Si la prostitution est d’après le proverbe un métier préhistorique, en France, c’est seulement sous le Consulat que l’on règlemente le commerce de la chair. Le “French system”, comme on l’appelle alors, va s’étendre à toute l’Europe. Les intellectuels et les politiques s’accordent sur le fait que, certes, les prostituées sont méprisables, mais que la suppression de cette basse caste serait une catastrophe sociale. « La prostituée est indispensable à la cité comme la poubelle à la famille » (Filles de joie et de misère : Histoire des maisons closes, un film de Julia Bracher, Toute l’Histoire, 2018). L’idée prégnante est le caractère irrépressible de la sexualité masculine ; la mise à disposition permanente des femmes permet de canaliser les pulsions et freiner l’homosexualité, une obsession héritée du Moyen Âge chrétien qui encourageait la prostitution pour endiguer les maux de la pédérastie et de la masturbation.
Maisons closes : et au début était Paris
Néanmoins la tolérance vis-à-vis de la prostitution entraîne l’encadrement de la pratique : le racolage ostentatoire dans les rues de Paris (notamment au Châtelet) heurte les bonnes gens et la morale publique. La norme est à la surveillance, l’observation puis le cantonnement. Deux formes sont envisageables : le cantonnement par quartier ou la dissémination dans différentes maisons répandues dans la ville. C’est ainsi qu’émerge la maison close au détriment du “quartier réservé”. Pour les femmes qui ne sauraient trouver une place au chaud dans une maison de tolérance, il reste la possibilité d’être une “soumise”, une professionnelle qui bat le pavé après s’être signalée aux services de police.
Un règlement est mis en place. Les institutions officielles ne font que tolérer le commerce, sans jamais pourtant légiférer. C’est la base du “French system”. Mais au-delà du vide juridique et de l’argent empoché par les tenanciers des lupanars, les bordels racontent surtout une histoire du couple et de la pensée bourgeoise.
« Le bourgeois de l’époque est un être à femmes, depuis sa naissance. »
La lutte sexuelle des classes
La pensée autour de la prostitution doit être reliée à la vision de la sexualité et de la famille empreinte de la conception chrétienne d’une sexualité uniquement perçue comme un acte procréateur, à l’inverse de la civilisation musulmane qui encourage la volupté entre époux mais interdit formellement la prostitution. Une femme “honnête”, une bonne épouse au XIXe siècle, ne peut avoir de désir ou de plaisir ; un certain nombre de pratiques sexuelles est alors fermement interdit à l’époux dans le mariage (sexe anal, sexe oral, positions “non conventionnelles”…).
Le bourgeois de l’époque est un être à femmes, depuis sa naissance. Toute son existence pivote autour d’un élément étranger avec lequel il entretient un lien affectif et/ou charnel puissant, jamais de sa famille et de son rang, toujours une employée de maison ou une intervenante d’origine prolétaire. Ainsi le nourrisson est langé et allaité par une étrangère, l’enfant est entouré et choyé par des servantes, le plus souvent venues des campagnes, l’adolescent peut être initié sexuellement par les domestiques, le jeune homme fréquente les prostituées et il est admis que l’étudiant se monte en ménage avec une ouvrière à l’aiguille ou une lingère. Puis il épouse une vierge. Il y a alors un dimorphisme entre la sexualité masculine et la sexualité féminine. L’homme de la bourgeoisie qui a donc eu ses expériences sexuelles avec des ouvrières est tenté après plusieurs années de mariage par la “fugue sociale” : quitter une sexualité matrimoniale encadrée pour des émotions perçues dans la jeunesse avec les filles du peuple, celles de petite vertu et de basse extraction.
Les épouses bourgeoises perçoivent elles aussi la prostitution comme un mal nécessaire, bien que le recours aux filles de noces soit un tabou absolu. Un certain nombre de femmes mariées préfèrent que leur mari ait recours à une prostituée plutôt qu’à une maîtresse régulière. La prostituée ne met pas en danger le couple, c’est une relation éphémère pour laquelle le bourgeois ne risque à aucun moment de divorcer. La prostituée se retrouve alors affublée d’un rôle social : la consolidatrice de la famille.
Sans foi ni loi, mais avec le sou
Chaque maison est gouvernée par une hiérarchie intangible et universelle. Au sommet de la pyramide, madame la tenancière, personnage charismatique qui régit la maison. Sa principale fonction est de tenir le livre à jour. Dans ce registre soumis à la police, la maquerelle consigne toutes les informations relatives à ses filles. Le registre est paraphé par le médecin tous les quatre jours afin de s’assurer de l’hygiène des prostituées. La tenancière est censée devoir à ses filles le logement, la nourriture, les vêtements, le chauffage, l’éclairage et le blanchissage. Mais en réalité l’habileté de la maquerelle consiste à pousser son employée à contracter des dettes, de sorte que cette dernière ne puisse jamais sortir de l’antre du bordel. Les hommes, eux, n’ont pas le droit de gérer directement l’institution, bien qu’ils soient les propriétaires dans la majorité des cas. L’autre personnage incontournable est la sous-maîtresse, l’adjointe de la tenancière. Elle reçoit le client et l’assiste dans son choix après avoir réuni les “produits” dans le salon.
« La prostituée est immature, refusant le travail au profit du plaisir, n’acceptant de peiner que couchée sur un lit. Naturellement coléreuse, turbulente, gourmande et assoiffée, la voix rauque et l’embonpoint la distinguant des femmes honnêtes. »
La brigade des mœurs, créée en 1901 pour contrôler la prostitution clandestine et les maisons de tolérance, édite une fiche de police pour chaque maison et chaque prostituée : horaires d’ouverture, nombre de passes par fille… Le contrôle permanent et le fichage des femmes coincées dans les lupanars ne leur garantit aucune protection ni aucun droit. Et le jeu de la maquerelle avec les jonglages permanents de dettes les emprisonnent dans un contexte tout de suite moins voluptueux… La réalité des filles en-dehors des heures de travail ne prête guère à la divagation érotique : entassées dans le “poulailler”, les salles exiguës et humides de la maison, elles dorment le plus souvent à deux dans des lits infestés de punaises et ne peuvent quitter les lieux.
À l’opposé des bordels luxueux agencés avec ingéniosité et meublés avec goût se trouvent les maisons d’abattage où les filles sont malades, usées. Il s’agit souvent du dernier lieu de travail des prostituées “d’exception” qui ne sont pas parvenues à passer sous-maîtresse ou à se faire épouser par un riche client. Cette prostitution sans esbroufe permet aux ouvriers de consommer les femmes, l’exploitation sexuelle n’étant pas exclusivement un vice de classe. Si les filles des bordels de luxe tel que Le Chabanais n’ont à assurer que deux passes par jour à trente francs, les filles des maisons d’abattage en subissent trente à trois francs l’unité. Que les clients empreints de scrupules se rassurent, les scientifiques du XIXe ont l’arme radicale pour dédouaner les apporteurs de capitaux en dressant le profil psychologique de la prostituée : « La prostituée est immature, refusant le travail au profit du plaisir, n’acceptant de peiner que couchée sur un lit. Naturellement coléreuse, turbulente, gourmande et assoiffée, la voix rauque et l’embonpoint la distinguant des femmes honnêtes ». Pour résumer : il n’y a pas de mal à se faire du bien avec des femmes dépravées par nature, des femmes de seconde catégorie, voire d’une autre espèce. Un argument qui n’est pas sans rappeler ceux des défenseurs de l’esclavage qui dressaient des profils psychologiques hasardeux des peuples mis à disposition pour justifier leur exploitation. Idem du colonisé, à la même époque.
La prostituée est souvent provinciale, recrutée dès son arrivée à Paris dans les gares par les rabatteurs des maquerelles qui les prennent aussitôt sous leur aile. Le “colis” est aussitôt déposé à la taulière pour inspection. Difficile, elle remplit son établissement selon des critères bien définis : il lui faut des filles saines, pulpeuses, et issues de la “diversité”. Une majorité de blondes, des brunes et au moins une rousse, des caractères différents et dans chaque bordel : une “juive” (ou que l’on appelle ainsi), une fille du Levant et quelques fois une fille noire. Les colonies françaises, notamment l’Algérie, permettent de fournir les établissements parisiens des plus beaux spécimens de toutes les origines ethniques. À l’heure de l’universalisme européen et du monde occupé par quelques pays occidentaux, le complexe de supériorité de l’homme blanc sur le monde se retrouve jusqu’au lupanar.
Au rythme des guerres
Si la société est sens dessus dessous pendant la Première Guerre, le bordel conserve son caractère immuable ; la prostituée est plus que jamais un mal nécessaire. Pour pouvoir exiger le sacrifice du sang à des hommes jeunes coincés dans un conflit qui n’a aucun sens, il est nécessaire pour les pouvoirs publics d’exalter leur virilité, et implicitement leur courage, donc leur aveuglement face à une mort absurde et imminente. Le passage au bordel est obligé pour le permissionnaire, qui se soucie peu de l’exploitation sexuelle des femmes qui vont lui offrir un peu de plaisir avant le retour dans les tranchées.
L’entre-deux-guerres est marqué par un traumatisme collectif rejeté par une volonté d’oubli et de festivités névrotiques. Les années folles libèrent les corps et font progressivement sortir les individus de la dichotomie maman-putain. Les couples s’autorisent des pratiques sexuelles autrefois réservées aux “professionnelles”.
À peine les Allemands font-ils leur entrée dans Paris que l’ordre est donné d’installer des bordels dédiés aux officiers nazis et aux soldats sur l’ensemble du territoire occupé. En France plus qu’ailleurs, les Allemands redoutent le sabotage de leurs troupes par les maladies vénériennes. Cette angoisse hygiénique mêlée au mythe de la pureté de la race germanique pose les bases d’un contrôle sanitaire drastique. Les maisons exclusives pour les Allemands permettent de limiter au maximum les contacts entre les occupants et les citoyennes françaises. À la Libération, le train de vie luxueux des prostituées contraintes de vivre à l’heure allemande laisse planer des soupçons de collaboration : l’épuration sonne le glas des bordels.
La prostitution aujourd’hui
L’hystérie autour de l’affaire Weinstein a laissé émerger un argumentaire en faveur de la prostitution. Si le simple fait de draguer et de chercher une “partenaire” est potentiellement passible d’une amende ou de poursuites judiciaires, la possibilité d’avoir recours à des femmes “toujours” disponibles et consentantes serait une issue envisageable dans une société de plus en plus anglo-saxonne et hypocrite. Plus, la femme, désormais “libre” de vendre ses gamètes ou louer son utérus, peut aussi choisir de tarifer l’accès à ses parties intimes. Dans une logique libérale, la liberté de choix et la liberté de conscience se juxtaposent, comme les débats récents autour de la dépénalisation de la relation sexuelle avec mineur l’illustrent. Ainsi, si un enfant choisit librement d’avoir un rapport sexuel avec un adulte, dans quelle mesure ce choix est-il conscient et éclairé si l’enfant n’a pas le recul nécessaire pour évaluer les conséquences de sa décision ? Le fait d’être libre d’accepter verbalement une proposition rend-elle le choix de l’individu vraiment “libre” ?
« Comme Houellebecq l’avait déjà démontré il y a près de vingt-cinq ans dans Extension du domaine de la lutte, le libéralisme financier conduit à la concentration de la sexualité entre les mains des détenteurs du capital. »
Il en va de même pour la femme sans activité professionnelle, sans ressource financière (la destruction progressive mais continue de l’État social poussant de plus en plus de gens à bout), à charge de famille, isolée (l’atomisation des individus étant une des caractéristiques principales de la société libérale, le marché prétendant remplacer et dépasser les solidarités familiales et locales des sociétés traditionnelles) qui va trouver dans la prostitution le seul moyen de subsistance à sa portée, n’exigeant ni réseau professionnel, ni diplôme, ni apport financier. Une “liberté” de mise sur le marché qui devrait réjouir plus d’un partisan du travail déréglementé. L’argument des partisans d’une légalisation et d’un encadrement de la prostitution pose problème dans un contexte où même une caissière de Lidl peine à défendre ses droits, bien que soutenue par la CGT. Par quelle recette alchimique une “travailleuse du sexe”, probablement d’origine étrangère puisqu’il n’y a pas de raisons objectives pour que la manne des travailleurs importés pour faire baisser le coût de la main d’œuvre fasse exception dans ce secteur particulièrement rentable, pourrait-elle travailler en 2018 dans de meilleures conditions que les jeunes provinciales exploitées dans les lupanars du Paname de la Belle Époque ? Notre époque serait-elle marquée par la probité et la justice sociale ? Quant aux exemples des pro-légalisation (timides maladifs, handicapés, vieux, impotents, personnes souffrant d’infirmités en tout genre, etc.) qui pourraient être les seuls à ne pouvoir compter que sur les prostituées pour avoir une vie physiologique digne de ce nom, auraient-ils les moyens de bénéficier de ce palliatif sans la logique marchande qui régit notre société ? Ou bien la prostitution ne risquerait-elle pas d’être une surenchère de sexualité pour ceux qui ont déjà la possibilité d’avoir des relations sexuelles régulières et variées, sans avoir “naturellement” besoin de recourir aux “filles” ?
Comme Houellebecq l’avait déjà démontré il y a près de vingt-cinq ans dans Extension du domaine de la lutte, le libéralisme financier conduit à la concentration de la sexualité entre les mains des détenteurs du capital. Si la prostitution était vraiment un mal nécessaire et un pacificateur social impératif pour la bonne marche de la société, peut-être serait-il préférable de l’envisager dans une société juste et équitable plutôt que de faire miroiter une vie “facile” à des femmes acculées. Et si la clef résidait aussi dans le fait de ne pas résumer la vie professionnelle de la moitié de la population à caissière ou potiche sous-payée ?
Nos Desserts :
- Au Comptoir, on vous proposait de découvrir la pensée de Michel Clouscard, l’un des premiers à avoir compris le caractère libidinal du “néo-capitalisme”
- Un de nos serveurs, Galaad Wilgos, à propos du manifeste « Touche pas à ma pute »
- « Le désarroi sexuel masculin au XXIe siècle », par Nancy Huston
- Récit d’une rencontre avec « Jürgen, le roi des maisons closes en Allemagne »
- Michéa s’exprime à propos de la prostitution
Catégories :Société
:applause:
La prostitution sera vu un jour comme une pratique barbare de même que nous voyons aujourd’hui les jeux du cirque romains comme une pratique barbare alors qu’à l’époque c’était tout à fait normal.
Avec la société actuelle qui tant à l’hyper sexualisation de la femme et même des jeunes filles, la prostitution et le marchandage du corps de la femme sous toutes ses formes ont encore de beaux jours devant eux.
Impeccable.
Merci beaucoup.
A la lecture de l’article, cela donne à penser que seules les femmes se prostituent et les hommes les seuls clients de la prostitution.
La réalité est bien différente. Il n’existe pas une mais des prostitutions. Par exemple, entre autres, il existe des hommes prostitués (gigolos, escorts-boys) en direction des femmes, pour une clientèle féminine. Il y a aussi une prostitution masculine et féminine de forme homosexuelle. C’est curieux, du côté femme on en parle jamais. Pourtant, elle est bel et bien là. Il y a également des hommes et des femmes qui, sans distinction, se prostituent en direction des hommes, des femmes ou des couples. Et n’oublions pas les trans. La prostitution est multiforme (genres, formes, niveaux).