelle l’aliénation ordinaire. Une course interminable et dénuée de sens.
On peut aussi, très simplement, se rendre compte que le bonheur tel qu’on veut nous le vendre un peu partout est une quête assez vaine, et assez puérile aussi. Apprendre à cheminer, à être créatif et à assumer ses choix, ça ne rend pas béat de bonheur. Mais ça rend vivant, ça permet de cultiver son humanité, et c’est bien assez pour occuper son temps.
« Jouir sans entraves, c’est se placer au dessus du monde, des autres, de tout et ne jamais se sentir concerné par la loi que les autres respectent. »
Slavoj Žižek parle d’une « injonction du surmoi à jouir ». Le néolibéralisme s’étant infiltré partout ; les valeurs transgressives de la gauche ayant parfaitement servi d’alibi moral – la technique du pied dans la porte – aux valeurs de la droite financière, nous voici contraints de « jouir sans entraves ». Est-ce possible, et surtout, est-ce souhaitable ?
Vouloir “jouir sans entraves”, c’est une quête de toute-puissance. Jouir sans entraves, c’est n’avoir aucune limite à sa faim. Et ne pas avoir de limite, c’est une façon de nier l’autre.
Il y a deux options.
Soit on est dans une quête de jouissance sans entraves, toujours décevante, et cela relève d’un souci éducatif. Parce qu’on rejette toutes les limites en bloc, sans avoir compris que certaines étaient structurantes et qu’on en avait besoin pour vivre, pour créer, et pour être dans le plaisir. Le plaisir se partage avec l’autre, il relève de la relation quand la jouissance est individuelle. On a du plaisir avec l’autre mais on jouit seul. Un travail éducatif est nécessaire pour réapprendre à se relier à l’autre, et pour apprendre à respecter les règles qui permettront le jeu commun, l’histoire à inventer, le plaisir.
Soit on jouit pleinement sans entraves, et là, c’est pathologique. C’est même une sacrément bonne définition du pervers. Jouir sans entraves, c’est se placer au dessus du monde, des autres, de tout et ne jamais se sentir concerné par la loi que les autres respectent.
Alors oui, c’est possible de jouir sans entraves. Mais ça coûte très cher. Celui qui est pris dans cette quête, faute d’éducation appropriée, souffre de ne pas connaître le plaisir de la relation à l’autre. Car la jouissance est fugace, jamais à la hauteur de l’énergie qu’on y met, et surtout, elle isole terriblement. La toute-puissance va toujours de pair avec un immense sentiment d’impuissance, c’est le revers de la médaille dont personne ne parle jamais alors qu’on ordonne à la foule de jouir toujours plus. La toute-puissance empêche d’être en relation et dans ce cadre-là, jouir sans entraves est un enfermement permanent du “moi” et cela coûte très cher. De nombreuses dépressions naissent comme cela.
Quant à la jouissance perverse de certains, elle coûte surtout très cher aux autres, ceux qui sont consommés, niés, détruits. Quoi qu’il en soit, jouir sans entraves est une injonction aliénante. Une philosophie de l’isolement, de la négation de l’autre, de la relation empêchée. C’est mortifère au possible.
Balzac faisait dire au personnage de Vautrin, dans Le père Goriot, désireux de s’exiler aux États-Unis, lors d’un échange avec Rastignac : « Il faut vous manger les uns les autres comme des araignées dans un pot, attendu qu’il n’y a pas cinquante mille bonnes places ». Inutile de revenir plus en détail sur le fait qu’il s’agit-là précisément de la matrice même du capitalisme, mais on peut s’interroger sur le fait qu’aujourd’hui, celui qui parviendra à “manger l’autre” semble être celui qui sera le mieux dans ses baskets.
Celui qui mange l’autre… C’est exactement la même histoire que l’injonction à jouir. Consommer de l’autre pour son intérêt à soi, c’est le faire objet, le nier, donc être impuissant à se relier à lui.
Je ne crois pas que celui qui mange l’autre sera le mieux dans ses baskets. Ce serait dire qu’ils sont tous pervers, et ce n’est pas le cas. Il n’y a pas tant de pervers que cela… Il y a surtout des gens ordinaires et sous-éduqués (être performant et instruit, ce n’est pas être éduqué, ça ne suffit pas à être un homme parmi les autres), des gens qu’on fait vivre dans un système pervers qu’ils peinent à comprendre, des gens qui n’ont jamais appris à être en relation avec les autres, qu’on éduque dans le culte du moi et qui en souffrent terriblement sans comprendre ce qui se joue vraiment. Ils sont légion. Ils cherchent des réponses à leur souffrance et c’est pour ça qu’ils vont lire du développement personnel. Parce qu’ils se pensent comme des “moi” pris dans une course qu’ils ne pourront pas tous gagner, qu’ils se pensent comme des objets sous-performants qui doivent tout faire pour ne pas devenir obsolètes et se faire manger par d’autres…
Il ne faut pas oublier une chose : on regarde l’autre comme on se regarde soi. Si on regarde l’autre comme un objet consommable, dont on peut jouir, dont on peut se repaître, c’est qu’on se pense soi-même ainsi. Les gens qui “mangent” ne sont pas plus heureux, ils sont tout autant aliénés, dans le pot avec les autres araignées, et sans avoir choisi d’être là.
Encore une fois, les vrais pervers sont rares. Ceux qui jouissent vraiment de la situation sont rares. Les autres font ce qu’ils peuvent avec ce qu’ils comprennent, avec leurs entraves et leur désir d’exister quand même. Plus ils se questionnent, plus ils s’émancipent, plus ils se relient, et plus ils deviennent des sujets capables de co-construire avec l’autre au lieu de le “manger”.
« Le capitalisme ne veut pas de sujets éduqués et critiques posés en face de lui. Il veut des enfants qui jouissent quand on leur donne un bonbon. »
Michel Clouscard, dans Le capitalisme de la séduction, cherchait à démontrer que le capitalisme s’était évertué à sauvegarder chez l’adulte la pulsion de consommation inhérente à la condition enfantine et à laquelle est directement associée, sitôt assouvie, la sensation de plaisir. Fi du principe de réalité, le principe de plaisir doit toujours, en toute circonstance, être assouvi ; et l’on se trouve dès lors en présence de grands enfants dont les envies sont des besoins, dont les caprices sont d’impérieuses nécessités… Nous ne savons plus gérer la frustration, en somme.
Exactement, mais ce n’est pas le plaisir… C’est la jouissance. C’est la jouissance individuelle et fugace qu’on cherche à entretenir chez l’adulte. Le refus de la règle, de la limite et de la frustration qui permettent d’être sujet parmi les autres. Le capitalisme ne veut pas de sujets éduqués et critiques posés en face de lui. Il veut des enfants qui jouissent quand on leur donne un bonbon, et qui sont isolés dans leur jouissance toujours plus difficile à atteindre, et qui souffrent à l’idée que ça s’arrête. C’est tellement plus facile à manœuvrer. De la jouissance d’un côté, de la peur de se faire dévorer de l’autre, de la philosophie du moi à transcender par dessus, histoire d’entretenir l’illusion qu’on peut quand même un peu contrôler sa vie, et hop. La question du sujet est d’autant plus réglée qu’elle n’existe plus.
Nos Desserts :
- Au Comptoir, on vous parlait déjà du lien avec l’autre comme inhérent au bonheur
- Nous avions interviewé Carl Cederström et André Spicer sur le syndrome du bien-être
- Christopher Lasch avait en son temps étudié le processus de narcissisation dans un essai resté culte : La culture du narcissisme
- Retrouvez Marie-Anna Morand sur son site
Catégories :Société
Excellent article. Merci.
Clair et révélateur!